À une échelle large, le marxisme reste encore aujourd’hui conçu comme un historicisme, autrement dit comme une conception déterministe de l’histoire, un ensemble de lois d’airain qui détermineraient l’inéluctable marche de l’humanité vers les horizons radieux du socialisme.
Une telle vision du « matérialisme historique » – une terminologie qui provient d’Engels et non de Marx – s’est développée, dès la fin du XIXe siècle, dans les différents courants qui se réclamaient du marxisme. Il a toutefois trouvé une expression particulièrement caricaturale dans le petit traité que Staline publia en 1936 sous le titre Matérialisme dialectique et matérialisme historique. Destiné à poser les principes qui devaient préluder à toute approche marxiste orthodoxe de l’histoire, l’ouvrage de Staline fut édité dans toutes les langues, à commencer par le français, puisque le PCF en donna une traduction dès 1937, avec une introduction qui affirmait qu’il s’agissait là d’un ouvrage majeur, dont l’importance pour l’humanité ne pouvait être comparé qu’au Discours de la méthode de Descartes< [1].
Matérialisme historique et stalinisme
Staline y exposait tout d’abord que le marxisme ne devait pas être pensé comme un humanisme, susceptible de fonder le rêve d’une société meilleure, mais comme une « science » dont le parti communiste était le seul héritier légitime. Après ces remarques générales, Staline expliquait que Marx aurait découvert le secret des « lois de l’histoire », en démontrant que l’évolution de l’humanité était fondée sur le développement des forces productives, qui aurait amené toutes les civilisations à passer par cinq stades fondamentaux : la commune primitive, l’esclavage, le régime féodal, le régime capitaliste et le régime socialiste. Par ce texte, Staline s’attachait à démontrer que si la marche vers le socialisme était inéluctable, elle ne pouvait se faire par la révolution permanente, mais par le respect, sous l’autorité du Parti communiste, des « lois naturelles » de l’histoire qui imposaient de ne pas brûler les étapes.
La définition de ces « cinq stades fondamentaux » eut d’autant plus de succès dans les milieux ouvriers qu’elle ne constituait qu’une nouvelle version de l’économisme que les dirigeants de la Seconde internationale avaient développé à la fin du XIXe siècle. Soucieux de rejeter la violence révolutionnaire, ils avaient déjà invoqué les « lois naturelles » du matérialisme historique, en affirmant qu’elles conduiraient d’elles-mêmes l’humanité vers le socialisme, ce qui rendait la révolution superfétatoire. La conception stalinienne de l’histoire ne constituait ainsi qu’une resucée des vieilles lunes du révisionnisme social-démocrate qui, comme l’avait déjà souligné Lukacs [2], visaient à passer à la trappe le caractère éminemment révolutionnaire de la dialectique marxiste.
Sur les sociétés précapitalistes : une nouvelle édition du texte de Maurice Godelier
Les Éditions sociales ont publié en 2022, une nouvelle édition augmentée du recueil de textes de Marx et Engels Sur les sociétés précapitalistes que Maurice Godelier avait fait paraitre en 1970 [3]. Si Maurice Godelier a depuis lors beaucoup évolué, son ouvrage est en revanche resté un classique, dans la mesure où il a constitué une rupture épistémologique au sein du marxisme. Godelier a en effet été le premier à dénoncer à une large échelle « la contrefaçon dogmatique qui passa, pendant toute une époque, pour le marxisme », en affirmant que l’idée que toutes les civilisations humaines aient été amenées à passer par les « cinq types fondamentaux de rapports sociaux » était totalement étrangère à la vision de Marx et Engels. Afin d’en faire la démonstration, Godelier donnait, à la suite d’une longue introduction générale, la totalité des textes écrits par Marx et Engels sur les sociétés précapitalistes. Ces centaines de pages démontraient, sans la moindre ambiguïté, que la pensée de Marx n’avait rien à voir avec la caricature qu’en avait donnée Staline, mais aussi ses épigones qui tenaient à l’époque le haut du pavé.
Maurice Godelier
Dans la préface de la réédition de son ouvrage, Godelier, qui après avoir été militant du PCF l’avait quitté en 1968 lors de l’invasion de la Tchécoslovaquie, rappelle les fondements de cette rupture épistémologique. Il souligne l’importance qu’avaient eue, dans les années 1960, le schisme chinois et les débats que le maoïsme suscitait alors, en particulier au sein du Centre d’études et de recherches marxistes (CERM), un important cercle de chercheurs marxistes en sciences sociales que le PCF avait impulsé pour tenter de contrôler l’éclosion de la pensée critique. L’influence de la révolution culturelle, mais aussi la traduction en 1964 de l’ouvrage de Karl Wittfogel sur Le despotisme oriental [4] , qui avait eu un grand écho chez les marxistes français, avait donné un nouvel essor aux vieux débats qui s’étaient développés à la fin des années 1920, sur la nature de ce que Marx avait appelé « le mode de production asiatique ».
Pouvait-il exister en Asie un autre chemin que celui qu’avaient emprunté les partis communistes européens ? Telle était la question à laquelle avait voulu répondre Staline avec son dogme des « cinq modes de production », qui visait à condamner l’idée que l’Asie aurait pu avoir une histoire et une structure différentes de celle de l’Europe. L’enjeu était alors fondamental, car en affirmant qu’en Chine comme ailleurs la société ne pouvait directement passer du féodalisme au capitalisme, Staline entendait affirmer que le Parti communiste chinois devait s’allier avec les nationalistes bourgeois pour avancer vers la construction du capitalisme, dans la mesure où il s’agissait d’un préalable indispensable à la construction socialiste. En publiant des textes comme la lettre alors peu connue à Vera Zassoulitch, dans laquelle Marx expliquait qu’il était tout à fait imaginable que la Russie puisse passer directement de la commune rurale au socialisme, sans jamais connaître l’expropriation capitaliste, Godelier démontrait que le stalinisme ne constituait qu’une grossière falsification du marxisme.
Le marxisme n’est pas un historicisme
Si les débats sur « le mode de production asiatique » ont aujourd’hui perdu beaucoup de leur actualité, le livre de Godelier reste toutefois d’un intérêt majeur pour les études marxistes. Les textes réunis montrent tout d’abord la richesse de la méthode marxienne qui, loin de constituer une pensée dogmatique, se développait sur le mode de l’hypothèse, construite à partir de faits concrets et non de concepts abstraits. Dans un passage de l’Idéologie allemande, Marx et Engels expliquent ainsi que si la philosophie peut « établir une synthèse des résultats généraux qu’il est possible d’abstraire de l’étude du développement historique des hommes, ces abstractions, prises en soi, détachées de l’histoire réelle, n’ont absolument aucune valeur ». En d’autres termes, Marx considérait que la philosophie de l’histoire ne pouvait se substituer à la connaissance de « l’histoire réelle », avant de conclure que les « abstractions » philosophiques ne peuvent « constituer une recette ou un schéma selon lequel on peut découper les époques historiques ». On ne peut trouver meilleure réfutation de la conception stalinienne de l’histoire.
Parce qu’il partait des faits, Marx a pu emprunter des chemins divers pour élaborer des textes dont la cohérence globale doit donc être retrouvée. Il est ainsi difficile d’analyser comme un tout les Formen, qui constituent le texte historique de Marx le plus développé, et l’introduction à la Contribution à la critique de l’économie politique, deux textes qui datent de la même période mais offrent des clefs de lecture sensiblement différentes de l’évolution historique des sociétés humaines. Il convient donc de traiter avec prudence la pensée historique de Marx, en soulignant que bien que ses textes offrent aujourd’hui encore un remarquable gisement de jugements fertiles et d’approches théoriques fécondes, il serait vain de vouloir y trouver, même à l’état d’ébauche, un système d’interprétation global de l’évolution des civilisations humaines.
Marxisme et féodalisme
Si, à l’exemple de Godelier, les anthropologues de la fin du XXe siècle ont souvent recouru à Marx pour leur approche des sociétés précapitalistes, les historiens n’ont pas été en reste. Quelles que soient les réticences des praticiens de « l’histoire réelle » à se référer à une totalité conceptuelle, le marxisme a joué un rôle majeur dans les études historiques, comme en témoigne la récente publication en open text par l’Atelier du Centre de recherche historique des archives de la Société d’étude du féodalisme [5], un cercle d’études historiques que le PCF avait mis en place en 1970, sous l’autorité de Guy Bois, son principal responsable à la Sorbonne. La publication de ces archives constitue une initiative éditoriale majeure, tant pour les études marxistes que pour la recherche historique, d’autant qu’elle est accompagnée de toute une série de textes et d’interviews dont l’essentiel est inédit. Ces matériaux montrent à quel point les grands noms qui ont fait l’historiographie française de la fin du XXe siècle (Georges Duby, Jacques Le Goff, Emmanuel Le Roy Ladurie, Fernand Braudel, etc.) ont été nourris par le marxisme, qui a inspiré leurs pistes de recherche les plus fécondes, en les amenant à penser une civilisation historique comme une « totalité concrète », où s’entremêlent économie, société, pouvoirs et religion.
Parmi ces travaux, il faut faire une place de choix à la traduction par Alain Guerreau, l’un des médiévistes français les plus féconds de ce dernier demi-siècle, de l’étude publiée en 2012 en allemand par le grand historien marxiste Ludolf Kuchenbuch sur Marx et le féodalisme [6] . Examinant l’ensemble des textes dans lesquels Marx parle du Moyen Âge – et non pas seulement les Formen comme l’avait fait Éric Hobsbawm [7] – Kuchenbuch montre dans cet article que Marx utilisait un vocabulaire flottant, qui l’amenait à qualifier tour à tour la période de « féodale », « germanique », « teutonique » ou « chrétienne-germanique ». Ces imprécisions terminologiques ne signifient toutefois pas que Marx n’avait pas une idée bien précise de la société féodale. C’est d’ailleurs cette compréhension de la société médiévale qui a permis à Marx de rompre avec l’européocentriste, comme l’a récemment montré Kevin Anderson de manière convaincante [8]. Marx connaissait suffisamment bien la société féodale pour comprendre que le concept de féodalisme ne pouvait être pas plaqué sur d’autres civilisations qui, à l’exemple de la Chine ou de l’Inde, disposaient de structures sociales bien différentes. Sa connaissance du Moyen Âge ne pouvait toutefois se fonder que sur l’état alors balbutiant de la médiévistique, ce qui rend certains de ses jugements obsolètes [9]. Ainsi, Marx et Engels ont été influencés par les conceptions, réfutées depuis près d’un siècle, de Von Maurer sur les Markgenossenschaften (les « communautés de marche »), qui avaient amené l’historiographie romantique à penser que les anciens Germains avaient originellement pratiqué une possession communautaire de la terre.
Si Marx s’intéressait de près à l’histoire du Moyen Âge, Kuchenbuch souligne en revanche qu’il n’a jamais cherché à définir la nature du féodalisme et ne l’a abordée qu’au miroir du capitalisme, en faisant du Moyen Âge tout à la fois son antithèse et son origine. Ainsi, c’est lorsqu’il expliquait que le capitalisme avait séparé le travailleur de ses moyens de production, l’État de la société civile, le religieux du politique, que Marx en venait à parler du féodalisme pour expliquer qu’il les avait en revanche tous imbriqués. De la même manière, lorsque Marx évoquait la fétichisation de la marchandise, il constatait que si le capitalisme avait imposé une réification des rapports sociaux pour mieux en masquer la nature, le féodalisme en avait développé une approche transparente, en soulignant que « la dîme à fournir au prêtre est plus claire que la bénédiction du prêtre ». Marx ajoutait que cette transparence des rapports sociaux relevait d’une société où « le catholicisme jouait le rôle principal », une formule qui a grandement inspiré les développements récents de l’historiographie française sur l’Église comme « institution dominante » du féodalisme [10].
Il n’est pas sans intérêt de constater que Marx a d’abord et avant tout évoqué le Moyen Âge dans ses chapitres sur la rente, dans la mesure où il voyait dans ce mode de prélèvement un reliquat du féodalisme, où la plus-value était prélevée sous forme de rente par un propriétaire foncier. L’appropriation privée, voilà ce qui selon Marx distinguait le féodalisme des modes de production « asiatiques », où la rente foncière se trouvait extorquée sous forme d’impôt par l’État. Pour Marx, le féodalisme reposait ainsi sur l’appropriation privée de la terre, à laquelle tout se trouvait subordonné, ce qui explique que le serf était attaché à la glèbe, que la parenté seigneuriale était organisée sur la transmission de la terre ou encore que l’ordre seigneurial était fondé sur l’imbrication du pouvoir politique dans la possession foncière. Cette conception du féodalisme comme une structure où l’homme et la terre ne faisait qu’un est sans doute l’un des héritages de Marx les plus vivants dans l’actuelle historiographie du féodalisme [11].
Laurent Ripart