Pendant quelques minutes, l’agent Engdayete, habituellement si prompte, hésite à mettre en branle son équipe pour réserver un accueil des grands jours à l’homme qui descend déjà les marches du petit coucou ; car, elle sait bien qu’une erreur de sa part pourrait être lourde de conséquences sur le plan diplomatique et qu’elle lui coûterait personnellement ce poste qui colle si bien à son prénom, qui signifie « l’honneur des visiteurs ». Le temps de consulter une seconde fois sa liste des accueils, deux voitures officielles, souvent utilisées par les services de protocole de l’Union africaine, viennent s’immobiliser à quelques mètres du jet privé ; et elle comprend tout de suite qu’elle a tort de se prendre la tête, et que l’accueil de cette personnalité, invité spécial du sommet, ne lui incombe nullement. Elle est soulagée quand elle voit l’invité et son garde du corps embarquer, toujours suivis par ces deux curieuses ombres, dans l’une des voitures qui démarre aussitôt en trombe.
Au siège de l’Union africaine, l’invité spécial emprunte un long couloir, en forme de galerie photographique, avant d’arriver dans la grande salle de conférence de l’Africa Hall où les participants au sommet sont déjà installés. Le couloir est en fait pavoisé de nombreux portraits d’anciens Chefs d’État africains que l’invité spécial s’attarde un bon moment à dévisager un à un. Le parcours de cette galerie suscite chez lui une vive émotion ; car, il ne peut dissocier nombre de ces portraits de l’histoire parfois tragique des personnages représentés. La plupart d’entre eux, élus par leurs peuples ou arrivés au pouvoir par la force, ont été chassés de leurs palais ; et certains même ont été tout simplement tués lors de leur renversement ou de leur détention en prison. L’invité ne se rend pas compte, malgré tout, de la chance qu’il a lui de figurer sur la liste, plutôt courte, des chefs d’État qui ont quitté le pouvoir sans connaitre l’amère expérience d’un coup d’État militaire, d’une insurrection populaire, d’une guérilla ou même d’une défaite électorale.
En Afrique, jusqu’à une date récente, tout chef d’État qui ne meurt pas au pouvoir d’une mort naturelle, est condamné à vivre l’une de ces amères expériences ; sauf à marcher, bien sûr, dans les pas osés de Léopold Sédar Senghor, Amadou Ahidjo ou de Julius Nyerere, seuls à avoir abandonné, de leur propre gré, le pouvoir avant qu’il ne les abandonne. Le pouvoir était comme offert à ses détenteurs en contrepartie d’une grosse humiliation ou d’une tragédie assurée ; et donc chacun se sentait en droit de l’exercer souvent de la façon la plus cruelle, réprimant durement les opposants, piétinant les libertés fondamentales et même pillant allègrement les deniers publics. Le vent de la démocratie libérale représentative, qui a soufflé sur le continent à partir des années 1990, était censé renverser cette tendance lourde ; mais, comme une bonne partie de l’élite civile et militaire est restée attachée à une certaine idée du pouvoir, la saison des coups d’État militaires, des mouvements insurrectionnels et des luttes armées s’est à nouveau réouverte.
Dans le pays d’où il vient et qu’il a dirigé à sa guise pendant des longues années, l’invité spécial est le seul Chef d’État civil à sortir libre du Palais, après une belle cérémonie de transmission pacifique du pouvoir à un de ses plus fidèles compagnons ; et il en a été récompensé d’un prestigieux prix international, dont le jury n’a d’ailleurs tenu compte ni des atteintes graves aux droits et libertés enregistrées sous son règne, ni de la gangrène de la corruption répandue dans le pays. Ce n’était assurément pas suffisant pour lui ; et il l’a exprimé six mois seulement après son départ. Ce jour-là, sur le tarmac de l’aéroport de sa province d’origine où il est accueilli par une foule de partisans, particulièrement heureux de le revoir dans son boubou blanc et sa chéchia rouge, il n’a pas caché ce qu’il ressentait depuis le peu de temps où il est resté, à part quelques sorties à l’extérieur du pays, presque cloitré dans son nouveau bunker au cœur de la capitale.
A la foule de ses supporters mobilisés pour la circonstance, il ne s’est pas gêné à avouer qu’il a ressenti jusqu’à ce jour ce que les Hausas appellent le anago, c’est-à-dire la nostalgie de ce qu’il lui est offert de vivre dans cette localité : un accueil de grand jour, digne d’un président en exercice ou d’un candidat en campagne. Les observateurs avertis ont compris depuis ce jour-là qu’il n’était pas loin d’être atteint de ce que l’un de ses plus célèbres ministres-conseillers désigne sous le vocable de vertigo, « sensation soudaine de tournis interne et externe, souvent déclenchée par un mouvement de tête trop rapide ». Ce terme, très en vogue dans les années 1990, désigne pour le commun, la conduite de tout celui qui, ayant perdu le pouvoir, continue de vivre dans la nostalgie de son ère de gloire et n’arrive pas à se faire à l’idée que les choses ont bien changée. Le vertigo ou anago, c’est ce que l’invité spécial a encore ressenti en ce mois de février à Addis-Abeba, à plusieurs milliers de kilomètres de son pays où beaucoup ont été surpris d’apprendre son voyage.
A son entrée dans la salle des conférences, il trouve l’accueil plutôt glacial pour une personnalité de son rang ; car, même s’il a droit à quelques poignées de main, la plupart des participants sont restés assis à leurs places. L’invité spécial ne montre néanmoins aucun signe d’agacement ; il s’assied, en face de la tribune, à la place qui lui est indiquée par le service de protocole. L’écriteau devant lui porte, en gros caractères, la mention : « CHAMPION » ; et cela lui procure une certaine satisfaction, puisqu’il est au moins reconnu ici comme le champion d’une des plus importantes initiatives de l’organisation continentale. Chez lui, là où même cette initiative a été portée sur les fonts baptismaux par ses pères fondateurs, il faut dire que très peu de personnes, y compris dans les cercles universitaires, sont en mesure d’en expliquer les enjeux. Les gens chez lui savent à peine qu’elle s’inscrit dans le cadre de l’intégration économique à l’échelle du continent ; mais, ils se souviennent toujours de ce fameux sommet pour lequel des sommes folles ont été dépensées pour construire ou rénover à la hâte, salles de conférence, hôtels de luxe, voies expresses, aéroport, villas des hôtes.
Sur les rives du grand fleuve, il vit lui-même, avec sa famille, dans une de ces villas cossues, sous la protection des éléments de la garde présidentielle ; malgré les critiques acerbes, parfois empreintes de jalousie, de tous ceux qui, nombreux, ne supportent pas de le voir bénéficier d’un tel privilège. L’invité spécial est, en effet, le seul ancien Chef d’État du pays à disposer d’une résidence officielle, située à quelques mètres seulement du Palais présidentiel ; et il est également le seul à bénéficier d’une protection spéciale assurée par un contingent de la garde présidentielle, y compris lorsqu’il est en vacances dans son village à quelques centaines de kilomètres de la capitale. La villa de l’invité spécial est aussi un centre important de pouvoir dans le pays : elle ne désemplit pas, jour et nuit, de visiteurs locaux et étrangers de divers rangs, politiciens et commerçants, hauts cadres civils et militaires, qui viennent tantôt le flatter, tantôt solliciter ses interventions et parfois dénigrer simplement son compagnon de trente ans qui tient les rênes de l’État.
Au cours des dernières années, la résidence de l’invité spécial s’est imposée aussi comme une officine diplomatique informelle ; car, il y reçoit régulièrement des hautes personnalités étrangères en visite officielle dans le pays. Le dirigeant de la plus grande organisation mondiale, les Nations unies, est lui-même venu lui présenter ses hommages dans cette villa ; et au sortir de l’audience, il a annoncé au monde entier la désignation de l’homme qui l’a reçu en qualité de président d’un panel de haut niveau sur la sécurité et le développement dans la région. L’invité spécial, qui n’est pas homme à se laisser dévier de ses propres plans, sait que toute cette sollicitude ne vise qu’une seule chose : l’occuper avec des missions extérieures et l’éloigner du pouvoir chez lui. Les propos élogieux de ses interlocuteurs étrangers à son endroit l’ont parfois même agacé ; car, ceux qui saluent en lui le démocrate qui s’en est tenu à ses mandats, ne cachent jamais aussi leur haute estime de son successeur. Bien entendu, ils pensent très bien faire en appréciant positivement son successeur ; mais, l’invité spécial ne supporte pas ces compliments qui placent quelqu’un d’autre à son niveau.
Jusqu’à une date récente, ses interlocuteurs étrangers, fascinés par le mythe de l’exception qu’incarne ce pays à leurs yeux, ne l’ont point compris ; car, même lorsque des bruits de bottes sont venus les tirer de leur sommeil, c’est chez lui qu’ils ont encore accouru pour sauver la situation. Ce jour-là, ils ont tous compris, à leurs dépens, que pendant des années, ils n’ont fait qu’aiguiser sa jalousie en chantant, sur tous les tons, les éloges de ce successeur qui s’est pris à croire qu’il peut mieux faire que son mentor et qui se plait à parler souvent à ses ennemis jurés. L’invité spécial, connu pour être un homme loyal et altruiste, en tout cas envers ses plus proches, a manqué pour une fois à sa réputation ; et il s’est même investi, comme le prétendent certains, à couler son fidèle compagnon de trente ans, séquestré dans sa résidence par des hommes censés assurer sa sécurité. Le réveil a été particulièrement brutal pour tous ses amis, à l’intérieur comme à l’extérieur du pays ; ils ont réalisé grâce à lui que la loyauté pour une bête politique comme lui n’a de sens et d’importance que quand elle sert à atteindre des objectifs de pouvoir.
A Addis-Abeba, les deux curieuses ombres, qui suivent de très près l’invité spécial depuis l’aéroport d’où il a embarqué, notent, avec surprise, que personne, pas même un journaliste, n’ose aborder avec lui ce sujet ; et elles se demandent si l’invité comprend bien l’attitude de toutes ces éminentes personnalités qui lui serrent la main, sans même daigner s’enquérir de la situation difficile que vit son pays ou simplement lui exprimer de la compassion pour l’épreuve qu’il endure personnellement. Ces personnalités sont bien au courant que « le Petit prince » et « l’Acolyte de toujours », qui sont des êtres très chers à l’invité spécial, croupissent en prison depuis des mois ; mais, elles font semblant de ne rien savoir du tout, moins vraiment par manque d’empathie que par souci d’éviter que l’invité spécial, qu’elles tiennent certainement pour responsable de cette situation, ne se sente mal à l’aise. « Les politiques sont assurément cyniques et hypocrites », s’écrit l’une des deux curieuses ombres ; tandis que l’autre s’évertue, en vain, à lire sur le visage de l’invité spécial un signe de déception.
Quelques instants après l’ouverture de la session, quand l’invité spécial prend enfin la parole pour présenter son rapport, les curieuses ombres se dissipent lentement ; elles s’envolent finalement, à la fois surprises et satisfaites, vers les rives lointaines du grand fleuve où le voyage nocturne de l’invité spécial fait l’objet des plus folles spéculations. La sortie de l’invité spécial du territoire national, pour la première fois depuis que le pays est passé sous contrôle des militaires, était inattendue ; car, pour nombre de ses compatriotes qui rêvent de le voir mis aux arrêts, les « patriotes » ne le laisseraient jamais sortir du pays, au risque de confirmer toutes les rumeurs le présentant comme le cerveau même de leur coup. La confirmation de son déplacement par les curieuses ombres de retour d’Addis-Abeba a fait l’effet d’une douche froide dans certains milieux de la capitale ; même si beaucoup ont été consolés et soulagés par les images de l’invité spécial lisant son rapport, assis en face de la tribune officielle tel un candidat à l’oral du baccalauréat. Le voyage d’Addis-Abeba n’a donc pas été un sacre pour l’invité spécial : il a été plutôt une occasion pour lui d’être face à sa propre conscience.
Sur le chemin de retour, dieu seul sait combien de fois il s’est interrogé sur son propre devenir dans l’ambiance qui règne dans son pays où quelques malins cherchent à détourner à leur profit la révolution patriotique qu’il a suscitée. Les révolutions, il le sait bien depuis ses années d’étudiant marxiste, dévorent souvent leurs enfants ; et plus encore ceux qu’elles ne peuvent pas reconnaitre sans apparaitre elles-mêmes comme une supercherie politique visant la restauration de l’ancien ordre. L’invité spécial, qui est l’un des hommes politiques les plus doués de son pays, est conscient du risque qu’il court ; mais, il sait que si son intelligence et sa connaissance des hommes ne le sortent pas d’affaires, la stupidité et la naïveté des autres viendront certainement à son secours. L’invité spécial, qui sait parfaitement que « seul le pouvoir révèle l’homme », comme le dirait Spinoza, n’est pas du genre à faire confiance aux hommes : il fait partie de cette espèce très rare d’hommes politiques qui ne font confiance qu’à leurs propres ressources et savent exploiter les faiblesses des autres.
Au cours de ces derniers mois, l’invité spécial a administré à tout le monde une magistrale leçon de philosophie politique, en prenant à rebours la maxime de Spinoza qui soutient que « seul le pouvoir révèle l’homme » ; car, instruits par son exemple, beaucoup savent à présent que la part sombre de l’homme que l’exercice du pouvoir n’a pu révéler, peut aussi s’étaler au grand jour lorsqu’il en vient à le perdre ou à s’en éloigner. Les compagnons proches de l’invité spécial, à commencer par son successeur, sont les premiers à apprendre la leçon ; et ils se souviennent maintenant de la petite phrase, prémonitoire, d’un journaliste étranger, familier des milieux du pouvoir africain : « les histoires de succession ne sont jamais des contes de fées ». La mise en garde de ce journaliste n’a pas été seulement ignorée par le successeur de l’invité spécial et ses partisans ; ils ont surtout déployé beaucoup d’énergie à expliquer qu’une telle mise en garde ne peut relever elle-même que du désir malveillant de voir se briser l’amitié et la camaraderie liant les deux compagnons.
Aujourd’hui, le successeur de l’invité spécial, presque totalement coupé du monde extérieur, fulmine de colère dans la solitude de sa résidence-prison ; et il se demande comment il a fait pour croire en l’amitié de cet homme pour l’ascension duquel il s’est tant investi. Cette amitié, il la croyait solide ; il sait maintenant que ce n’est pas le cas. L’invité spécial ne semble guère d’ailleurs se préoccuper de son sort ; il est tout occupé à reconstruire sa propre réputation ternie par cette histoire. Le séjour à Addis-Abeba a été certainement l’occasion pour lui de raconter à ses interlocuteurs sa version des événements en cours dans son pays. Les curieuses ombres, qui l’ont suivi tout au long de son voyage, n’ont rien su des coulisses du sommet ; mais, il semble que l’invité spécial s’est entretenu avec plusieurs hautes personnalités, soucieuses de voir son pays sortir de l’impasse. Comme chacun peut l’imaginer, il a dû se défendre, démentir tout ce qui se raconte sur lui, se poser lui-même en victime ; et peut-être aussi charger son successeur.
A son retour chez lui, l’invité spécial affiche en tout cas l’air de quelqu’un qui a gagné déjà une bataille importante ; mais, il lui faut encore s’assurer que son successeur sera seul à payer pour toutes les dérives observées au cours de la décennie passée. La seule bonne nouvelle, c’est que beaucoup de ceux qui réclament sa tête sont aujourd’hui gagnés par une sorte de résignation ; et il en a pris toute la mesure à travers des posts qu’il a pu lire sur les réseaux sociaux où certains de ceux qui réclamaient véhément son arrestation, plaident à présent pour un raidissement du pouvoir contre toutes les voix critiques. Ce revirement ne le surprend guère ; et, il est même très sûr d’en tirer un certain profit. La dictature patriotique que certains souhaitent voir s’instaurer dans le pays, ne lui fait aucunement peur ; car, comme beaucoup, il sent qu’elle brisera encore plus ses ennemis, anciens et nouveaux, et laissera prospérer les bonnes affaires en or, jaune et noir, de ses proches.
Dans les jours prochains, il n’est pas exclu que l’invité spécial envisage d’autres déplacements ailleurs, peut-être à New York, au siège de la plus grande organisation mondiale ; car, là-bas aussi, il a un rapport, très important, à rendre à celle-ci sur la sécurité et le développement dans cette région dont peu de personnes peuvent mieux expliquer que lui les soubresauts qu’elle vit. Le long voyage à New York, cette fois-ci sans le traditionnel détour par Paris, cette ville lumière qu’il aime tant, promet d’être le plus riche en enseignements de sa carrière. Son rapport sur la région, qui est déjà bien ficelé, promet de faire l’effet d’une bombe, avec des révélations inédites sur les logiques et dynamiques endogènes qui sous-tendent le revirement stratégique inattendu de certains hauts dirigeants civils et militaires sahéliens, pourtant connus pour être des alliés les plus fidèles de l’Occident impérialiste. Les dirigeants des cinq pays membres permanents du Conseil de sécurité réaliseront ce jour-là que même leurs agents les plus zélés savent ruser avec eux ; et s’ils sont conséquents avec eux-mêmes, ils devront simplement remercier l’invité spécial pour leur avoir enseigné que les agents les plus zélés ne le sont pas par vocation, mais par intérêt.
Moussa Tchangari
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