On peut comprendre que beaucoup de Français d’origine arménienne se réjouissent de cette reconnaissance du courage du « groupe Manouchian ». On est cependant en droit de se demander ce que Missak Manouchian, antifasciste apatride, aurait lui-même à dire de cet hommage décidé en même temps que la remise en cause du droit du sol et l’attaque sans précédent à une conquête centrale des salarié(e)s, une retraite digne. Le rappel du contexte historique du véritable engagement de Missak et de sa compagne Mélinée par les historiens Astrig Atamian, Claire Mouradian et Denis Peschanski est certainement bienvenu [1].
Né en 1906 au sein de l’Empire Ottoman, Missak a perdu ses parents à l’âge de neuf ans pendant le génocide (1915). L’éphémère république arménienne de 1918-1920 dirigée par les Dashnaks (parti social-démocrate nationaliste arménien), et agrandie par le traité de Sèvres, fut abandonnée par la France et la Grande-Bretagne.
Ce qui restait d’un semblant d’Arménie fut récupéré par l’Armée rouge à l’époque où Lénine défendait encore le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. La soviétisation d’une partie de l’Arménie apparait alors comme une garantie de survie, éveillant même de l’enthousiasme, y compris parmi des artistes et intellectuels célèbres comme les poètes Avetik Isahakyan et Yeghishe Charents (plus tard beaucoup d’entre eux seront victimes des purges staliniennes). Arrivé en France en 1924, Missak, qui s’adonne à la poésie et gagne sa vie comme ouvrier, se rapproche du mouvement communiste dès le début des années 30.
En février 1934, Missak ressent en chair et en os la menace fasciste, mais il est aussi témoin de la formidable réponse unitaire de la classe ouvrière qui dépasse les appareils des partis, posant les bases du grand espoir que deviendra le Front populaire.
C’est dans ce contexte que Missak, Mélinée et l’écrivaine Louise Aslanian, entre autres immigrés arméniens, s’engagent au sein de la HOK (comité de secours pour l’Arménie, créé en 1921 pour établir des liens entre l’Arménie soviétique et la diaspora arménienne, puis dissous en 1937 à cause des purges) et au PCF, et plus tard à la résistance armée à l’occupation nazie.
D’après Mélinée, le couple vit ce dernier engagement comme un acte de solidarité en particulier à l’égard des juifs persécutés, comme les Arméniens l’avaient été auparavant. Dans sa lettre d’adieu à Mélinée écrite quelques heures avant son exécution (21 février 1944), Missak proclame qu’il meurt « sans aucune haine contre le peuple allemand ». Il est convaincu que la libération qui approche sera pour toute l’humanité.

Photo : Groupe d’Arméniens en région parisienne au milieu des années 30. On y reconnaît Missak et Mélinée (2e rang, 3e et 4e à partir de la gauche) et Arpiar et Louise Aslanian (1er rang, 4e et 5e à partir de la gauche).
Il faut attendre en 1955 le poème de Louis Aragon « Strophes pour se souvenir » inspiré par la lettre d’adieu de Missak, et la mise en musique de ce poème par Léo Ferré « L’Affiche rouge » en 1959 [2], pour que soit enfin reconnue l’importance des FTP-MOI de la région parisienne (ou « groupe Manouchian ») au sein de la Résistance. Jusque-là, le PCF, encore très stalinien, avait minimisé le rôle des étrangers. Plus tard, dans le documentaire « Des terroristes à la retraite » (1983), Mélinée accuse le PCF d’avoir sacrifié le groupe, tout en maintenant des liens avec le parti jusqu’à sa mort (1989).
Il faut attendre 2001 pour que soit enfin reconnu en France le génocide grâce à la détermination de nombreux arméniens-français comme Claude Mutafian et Charles Aznavour (proche de Mélinée). Un des survivants du groupe, Arsène Tchakarian (1916-2018), rappellera sans cesse l’extraordinaire fraternité entre républicains espagnols, antifascistes italiens, juifs de l’Est et rescapés arméniens, qui existait au sein du groupe [3]. C’est sans doute cet exemple de solidarité au-delà des origines et des frontières contre le fascisme qu’il est surtout opportun de célébrer.
Rémy Kachadourian
Notes :
[1] Manouchian : Missak et Mélinée Manouchian, deux orphelins du génocide des Arméniens engagés dans la Résistance française. Astrig Atamian, Claire Mouradian, Denis Peschanski. Textuel, 2023. http://www.editionstextuel.com/livre/manouchian.
[2] « L’affiche rouge » interprétée par Monique Morelli : https://www.ina.fr/ina-eclaire-actu/video/i05201797/monique-morelli-l-affiche-rouge.
[3] L’Institut National de l’Audiovisuel (INA) dispose de plusieurs interviews de Mélinée et d’Arsène, dont celle-ci : https://www.ina.fr/ina-eclaire-actu/video/i23159860/l-affiche-rouge.