Alors que 2023 a été l’année la plus chaude jamais enregistrée, TotalEnergies a annoncé ce matin un bénéfice net record de 19,8 milliards d’euros pour cette même période.
Ces profits historiques, en hausse de 4 % par rapport à ceux déjà hors normes enregistrés en 2022, ont été engrangés grâce à la « croissance des hydrocarbures, en particulier du gaz naturel liquéfié (GNL) et de l’électricité », s’est félicité Patrick Pouyanné, le PDG de la firme. Cette progression est toutefois en trompe-l’œil puisque la multinationale avait dû en 2022 provisionner une quinzaine de milliards d’euros après son retrait de ses activités en Russie.
Tandis que la France dénombre 12 millions de précaires énergétiques et que de nombreux ménages ont vu leurs factures d’énergies exploser, TotalEnergies ne s’est donc jamais aussi bien portée, et ce alors que la multinationale émet autant de gaz à effet de serre que l’ensemble des Français·es.
La raffinerie TotalEnergies de Leuna, dans l’est de l’Allemagne, le 20 octobre 2023. © Photo Hendrik Schmidt / DPA via AFP
Depuis que Total a changé son nom en TotalEnergies, en 2021, afin d’acter sa « transformation en compagnie multi-énergies »,le fleuron industriel français se vante d’être un acteur incontournable de la transition énergétique. Dernier grand geste « vert » en date : en juillet 2023, le groupe a racheté pour 3,8 milliards d’euros la société de production d’énergies renouvelables Eren.
« Le plus injuste, c’est de nous reprocher de ne pas être engagés dans la transition énergétique, et de nous accuser de greenwashing », s’était encore ému à l’été 2023 Patrick Pouyanné dans les colonnes du Journal du Dimanche.
Mais les comptes présentés ce matin par TotalEnergies dévoilent une toute autre réalité. Les investissements dans les énergies vertes demeurent dérisoires, le groupe préférant cajoler ses actionnaires en s’engageant à augmenter son dividende de 7,1 % pour l’exercice 2023. Comme le précise Lucie Pinson, directrice de Reclaim Finance, « ce ne sont pas moins de 16,6 milliards de dollars qui sont allés aux actionnaires en 2023, alors que seuls 5,5 milliards de dollars ont été investis dans sa branche électricité ».
En somme trois fois plus d’argent a été alloué pour les actionnaires que pour les investissements que TotalEnergies considère comme « bas carbone » − les énergies renouvelables et l’électricité produite à partir de centrales à gaz fossile.
« En rétribuant grassement ses actionnaires, TotalEnergies s’assure de les fidéliser en dépit de la pression croissante que la société civile exerce sur la multinationale en appelant à la fin des investissements dans les énergies fossiles au nom de l’urgence climatique, analyse Edina Ifticène, chargée de campagne énergies fossiles à Greenpeace France. Qu’on ne s’y trompe pas, après cent ans d’activités à dérégler le climat en forant toujours plus de pétrole ou de gaz aux quatre coins du monde, TotalEnergies continue à miser sur la rentabilité des énergies fossiles. »
Une vingtaine de nouveaux projets fossiles en 2023
Dans son dernier plan climat en date de mai 2023, TotalEnergies ambitionne d’atteindre la neutralité carbone en 2050. Mais dans les faits, le groupe prévoit d’augmenter d’un tiers sa production de gaz d’ici à 2030, sans réduire significativement sa production de pétrole. À cet horizon, 70 % de ses investissements resteront fléchés vers le pétrole et le gaz.
Ce faux virage vert s’est confirmé à l’occasion de sa « Journée investisseurs » qui s’est tenue à New York en septembre : la firme a informé, au grand dam des scientifiques, qu’elle allait « augmenter [sa] production d’hydrocarbures de 2 à 3 % par an » d’ici à 2028.
Mediapart a dénombré que le groupe avait, rien qu’en 2023, acté, lancé ou étendu vingt-deux nouveaux projets ayant trait à l’extraction d’énergies fossiles. Un développement à rebours des recommandations de l’Agence internationale de l’énergie (AIE) qui martèle depuis 2021 qu’aucun nouvel investissement dans de nouveaux gisements fossiles ne doit être approuvé, afin de freiner l’emballement du climat.
De même, alors que la combustion de charbon, de pétrole et de gaz est à l’origine d’environ 90 % des rejets mondiaux de CO2, le dernier rapport de synthèse du Giec de 2023 rappelle que les émissions projetées des infrastructures fossiles existantes nous amènent déjà vers une trajectoire dépassant l’objectif de + 1,5 °C de réchauffement.
Par ailleurs, sur la vingtaine de nouveaux projets fossiles de TotalEnergies en 2023, nombre se sont focalisés sur le gaz naturel liquéfié − GNL, du gaz passé à l’état liquide afin de le rendre transportable par navire. Sa production a augmenté de 9 % sur l’année. Pour exemple, en octobre 2023, le géant qatari QatarEnergy et TotalEnergies ont signé des accords pour fournir jusqu’à 3,5 millions de tonnes par an de GNL à la France d’ici deux ans. Le contrat d’approvisionnement courra jusqu’en 2053.
Problème : alors que le groupe tricolore estime que le GNL est une « énergie de transition », car moins émettrice que le charbon ou le pétrole, un nombre croissant d’études scientifiques pointent que le gaz naturel liquéfié peut se révéler aussi néfaste pour le climat que le charbon, de par ses émissions de méthane − un gaz à effet de serre beaucoup plus puissant que le CO2.
Cette stratégie d’expansion pétrogazière de la multinationale est tellement en contradiction avec les engagements climatiques de la France que, depuis fin janvier, TotalEnergies est l’objet d’une commission d’enquête sénatoriale pilotée par l’écologiste Yannick Jadot.
Des superprofits qui échappent à l’État français
Les superprofits fossiles de TotalEnergies seront-ils taxés par l’État français ? Comme l’a déjà souligné Maxime Combes, économiste à l’Observatoire des multinationales et spécialiste des questions climatiques, TotalEnergies n’a pas payé d’impôts sur les sociétés en 2019 et 2020 car l’entreprise localise ses profits hors de France. Ses bénéfices les plus importants sont domiciliés dans les pays de production de TotalEnergies, à l’instar de l’Angola.
« Isabelle Patrier, directrice du groupe, a reconnu au printemps dernier que le groupe n’avait pas non plus payé d’impôts sur les sociétés en France sur son exercice 2021, malgré ses 14 milliards d’euros de profits, explique à Mediapart Maxime Combes. En 2023, TotalEnergies dit payer 2 milliards d’euros d’impôts et de cotisations en France, mais 85 % correspondent aux cotisations sur les salaires de ses employés. On ne compte que 320 millions d’euros d’impôts sur les bénéfices et de taxe de solidarité sur l’électricité, ce qui est peu au vu des profits hors normes du groupe. »
C’est que si l’Espagne, l’Italie ou le Royaume-Uni ont instauré une taxe exceptionnelle sur les profits des pétroliers, Bruno Le Maire, ministre de l’économie désormais en charge de la transition énergétique, s’obstine depuis l’automne 2022 à refuser de taxer les bénéfices des compagnies fossiles, à contre-courant des recommandations de l’ONU et de la Commission européenne.
À la vingt-huitième conférence internationale sur le climat (COP28) de Dubaï, TotalEnergies a signé le 2 décembre dernier la « Charte de la décarbonisation du pétrole et du gaz ». Depuis, la multinationale a lancé quatre nouveaux projets d’expansion pétrogazière et prévoit d’acquérir un navire de forage en eaux ultraprofondes. Et, comme un signal pour rassurer ses actionnaires, TotalEnergies a annoncé mercredi matin, juste après la publication de ses résultats, le démarrage d’un nouveau champ d’hydrocarbures au Nigeria.
Mickaël Correia