« Son père lui manque tellement. Ma fille est encore petite, c’est vrai, elle ne parle pas vraiment, mais elle répète “baba, baba” dès qu’elle voit quelque chose qu’elle aime. » Baba signifie « papa » en arabe. C’est le premier mot que la fille de Fairouz* – le prénom a été changé – a prononcé avant la mort de son père.
Depuis Rafah, au sud de la bande de Gaza, par message audio, la mère de famille s’excuse de mettre autant de temps à nous répondre. Toujours cette connexion internet si lente, si instable dans l’enclave palestinienne, soumise à un siège total.
« Ce n’est pas facile de vivre depuis la mort de mon mari. On prenait soin de notre fille ensemble. Je ne pensais pas devoir un jour élever seule une orpheline », confie la Palestinienne. Avant le 7 octobre, cette jeune veuve vivait à Gaza City, dans un appartement au dernier étage d’un immeuble proche de la mer, avec une cuisine, un salon à la décoration ultramoderne. Depuis sa terrasse, les couchers de soleil offraient une pause, une respiration, au cœur d’une bande de Gaza où la densité de population est l’une des plus élevées au monde.
Des femmes regardent depuis les fenêtres d’un bâtiment adjacent à une zone touchée par un bombardement israélien à Rafah, dans le sud de la bande de Gaza, le 7 février 2024. © Photo Said Khatib/AFP
Son mari a été tué par une frappe aérienne israélienne quelques semaines après le déclenchement de la guerre. Elle était avec lui ce matin-là. Elle a survécu avec sa fille qui n’avait pas un an à l’époque. « C’est très difficile d’être une jeune mère. Parce que la guerre vous prend toute votre énergie. La peur de perdre son bébé dans une frappe aérienne nous paralyse », ajoute Fairouz, la voix tremblante.
Selon l’ONU, près d’un million de femmes et de filles ont été forcées de quitter leurs logements. Elles vivent désormais dans des appartements surpeuplés, des écoles de l’ONU transformées en refuges, sous des tentes ou même dans les couloirs des derniers hôpitaux devenus eux aussi des camps de déplacé·es. Jamais les femmes gazaouies n’avaient fait face à autant de défis au quotidien.
Piliers de la société palestinienne, elles ont un rôle essentiel dans les familles. « Les femmes ici gèrent beaucoup de choses. Elles s’occupent des enfants, de la maison mais aussi des personnes âgées. Et ce sont elles qui font aujourd’hui la queue pour avoir de l’eau, ou une bouteille de gaz », raconte Asma, depuis Rafah. Une charge mentale insoutenable, après plus de quatre mois de guerre. Dans un récent communiqué,
Des colis alimentaires qui n’arrivent pas
Les récits des futures mères qu’a pu recueillir Mediapartracontent un cauchemar sans fin. Au début du conflit, selon l’ONU, 50 000 Palestiniennes étaient enceintes. Près de 180 mettent au monde un enfant chaque jour. « J’angoisse pour mon accouchement. Comment cela va-t-il se passer ? Est-ce que j’aurai un docteur à côté de moi ? Est-ce qu’il y aura encore un hôpital debout pour me prendre en charge ? », s’inquiète Nora* – son prénom a été modifié.
Elle vit dans une tente à Nuseirat avec ses trois premiers enfants. Chaque jour, elle doit trouver des vivres, puis manger à même le sol. La nuit, les températures descendent très bas. L’air est humide. Il pleut régulièrement sur la bande de Gaza. La boue s’est incrustée partout ces dernières semaines. Et dans les magasins encore ouverts, les prix des denrées alimentaires se sont envolés.
Les États-Unis ont menacé samedi de bloquer une nouvelle fois un projet de résolution du Conseil de sécurité de l’ONU appelant à un « cessez-le-feu humanitaire immédiat » à Gaza. Après des semaines de discussions, l’Algérie, qui avait lancé cette initiative après la décision fin janvier de la Cour internationale de justice appelant Israël à empêcher tout acte éventuel de « génocide » à Gaza, a demandé un vote pour mardi matin, ont indiqué plusieurs sources diplomatiques à l’AFP.
La dernière version du texte vue par l’AFP samedi « exige un cessez-le-feu humanitaire immédiat qui doit être respecté par toutes les parties », alors que l’offensive israélienne à Gaza a fait 28 858 morts, en grande majorité des civils, selon le ministère de la Santé du Hamas. Le projet de résolution « refuse le déplacement forcé de la population civile palestinienne » et demande l’arrêt de cette « violation du droit international ». Il demande à nouveau la libération de tous les otages.
Comme de précédents textes fustigés par Israël et les États-Unis, il ne condamne en revanche pas l’attaque sans précédent du Hamas du 7 octobre contre Israël qui a entraîné la mort de plus de 1 160 personnes, en majorité des civils. L’ambassadrice américaine à l’ONU Linda Thomas-Greenfield a dénoncé samedi dans un communiqué la décision de l’Algérie de mettre le texte au vote, répétant que cela pourrait « aller à l’encontre » des négociations diplomatiques en cours.
Reste l’aide humanitaire pour Nora et ses enfants. Des colis alimentaires qui entrent au compte-gouttes dans l’enclave palestinienne et restent très insuffisants : la plupart sont distribués dans la ville surpeuplée de Rafah, à la frontière égyptienne. Très peu parviennent jusqu’à Nuseirat, plus au nord. « Comment est-ce que je vais pouvoir allaiter ? Où est-ce que je vais trouver des couches ? On vit au jour le jour, parfois on nous apporte des boîtes de conserve. Mes enfants ont déjà beaucoup maigri. On ne trouve pas toujours de l’eau potable. Mais on n’a pas le choix, c’est comme cela qu’on vit maintenant. »
Plus la guerre dure, plus les hôpitaux encore en activité sont débordés. Les blessés des bombardements affluent et au milieu, dans ce chaos, des femmes viennent donner la vie. « Depuis le début du conflit, dans notre maternité, nous avons mis au monde 2 739 bébés », expliquait fin janvier le docteur Marwan Nasser. Il est directeur de l’hôpital Al-Awda à Nuseirat. « Chaque jour, une cinquantaine de femmes enceintes arrivent. C’est beaucoup plus que d’habitude. Nous avons dû pratiquer près de 950 césariennes en urgence. »
Quelques heures après l’accouchement, les mères et les bébés doivent quitter l’hôpital. Beaucoup retournent dans des tentes où les conditions d’hygiène sont désastreuses. Il n’y a pas de place dans les maternités pour le suivi postnatal du nouveau-né et celui de la maman, même pour celles qui ont accouché par césarienne. Plongées dans un désastre humanitaire, certaines font aussi des fausses couches. Les nouveau-nés prématurés sont, eux, maintenus en vie dans des couveuses où les docteurs sont obligés de les entasser à trois ou quatre.
Le docteur Zouhair Lahna ne parvient pas à sauver toutes les patientes qu’il prend en charge à l’hôpital de Rafah, dernier établissement mère-enfant de la ville. L’obstétricien marocain est parvenu à entrer dans la bande de Gaza le 20 janvier dernier avec l’association de médecins PalMed.
« Une jeune de 24 ans, diabétique, a perdu son bébé à 7 mois de grossesse. J’allais lui faire une césarienne pour sortir le fœtus mort. Elle me semblait aller mieux. Et puis son état s’est dégradé d’un coup. Le service de réanimation n’avait pas le traitement pour la sauver, raconte d’une voix épuisée le médecin contacté par WhatsApp. Cela m’a choqué parce que je pensais vraiment qu’elle allait s’en sortir. Une autre femme est décédée parce qu’elle est arrivée trop longtemps après le terme. On lui a fait une césarienne pour sortir le bébé mais elle a fait une infection. Elle est décédée trois jours plus tard. Ces décès auraient pu être évités, elles sont mortes à cause de la guerre. »
Nombreuses sont les femmes qui n’arrivent pas à rejoindre les hôpitaux et accouchent là où elles ont trouvé refuge. Autre source d’inquiétude pour le docteur Zouhair Lahna : les conditions de vie des nouveau-nés. « Beaucoup souffrent de bronchiolite, par exemple. La moindre infection représente un risque de mortalité énorme. Parce que nous n’avons pas les moyens humains et matériels de les sauver. »
Pour l’instant, le nombre de bébés décédés quelques semaines après leur naissance reste impossible à estimer. Ils sont enterrés rapidement. Personne ne vient visiter les parents pour présenter ses condoléances comme le veut la tradition. La violence de cette guerre, l’urgence de survivre empêchent le moindre moment de deuil.
« Comment va-t-on sortir de cette guerre psychologiquement ?, s’interroge Fairouz, la jeune veuve. Ils détruisent notre santé mentale. » Le docteur Zouhair Lahna parle également de destruction. « Je n’ai jamais vu un tel désastre humain en si peu de temps. C’est une destruction de la vie », lâche celui qui a consacré sa vie à l’engagement humanitaire.
Dans la foulée de ce dernier message audio, il nous transfère un texte où il appelle à l’ouverture du point de passage de Rafah vers l’Égypte. Il écrit : « Dans toutes les guerres, il y a toujours moyen pour la population civile de quitter les zones de conflit. Les Palestiniens de Gaza sont coincés [...]. De tous les conflits que j’ai vécus, au Congo, en Éthiopie, en Afghanistan, en Syrie ou encore au Yémen, c’est le seul où la population ne peut pas se protéger et protéger ses enfants. »
Sur les vidéos diffusées par des Palestiniens depuis la bande de Gaza, les femmes sont partout. Ce sont elles qui, dans les hôpitaux, sont au chevet de leurs petites filles ou de leurs garçons couverts de sang. Ce sont elles aussi que l’on voit porter leurs enfants à bout de bras lorsqu’elles doivent fuir, toujours plus au sud. Et ce sont elles enfin que l’on voit autour des tentes faire du pain ou laver des vêtements.
« La situation est particulièrement difficile pour les femmes et les jeunes filles. Nous ne pouvons pas trouver de protections hygiéniques lorsque l’on a nos règles. Impossible d’avoir également des médicaments pour réduire nos douleurs menstruelles », raconte Yara. Elle a 22 ans. Avant la guerre, cette Palestinienne s’est mariée avec celui qu’elle décrit comme l’homme de sa vie. « On a grandi ensemble. Pendant douze ans, on était les meilleurs amis. »
Juste après leur mariage, le jeune couple s’est installé dans un appartement à Gaza City et puis il a fallu partir. Partir et abandonner tout ce qu’ils venaient à peine de construire. Un déchirement pour la jeune mariée. Une nuit, elle nous envoie deux photos. La première est prise depuis le magasin abandonné où elle s’est installée avec sa famille à Rafah. On y voit une rue sale, des déchets et des dizaines de personnes qui semblent presser le pas. Sur une barrière sèchent des vêtements d’enfants. « Je ne pensais pas finir un jour ici, vivre comme ça, presque à la rue. »
Le second cliché est un petit bouquet de roses dans un vase. « Il n’y a rien pour célébrer l’amour à Rafah, mais il reste ces fleurs, écrit Yara. Si je meurs, je ne désire qu’une seule chose : ne pas être un numéro. Il faut que le monde sache qu’à Gaza nous avons toutes une histoire. Aujourd’hui, plus aucune jeune femme ne rêve d’un futur. Moi, après tout ce que j’ai perdu, il ne me reste que l’amour. »
Céline Martelet