Une mosquée endommagée par les bombardements de Tsahal à Gaza. La tentative d’effacer des périodes entières du passé d’un pays, ainsi que l’effacement de lieux et de personnes du paysage, laisse un espace plein de cicatrices et une mémoire collective pleine de lacunes Photo : IBRAHEEM ABU MUSTAFA/Reuters
רפי גרינברג ואלון ארד
Au milieu des massacres et des destructions qu’Israël inflige à la bande de Gaza, la destruction délibérée et même systématique des institutions culturelles, des bâtiments anciens et des collections d’art et d’antiquités se démarque. La mosquée Al-Omari, qui a tenu bon (sur les vestiges d’une église qui l’a précédée) pendant environ 1 300 ans, l’ancien « hammam samaritain », qui a été rénové et réutilisé comme bain public, le « Palais du Pacha » [Qasr al-Basha – E.], vieux de 800 ans, qui servait de centre culturel et de musée, les archives de la ville de Gaza, le musée de Rafah, l’hôtel-musée de la famille Al-Khudari et les vestiges [de l’ancienne ville] d’Anthédon, l’ancien port de Gaza - tout cela et bien d’autres ont été gravement endommagés ou complètement détruits lors de l’attaque actuelle.
Le ciblage de ces sites historiques, qui a même été mentionné dans la plainte déposée contre Israël à La Haye, indique qu’ils n’ont pas été attaqués pour leurs caractéristiques militaires, mais pour le symbole qu’ils représentent, en tant que témoins du lien entre les Palestinien.nes et le lieu où ils vivent. La destruction des sites fait partie de la bataille pour la conscience et la mémoire : la terre appartient - c’est ainsi qu’elles et ils croient en Israël - à qui contrôle son passé, et si nous privons les Palestinien.nes de la mémoire du passé, nous les privons également de leur appartenance au pays et la voie sera ouverte à leur expulsion.
Ce n’est pas une idée nouvelle : avant même le sionisme, des chercheurs et des hommes d’État occidentaux définissaient l’antiquité de la Terre Sainte - et notamment celles de l’époque de la Bible et du Nouveau Testament - comme sa principale ressource et comme la raison de leur dévotion. Ils ont transformé toutes les communautés qui y vivaient à leur arrivée - musulmans, chrétiens, et même les juifs de l’ancien Yichouv [1] - en une sorte de superflu : une couche de fange qui cache la vraie qualité du pays. Dans le meilleur des cas, les habitants de la Palestine étaient définis comme des gardiens inconscients de lieux, de noms et de coutumes qui avaient survécu aux temps bibliques, ou, dans le pire des cas, comme des invités indésirables ou des étrangers qui devaient être tenus à l’écart.
Bien que cette approche soit née dans le cadre des principes de la suprématie européenne, le sionisme politique l’a pleinement adoptée. Depuis sa création, Israël s’emploie à détruire physiquement les vestiges de la présence arabe et à nier l’existence du peuple palestinien. Des centaines de villages ont été détruits et des milliers de maisons dans des villes ont été pillées et expropriées. Les Arabes étaient définis comme un ensemble d’individus dépourvus de toute définition nationale et n’ayant qu’un lien vague avec leur lieu de résidence : candidats permanents à l’expulsion, refus de citoyenneté et - surtout - refus du souvenir de leur existence.
En Israël, il n’existe aucune protection pour les bâtiments, les objets culturels ou les paysages historiques vieux de 200 ou 300 ans. L’archéologie israélienne s’est également réduite à des périodes liées au passé juif et biblique du pays, à quelques exceptions près. Les fouilles archéologiques ont détruit des dizaines de cimetières palestiniens et enlevé des strates des localités des derniers siècles, souvent à la hâte et avec une documentation médiocre. Dans les universités, dans les parcs nationaux et dans la culture populaire, l’histoire et la culture musulmane, chrétienne et palestinienne du lieu n’ont pratiquement aucun droit à une présence. La négation de l’existence d’un peuple palestinien s’est accompagnée de l’occultation des preuves matérielles de sa présence ici.
Ces actes, consistant à détruire les vestiges du passé récent et à cultiver l’ignorance et l’oubli, ont en effet gravement porté atteinte à la mémoire palestinienne, mais ils ont également encouragé un contre-mouvement qui inclut la documentation, la recherche historique et la création artistique, tandis que du côté israélien naquirent des générations qui ne savaient rien des longs épisodes de l’histoire de leur pays. La perception israélienne du passé – ainsi que la perception de l’espace – est criblée de lacunes où se cachent des lieux et des souvenirs refoulés. Nier l’existence des Palestiniens en tant que peuple permet de les combattre sans dire contre qui combat t-on (« manœuvre de haute intensité » [2]), et d’appeler à commettre des crimes de guerre sans en payer le prix (on ne peut pas détruire un peuple qui n’existe pas !).
Certains prétendront qu’il n’y a rien de nouveau à cela : pendant des milliers d’années, les différents conquérants du pays ont tenté d’effacer et d’épurer le souvenir de leurs prédécesseurs. Mais tout chercheur de cette terre pourra témoigner que ces tentatives d’épuration ont échoué, et que la terre - ainsi que les gens qui y vivent - préservent la mémoire de tous ceux qui y ont mis les pieds et de tous ceux qui y ont imposé leur culture : les Cananéens ont été construits par leurs prédécesseurs, et à partir de toutes les cultures qui sont entrées en contact avec eux – en Syrie, en Égypte et dans le Bassin Méditerranéen ; les anciens royaumes d’Israël ont intériorisé des éléments cananéens ; Hasmonéens - des Grecs ; les musulmans – du christianisme byzantin, et ainsi de suite jusqu’à aujourd’hui. Nous reflétons toutes et tous les nombreuses cultures de ce pays. Regardez autour de vous - les styles de construction, la musique provenant des voitures, le stand de viande dans le centre commercial et le paysage humain lui-même - et vous vous rendrez à l’évidence que c’est la réalité.
La tentative d’effacer des périodes entières du passé d’un pays quel qu’il soit, ainsi que l’effacement de lieux et de personnes du paysage, laisse un espace plein de cicatrices et une mémoire collective pleine de lacunes. Lorsqu’il s’agit d’un individu, le refoulement et l’occultation de souvenirs et d’événements produisent une âme endommagée, blessée et tourmentée qui ne sait pas comment recoller les morceaux. Voilà à quoi ressemble aussi l’âme d’un pays qui réprime son passé et en fait disparaître des chapitres. Tous ces effacements, ces espaces blancs sur la carte et dans la mémoire, rendent aussi le présent israélien abimé, instable, manquant de continuité. Il est impossible de relier les racines d’un arbre à ses branches, si l’on coupe une partie du tronc.
Des soldats israéliens défilent parmi les ruines de la bande de Gaza. L’espoir d’épuration devient un fantasme et un désir de mort, qui est le reflet du nationalisme religieux palestinien qui cherche à éliminer la mémoire des juifs et des Israéliens. Photo : AMIR COHEN/Reuters
Israël continue de s’entourer de ruines, dans l’espoir de pouvoir ainsi protéger une « Terre d’Israël » imaginaire, purifiée de tout ce qui n’est pas juif. Le pays étant aujourd’hui déjà divisé entre sept millions de juifs/juives israéliennes et sept millions de Palestinien.nes, cet espoir d’épuration devient un fantasme et un désir de mort, qui est le reflet du nationalisme religieux palestinien qui cherche à effacer la mémoire des juifs et des Israéliens.
Que faut-il pour qu’une nouvelle réalité culturelle et politique naisse de ses cendres ? Comment allons-nous apprendre à accepter la pluralité inhérente à cette terre ? Serons-nous capables de générer une création culturelle originale et locale, qui reproduira les merveilleuses synthèses de son passé lointain, ou l’héritage de l’État d’Israël se résumera-t-il à des ruines enfumées à l’intérieur et autour de lui ? Il ne fait aucun doute que nous, juives/juifs et Palestinien.nes, devons revenir à la voie de la reconnaissance mutuelle – une profonde reconnaissance de notre appartenance à ce lieu, à toutes ses strates. C’est une route que nous avons déjà commencée à parcourir avant que les actes de terrorisme de masse, les balles meurtrières et la prédation des colonies et du nationalisme ne l’aient bloqué telle une avalanche bloquant une route de montagne et éliminant son existence. Mais si nous n’y revenons pas, à cette route, malgré toutes ses difficultés qu’elle comporte, la danse de mort israélo-palestinienne continuera, et les ruines seront à nouveau la principale gloire et honte de ce pays.
Rafi Greenberg, Alon Arad