Plusieurs personnes m’ont demandé de clarifier ce qui s’est précisément passé lorsque j’ai été contactée par la mairie de Paris pour m’informer, quelques jours auparavant, que l’événement prévu le 6 décembre sur le thème « Contre l’antisémitisme, son instrumentalisation, et pour la paix révolutionnaire en Palestine » serait annulé. Je devais y prendre la parole, ainsi qu’Angela Davis, qui devait envoyer une vidéo exprimant son point de vue en réponse à Françoise Vergès qui a demandé si Angela Davis était d’accord pour enregistrer un message de solidarité pour l’évènement.
Il est vrai que j’ai été déconcertée par les événements, que ces conflits ont une histoire et un sens en France que je n’avais pas les moyens de comprendre parfaitement. Mais j’ai eu le temps de réfléchir et je voudrais clarifier la chaîne d’événements.
J’ai d’abord été contactée par un représentant du bureau de la maire au début du mois de décembre. On m’a alors expliqué que le Cirque électrique est subventionné par la mairie de Paris, que l’événement présentait une menace pour « l’ordre public » et qu’ils ne pouvaient pas soutenir un événement sponsorisé par un groupe incluant Houria Bouteldja dans son comité d’organisation. L’événement était en fait co-organisé par ce groupe, Paroles d’honneur, avec l’Union Juive Française pour la Paix et Tsedek !, l’Action antifasciste Paris-banlieue, Révolution permanente, et le Nouveau Parti anticapitaliste (NPA).
Le bureau du maire a déclaré ne pas vouloir être « associé » à Bouteldja, ses opinions étant selon eux antiféministes, homophobes et antisémites. J’ai expliqué que Houria ne prenait pas la parole lors de l’événement, mais cela n’avait guère d’importance, car il était hors de question pour eux d’être associés à elle ou de soutenir son groupe.
Je leur ai demandé s’ils ne finançaient que les événements qui reproduisent le point de vue du bureau du maire, ils m’ont répondu que non, mais qu’il y avait des limites à la liberté d’expression. J’ai reconnu qu’il y avait des limites à la liberté d’expression, mais j’ai rappelé que Bouteldja ne s’exprimait pas. J’ai suggéré que c’est généralement une bonne idée d’entendre une variété de points de vue sur des questions d’intérêt public, et ils ont à nouveau insisté sur le fait que son point de vue n’était pas recevable. J’ai expliqué à nouveau qu’elle ne parlait pas, que c’était moi qui parlais, que nous avions sans doute des points de vue différents et qu’il pourrait être important d’entendre mon point de vue.
Ils m’ont suggéré de demander à ce que Paroles d’honneur soit récusé dans son rôle d’organisateur, ce que j’ai refusé. J’ai dit que j’étais clairement « naïve », ce qui signifie que je n’avais pas anticipé qu’un événement sur un tel sujet produirait un tel conflit et conduirait à une annulation. Mon intention n’était pas de dire que j’avais été « instrumentalisée » par l’un ou l’autre des organisateurs. Je ne l’ai été par aucun des groupes mentionnés plus haut.
Aucun d’entre eux n’a demandé que je reproduise son point de vue, et chacun m’a laissé la liberté de m’exprimer comme je l’entendais. J’ai consenti à prendre la parole lors d’un événement parrainé par eux, et je le referais sans hésiter. Je ne suis pas obligée d’être d’accord avec tous les points de vue défendus par les organisations à l’origine de cette rencontre pour exprimer mes propres positions avec leur soutien et à leur invitation.
La déclaration que je fais aujourd’hui est aussi entièrement la mienne. Il est offensant pour moi que l’on puisse suggérer que j’ai été naïvement instrumentalisée par qui que ce soit. Je n’étais naïve que dans la mesure où je ne pouvais pas imaginer que la maire de Paris annule un événement de ce type. Mais aujourd’hui, j’y vois plus clair.
Quelques jours après l’annulation, j’ai reçu un deuxième appel téléphonique d’un représentant du cabinet de la maire qui souhaitait reprendre et clarifier quelques points. Le premier était qu’ils ne m’avaient pas annulée personnellement, que je n’étais pas la personne « ciblée », et que je ne serais pas annulée à nouveau par le bureau de la maire. Ils m’ont dit que j’étais la bienvenue à Paris et que je pouvais, si je le souhaitais, visiter leurs bureaux dans des bâtiments historiques. Ils ont également déclaré que c’était une erreur d’avoir mentionné le nom de la personne qu’ils visaient en réalité.
Cela m’a semblé étrange, étant donné que j’avais déjà été annulée, que ma liberté individuelle d’exprimer mon point de vue avait été restreinte et qu’ils avaient qui plus est déjà publié une déclaration mentionnant le nom de Bouteldja. J’ai commencé à me demander si les bureaux de la maire avaient regretté leur déclaration antérieure qui distinguait et stigmatisait une citoyenne pour ce qu’ils imaginaient être son point de vue si elle avait pris la parole.
Leur annulation de Judith Butler était un acte de langage étrange, dans lequel était énoncé le fait que « si Houria Bouteldja prenait la parole, nous l’annulerions » - une forme de censure par anticipation. D’une certaine manière, ils annulaient le discours avant qu’il n’ait lieu, même s’il n’allait pas avoir lieu. Imaginaient-ils que j’allais moi-même prononcer les mots d’Houria ? Non. En fait, ils m’instrumentalisaient pour cibler Houria, je n’étais qu’un moyen pour atteindre un autre but.
Et en même temps, ils me réduisaient au silence car, depuis plus de vingt ans, je défends une position antisioniste au sein de la politique et de la pensée juives, y compris en publiant un livre, Vers la cohabitation : judéité et critique du sionisme. En effet, j’espérais expliquer patiemment et clairement mon point de vue, mais il est clair que ce point de vue, aussi différent soit-il de celui d’Houria Bouteldja, posait également problème.
Ce serait effectivement « naïf » de ma part de penser que seule Houria était visée à travers moi. Ils ne voulaient pas non plus que quelqu’un comme moi, relativement connu, adopte une position qui s’oppose clairement au soutien inconditionnel de la maire à l’égard d’Israël. En effet, Anne Hidalgo était prête à marcher ouvertement avec Eric Zemmour et Marine Le Pen dans la manifestation contre l’antisémitisme du 12 novembre 2023. Aussi puissants que soient mon rejet de l’antisémitisme et mon souhait de me joindre à une marche pour le combattre, je ne défilerais pas avec l’extrême-droite, qui « instrumentalise » le mouvement contre l’antisémitisme pour intensifier et « justifier » le sentiment et la politique anti-migrants et anti-musulmans.
J’ai demandé au deuxième représentant du bureau de la maire en quoi l’événement aurait menacé l’ordre public. J’ai noté que, malgré l’annulation, le Cirque électrique avait été recouvert d’images de victimes des attaques menées par le Hamas le 7 octobre. J’ai demandé si les groupes qui avaient dégradé cette institution culturelle avaient menacé de manifester contre l’événement prévu le 6 décembre. La menace à l’ordre public ne venait pas de la tribune, et certainement pas de moi, mais des manifestants sionistes extrémistes prêts à endommager des biens et à menacer les conditions d’un discours libre et ouvert.
Mon interlocuteur est resté silencieux en réponse à ma question très peu naïve. L’hypothèse que je fais est la suivante : les manifestants sionistes d’extrême-droite ont menacé de troubler l’ordre public, de dénoncer le bureau de la maire comme soutenant avec ses fonds un événement qui critiquait le sionisme et s’engageait en faveur de l’émancipation des Palestiniens. C’est en réponse à cette menace que la mairie a accepté de restreindre le débat public sur l’une des questions les plus urgentes de notre époque. Ils devraient être attentifs à ne pas se laisser instrumentaliser par de tels groupes car, non seulement ils ont menacé d’endommager le Cirque électrique si l’événement avait lieu, mais ils l’ont fait de toutes façons, même au lendemain de son annulation. Réfléchissez bien aux partenaires avec lesquels vous concluez de tels accords, car certains des engagements fondamentaux de la démocratie sont en jeu.
Enfin, je voudrais préciser que je suis solidaire de Tsedek ! et de l’Union Juive Française pour la Paix, qui portent tous deux des principes en adéquation avec Jewish Voice for Peace, l’organisation à laquelle j’appartiens depuis de nombreuses années aux États-Unis. Ils ne m’ont pas du tout instrumentalisée ; j’étais, et je reste, fière de partager leurs valeurs.
Si j’avais pu prendre la parole, j’aurais expliqué que la tradition juive a toujours compté des socialistes et des syndicalistes qui n’adhéraient pas au projet sioniste, que les Brit Shalom sionistes affirmaient un État binational et refusaient les principes de souveraineté juive qui sont aujourd’hui inscrits dans la loi israélienne, que l’État d’Israël ne représente pas l’ensemble du peuple juif et que la critique et l’opposition à l’État d’Israël dans ses actions génocidaires constituent en fait, pour moi, une obligation éthique juive, au même titre que l’engagement à cohabiter avec les non-Juifs.
L’opposition à l’antisémitisme doit être liée à l’opposition à tout racisme. Sur ce point, toutes ces organisations sont d’accord. Pour découvrir les points sur lesquels nous pourrions être en désaccord, encore faudrait-il que nous soyons autorisés à parler.
19 janvier 2024
Judith Butler
Philosophe et professeure à l’université Berkeley