Le projet de TVA sociale prétend améliorer le mode de financement de la Sécurité sociale [1]. En pesant moins
sur le travail, il serait plus favorable à l’emploi. En réalisant une « bascule » des cotisations vers l’impôt, il
garantirait la neutralité du dispositif. Enfin, il permettrait de mieux contrôler l’évolution ultérieure des
recettes de la Sécurité sociale. Ces trois promesses sont autant d’attrape-nigauds.
1. Un effet nul sur l’emploi
Les différents projets de réforme du financement de la Sécurité sociale invoquent souvent l’argument selon
lequel les cotisations sociales, assises sur la seule masse salariale, représenteraient un poids excessif qui
défavoriserait le travail au détriment du capital. Toute réforme élargissant l’assiette du financement au-delà
de la seule masse salariale aurait donc des effets favorables sur l’emploi. Cet argument est en soi discutable,
mais la discussion est ici superflue dans la mesure où l’instauration d’une TVA sociale ne modifierait qu’à la
marge le coût relatif du travail et du capital.
La TVA payée sur l’investissement est en effet déductible. La TVA est donc « neutre pour les
investissements et ne les pénalise pas », comme s’en féliciteMichel Didier, le directeur de l’institut patronal
Rexecode. Henri Sterdyniak, quant à lui, le déplore : la TVA « ne frappe donc que le travail, ce qui est injuste
et peu efficace en période de chômage de masse » [2].
Ce résultat est assez simple à établir. Supposons pour l’instant que les entreprises ne modifient pas leurs
comportements de marge, autrement dit qu’elles n’augmentent pas leur prix à l’occasion de la bascule d’une
partie des cotisations employeurs vers la TVA sociale. La baisse des cotisations sociales est donc répercutée
sur le prix hors TVA ; la TVA augmente, mais le prix TTC est supposé rester constant. Puisque la TVA sur
l’investissement est déductible au même titre que les achats intermédiaires, le coût du capital est donc un prix
hors TVA qui baisse à proportion des allégements de cotisations sociales dans les entreprises qui produisent
les biens d’équipement. Le coût du travail baisse lui aussi, pour les mêmes raisons. Dans ces conditions, le
coût relatif des facteurs (capital et travail) ne change pas, et il n’y a pas plus d’incitation à recourir au travail
plutôt qu’au capital, qu’avant le basculement des cotisations sociales vers la TVA. Pour les mêmes raisons,
les prix relatifs n’ont pas de raison d’être modifiés d’une branche à l’autre.
Ce raisonnement suppose que les entreprises ne profitent pas de la réforme pour augmenter leurs prix, ce qui
revient à capter à leur profit tout ou partie des allégements de cotisations sociales. Si toutes les entreprises
adoptent ce comportement, alors les résultats précédents tiennent toujours : le coût relatif des facteurs et la
structure des prix relatifs ne bougent pas.
2. Un effet probable sur les marges des entreprises
Il n’y aura de changement dans la structure des coûts et des prix relatifs que dans la mesure où certaines
entreprises augmentent leurs prix alors que d’autres ne le font pas. C’est le point obscur du dispositif qui
permet de définir deux scénarios polaires fondés sur la distinction entre deux grandes branches de
l’économie : celles qui produisent les biens destinés à la consommation et celles qui produisent les biens
d’équipement.
Premier scénario : les prix restent inchangés dans le secteur des biens d’investissement mais augmentent dans
les secteurs des biens de consommation. C’est doublement mauvais pour l’emploi : d’abord parce que ce
mouvement de prix relatifs implique une baisse du pouvoir d’achat des salariés. Ensuite, parce que la baisse
du prix relatif des biens d’équipement équivaut à une augmentation du coût relatif du travail, ce qui pénalise
encore plus l’emploi, si on accepte l’idée qu’il est sensible à ce coût relatif.
Deuxième scénario : les prix restent inchangés dans le secteur des biens de consommation mais augmentent
dans les secteurs des biens d’équipement. Ce scénario est a priori plus favorable à l’emploi que le précédent,
puisque le pouvoir d’achat des salariés est maintenu et que le coût relatif du travail baisse en raison du
renchérissement des biens d’équipement.
Mais l’évolution effective se rapprochera probablement du premier scénario, dans la mesure où les entreprises
de biens d’équipement sont confrontées à une pression concurrentielle plus forte que celles qui produisent et
distribuent les biens de consommation courante. L’effet du dispositif pourra alors s’analyser comme un
double transfert. Le mouvement des prix relatifs instituera un transfert de l’industrie vers les services les
moins sophistiqués, de l’industrie électronique de pointe vers les cafés et restaurants et la petite distribution
pour aller vite. Mais l’effet global sur le pouvoir d’achat des salariés sera lui aussi différencié et sa baisse sera
plus marquée pour les ménages les plus pauvres qui consacrent une plus grande partie de leur budget à des
biens de consommation courante. La TVA dite sociale est donc une mesure non seulement anti-sociale mais
aussi anti-économique.
Ce bilan peut être compliqué en fonction des modalités pratiques de la réforme. Deux pistes seront
probablement explorées : le « reprofilage » des cotisations sociales, et la modulation des taux de TVA. Par
reprofilage des cotisations, on désigne ici un dispositif où les baisses de cotisations seraient plus importantes
en haut de l’échelle des rémunérations, ce qui peut être obtenu par une modification des plafonds. La raison
en est que le taux de cotisations est déjà très faible au niveau du Smic. Cette orientation représenterait une
inflexion des politiques passées qui ciblaient les allégements de cotisations sociales sur les bas et moyens
salaires (jusqu’à 1,6 Smic soit 58 % des salariés). Une telle mesure serait plutôt favorable à l’emploi qualifié
et déplacerait les effets de trappes à bas salaires qui résultent notamment des allégements Fillon.
Une autre piste, qui sera éventuellement explorée, a été mise en avant par Christian Saint-Etienne (le
conseiller économique de François Bayrou) : « Il faut distinguer les PME à forte composante de main-
d’œuvre et les producteurs de biens manufacturés ; la TVA à 22 % ou 25 % s’appliquerait aux biens
manufacturés et aux services à valeur ajoutée tandis qu’une TVA à 15 % s’appliquerait aux petites
entreprises, au commerce et à l’artisanat. Pour compléter, un taux de 8 % s’appliquerait à tous les produits de
première nécessité. Ainsi construite, cette structure de taux - 8,15, 22 ou 25 - serait le pilier d’une fiscalité
indirecte efficace et néanmoins opérationnellement juste ». En l’état, cette proposition est manifestement
absurde puisqu’elle conduirait à une baisse de recettes de TVA : le passage à 25 % pour les biens
manufacturés et les services à valeur ajoutée (sic) ne compenserait la baisse de TVA à 15 % des petites
entreprises qu’au moyen d’une augmentation à 8 % sur les produits de première nécessité (actuellement taxés
à un taux réduit de 5,5 % ou « super-réduit » de 2,1 %). Ce serait socialement et politiquement intolérable.
Une modulation supplémentaire n’est cependant pas à exclure, mais elle reviendrait avant tout à limiter
l’augmentation des marges pour les entreprises en position de profiter de l’aubaine.
3. Une fausse neutralité
Il y a deux manières d’analyser la mesure. En statique, elle peut être neutre à la condition, déjà difficile à
garantir, que les entreprises n’en profitent pas pour répercuter la hausse de TVA dans les prix. Mais même si
cette neutralité était à peu près assurée à court terme, la logique d’évolution du système serait profondément
modifiée. La question de fond est en effet de savoir si et comment les dépenses supplémentaires de Sécurité
sociale seront financées dans les années à venir. De ce point de vue, la réforme sert à acter le fait qu’elles ne
pourront l’être par une augmentation des cotisations. Si le gouvernement réussit à marquer un point politique
central en légitimant la baisse des cotisations, ce n’est évidemment pas dans l’intention de les augmenter dans
les années à venir. La réforme a pour objectif de décréter que les ressources de la Sécurité sociale ne devront
plus jamais augmenter (en proportion du revenu national), voire baisser à nouveau.
La logique de la réforme implique que c’est la TVA sociale qui pourra seule remplir cette fonction. Mais c’est
également exclu, pour deux raisons. La première est que le taux maximum de 25 % autorisé par les accords
européens sera à peu près atteint et qu’une fuite en avant permanente dans la « désinflation compétitive »
n’est pas soutenable, parce qu’elle deviendrait à coup sûr inflationniste. La seconde raison est que les effets
néfastes de la TVA sociale sur le pouvoir d’achat seront pris comme argument politique pour dire que cette
voie est bouchée. Résultat : on aura institutionnalisé le blocage des ressources de la Sécurité sociale. La
croissance prévisible des dépenses devra donc être couverte autrement, par recours aux assurances santé ou
au dispositif de retraites privés, avec un nouveau creusement des inégalités dans la couverture du droit à la
santé et à la retraite.
Le projet de TVA sociale concerne les ressources de la Sécurité sociale et conduit de fait à rendre impossible
leur progression ultérieure. Il va donc se combiner forcément avec les projets portant sur les dépenses,
principalement la santé et les retraites. Il faudra donc analyser ses propositions qui tenteront sans doute
d’ouvrir des pistes pour camoufler une logique générale d’assèchement des ressources de la Sécurité sociale
derrière des arguments d’équité redistributive.
Au total, les arguments en faveur de la TVA sociale, qui aurait pour avantage de moins « taxer » le travail et
de favoriser l’emploi, sont donc sans fondement économique. Mais, en un sens, ce n’est pas grave pour ses
promoteurs dont l’objectif est de geler indéfiniment les dépenses sociales, au moins en proportion du revenu
national. En bloquant les moyens de fonctionnement de la Sécurité sociale, on casse la logique de solidarité
qui la fonde, au profit d’une marchandisation des besoins sociaux. La défense de la Sécurité sociale doit au
contraire être conçue en prenant en compte l’augmentation à venir de ses dépenses ; elle passe donc par l’idée
que les moyens d’accompagner cette évolution des dépenses doivent être garantis du côté des recettes. Il faut
donc récuser le principe selon lequel toute nouvelle hausse du prélèvement global est a priori exclue et, pour
cela, ne pas réduire la question du financement de la Sécurité sociale à la recherche d’un « meilleur » mode
de financement.