C’est une étude impressionnante, fruit de cinq ans de travail acharné, qui est parue mercredi 24 janvier dans la revue Nature : ses auteurs, emmenés par Scott Jasechko, de l’université de Californie à Santa Barbara (UCSB), ont passé en revue l’évolution de 170 000 forages d’eau douce situés dans 40 pays différents. Leurs données couvrent 75 % de l’eau souterraine consommée sur la planète, et le verdict est sans appel : le niveau des nappes phréatiques est en baisse à l’échelle planétaire, même s’il existe des exceptions, au demeurant riches en enseignements.
« En regardant les données sur les quarante dernières années, détaille pour Mediapart Scott Jasechko, nous avons constaté que 70 % des nappes sont en déclin. Seules 30 % sont en progression, mais elles se remplissent quatre fois moins vite en moyenne que celles qui déclinent. » Ainsi, parmi les nappes qui se vident, 25 % le font à la vitesse de 20 centimètres par an ou plus, tandis que celles qui progressent ne sont que 6 % à atteindre cette même allure.
Environ 12 % des nappes du monde se contractent même de plus de 50 centimètres par an, avec quelques records saisissants, « généralement situés dans des zones qui sont à la fois naturellement sèches, et sujettes à un développement massif de l’agriculture », indique le chercheur.
De l’eau tirée d’une nappe phréatique sur une parcelle agricole dans la vallée de la Cuyama en Californie en 2023. © Photo Marcio José Sanchez / AP / Sipa
Ainsi, dans la vallée de la Cuyama Valley, en Californie, la nappe s’abaisse chaque année de 1,45 mètre ; dans le sud-est de l’Espagne, la nappe Cingla Cuchillo perd 1,60 mètre par an ; on trouve des chiffres du même ordre dans certaines régions de l’Inde, et le record est détenu par la plaine du Qazvin occidental, en Iran, qui connaît une baisse de 1,74 mètre annuelle. Des chiffres édifiants lorsque l’on sait que des millions de forages, près de 20 % du total, à l’échelle de la planète, sont à moins de 5 mètres de la limite de la nappe, comme l’avait montré une étude du même Scott Jasechko en 2021.
« C’est un article superbe, qui documente précisément et à une très grande échelle un phénomène qui n’est cependant pas nouveau pour les spécialistes, indique Caroline Lejars, directrice adjointe de l’Unité mixte de recherche gestion de l’eau, acteurs et usages (UMR G-eau), à Montpellier, qui n’a pas participé à ce travail. Les chiffres produits sont considérables et doivent nous alarmer. »
Deux causes sont responsables de cet épuisement de la ressource en eau souterraine de l’humanité, indique Scott Jasechko. Le réchauffement climatique, qui modifie les régimes de pluie, et l’accroissement considérable des prélèvements humains, principalement agricoles, puisque 70 % de la consommation d’eau souterraine sont dévolus à l’irrigation. Un rapport passionnant rédigé en 2022 pour l’Organisation pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), dont Caroline Lejars est coautrice, notait du reste que « l’eau souterraine est la matière première la plus exploitée dans le monde, avec 982 kilomètes cubes extraits par an ».
Trois impacts
La part de responsabilité des prélèvements versus celle du changement climatique dans la baisse des nappes est difficile à chiffrer, remarque Scott Jasechko, « car ces deux phénomènes agissent en synergie, le réchauffement climatique et la baisse des précipitations conduisant les agriculteurs à irriguer davantage ».
Le problème est d’autant plus préoccupant que l’assèchement des puits n’est pas le seul risque induit par la baisse généralisée des nappes phréatiques. Au moins trois autres impacts sont soulignés dans l’article de Nature. Premièrement, dans les zones côtières, il y a les intrusions salines : si la nappe d’eau douce régresse, l’eau de mer envahit l’espace laissé vacant, particulièrement dans un contexte de hausse du niveau marin provoqué par le réchauffement. Et cette salinisation du sous-sol compromet l’accès à la fois à l’eau potable et à la croissance des cultures, un phénomène que l’on observe par exemple au Bangladesh.
Ensuite, il y a ce que l’on appelle la subsidence terrestre : le sol tend à s’affaisser dans les zones où la nappe phréatique s’abaisse rapidement, compromettant la stabilité des maisons et des infrastructures lorsque le phénomène est trop rapide (il peut atteindre 10 centimètres par an), comme cela a par exemple été constaté dans beaucoup de mégapoles asiatiques, par exemple Bangkok ou Djakarta, indiquent les auteurs.
Enfin, le débit des rivières peut être réduit par l’assèchement des nappes, par un phénomène de fuite de l’eau à travers le lit, avec des conséquences écologiques multiples − ainsi le débit de l’Indus à son delta, au Pakistan, s’établit désormais à 20 % de ce qu’il fut.
Même s’il n’est pas mentionné dans cet article de Nature, qui est surtout quantitatif, un quatrième problème lié à la ressource souterraine mérite d’être mentionné ici. La qualité de cette ressource est un enjeu également. Le sous-équipement en assainissement d’une bonne partie de la planète conduit à la contamination de nombreuses nappes par des germes fécaux, qui en rendent ensuite la consommation impossible. L’usage croissant des pesticides par l’agriculture et un certain nombre de rejets industriels incontrôlés rendent en outre l’eau inconsommable, voire inutilisable par endroits.
Enfin, la fuite en avant qui consiste à aller chercher des eaux toujours plus profondes n’est pas soutenable, car ces eaux profondes, généralement plus anciennes, sont dès lors plus chargées en sels − car elles ont été au contact de la roche plus longtemps. Au-delà d’un certain seuil de profondeur, donc de salinité, les nappes ne peuvent plus servir, en tout cas sans subir des traitements onéreux et énergivores hors de portée des populations.
Mais − et c’est un autre intérêt de l’article de Nature − des moyens d’action existent, soulignent les auteurs, qui détaillent un certain nombre de success stories, des exemples où des interventions humaines ont soit ralenti, soit même inversé l’épuisement des nappes. Ainsi, il est d’une part possible de recourir à des sources d’eau alternatives, par exemple les rivières, pour irriguer ou répondre à d’autres besoins importants. L’on peut même, désormais, si ces sources alternatives existent, recharger les nappes phréatiques en déversant, voire en injectant en profondeur, de l’eau dans des zones ad hoc.
« Évidemment ce type de solution a des limites, avertit Scott Jasechko : près de Tucson, en Arizona, un aquifère épuisé est rechargé depuis 2008 avec de l’eau prélevée dans le Colorado. Le niveau de l’aquifère a été rétabli, et les problèmes de subsidence à Tucson ont cessé… mais d’un autre côté le Colorado n’arrive presque plus à la mer une partie de l’année ! »
Le chercheur souligne donc qu’il faut également agir sur la demande, par exemple en instaurant des prix progressifs ou des plafonds de prélèvements, mesures qui ont également permis par endroits (par exemple à Bangkok, et aussi en Californie) d’enrayer ou de freiner l’épuisement des nappes.
Caroline Lejars, de son côté, note que le recours aux eaux de surface peut se justifier dans certains cas, mais qu’un changement des usages s’impose − avec en particulier une réflexion sur les modèles agricoles, qui doivent devenir moins gourmands en eau à l’échelle mondiale. D’autant, indique-t-elle, que « s’il n’est bien sûr pas question de renoncer à l’irrigation, il faut prendre en compte l’existence d’une littérature scientifique abondante démontrant que c’est une pratique qui accroît les inégalités. Car quand les nappes baissent, il faut creuser plus profond, et donc disposer de davantage de capital ! ».
La chercheuse plaide donc pour une gouvernance locale et participative de l’eau, qui prenne en compte les besoins de l’ensemble des agriculteurs, pour sortir de la « dynamique minière » de l’extraction d’eau que l’on observe de plus en plus souvent. Quant à Scott Jasechko, il insiste sur l’urgence. « Tous les impacts que nous énumérons sont déjà visibles : des villes s’affaissent, des fleuves s’assèchent, des agriculteurs partent… Notre article ne parle pas des décennies à venir, mais de maintenant. »
Yves Sciama