C’est à un véritable travail de bénédictin climatique que s’est livré un groupe de chercheurs de la Nasa américaine, qui ont publié mercredi 17 janvier dans la prestigieuse revue Nature le fruit de leurs efforts. Ils ont en effet compilé pas moins de 236 328 clichés de la gigantesque calotte polaire groenlandaise, accumulés par différents satellites durant 40 ans, et révèlent que sa fonte a été sous-évaluée de 20 %. Selon leurs calculs, ce sont 1 000 milliards de tonnes de glace qui ont rejoint la mer entre les années 2000 et aujourd’hui sans être prises en compte dans les estimations des climatologues.
Comment s’explique ce loupé, dans une des zones de la planète qui pourtant mobilise le plus les climatologues ? Tout simplement par la difficulté de suivre avec précision le chevelu fluctuant des quelque 250 glaciers périphériques par lesquels cette immense calotte, grande comme trois fois la France, s’écoule vers la mer.
Jusqu’ici, les chercheurs s’étaient en effet concentrés soit sur l’épaisseur de ce monstre de glace (1,7 km en moyenne !), dont la réduction peut être mesurée par des techniques dites d’altimétrie ; soit sur son poids total, estimé par une autre technologie baptisée gravimétrie.
Le fjord Scoresby, dans l’est du Groenland, en août 2023. © Photo Olivier Morin / AFP
L’équipe de la Nasa s’est, quant à elle, penchée sur un aspect jusqu’ici négligé, à savoir son étendue exacte, autrement dit la longueur précise de ces glaciers, définie par la position de la ligne qui les sépare de la mer, mer où au terme de leur course ils flottent puis fondent. Révélant que 5 000 km2 de glace ont disparu au cours des vingt dernières années.
« Nous avons compilé quelque 65 000 tracés manuels, effectués sur les photos satellites, de ces lignes. C’est souvent difficile, car la surface de la mer gèle parfois, toute ou en partie, qu’il y a des icebergs qui passent, et qu’elle peut être saturée de petits morceaux de glace – au bout du compte on voit surtout du blanc sur du blanc ! Il faut donc pas mal d’expertise pour correctement interpréter les clichés », a expliqué à Mediapart Chad Greene, du Jet Propulsion Laboratory de la Nasa.
L’équipe a ensuite utilisé ces images traitées pour entraîner une intelligence artificielle, qui a passé en revue environ 173 000 autres clichés disponibles. Résultat ? « Nous constatons un raccourcissement net de ces glaciers, dont le front recule depuis environ vingt ans, ce qui n’avait pas été mesuré jusqu’ici, en partie à cause de la forte variabilité saisonnière », indique Chad Greene. Les glaciers, en effet, fluctuent constamment, se raccourcissant en été puis se rallongeant en hiver.
Les chercheurs peinent à s’expliquer le détail de ces fluctuations, très inégales selon les glaciers : elles ne semblent être directement déterminées ni par l’épaisseur ou la forme du glacier, ni par la température de la mer, ni par celle de l’air… « D’autres études seront nécessaires pour comprendre les moteurs locaux précis de la fonte, ce qui nous aidera à comprendre les points de fragilité de la calotte », indique Chad Greene.
« Pour l’instant, nos résultats suggèrent en tout cas que ce sont les glaciers qui fluctuent le plus avec les saisons et qui sont aussi les plus vulnérables face au réchauffement climatique », ajoute-t-il. Constat pas vraiment rassurant, puisque les plus gros glaciers de l’île, notamment le fameux Jakobshavn, monstre de plus de 65 km de long, qui produit 10 % des icebergs du Groenland, font partie de ceux qui fluctuent le plus…
Ce travail est salué par Aurélien Quiquet, spécialiste de la calotte groenlandaise au Laboratoire des sciences du climat et de l’environnement (LSCE), à l’université Paris-Saclay, qui n’a pas participé à l’étude. « Ces collègues ont fait un gros effort de compilation de données qui n’avait pas été accompli jusqu’à présent, en utilisant une méthodologie qui semble robuste et en mettant à profit des méthodes d’intelligence artificielle arrivées à maturité », juge-t-il.
Des perturbations sur la circulation océanique
Le chercheur français souligne que l’étude est particulièrement intéressante car elle porte sur une zone stratégique pour le climat global. La région du Groenland est en effet un des plus puissants moteurs de la circulation océanique, un ensemble de courants souvent qualifié de « tapis roulant océanique », qui emmène vers les mers froides l’excédent de chaleur accumulé entre les tropiques, et effectue donc un précieux travail de rééquilibrage thermique planétaire.
Dans l’Atlantique, cette circulation prend le nom de « Amoc », acronyme anglais de « circulation méridienne de retournement atlantique », et inclut le célèbre Gulf Stream, dont on sait qu’il amène vers le nord l’eau chaude accumulée notamment dans les Caraïbes.
Or l’Amoc est impulsée par un phénomène fascinant qui se produit chaque hiver dans les eaux glacées groenlandaises. Lorsque l’obscurité arrive et que la banquise se forme, le sel contenu dans les eaux de surface est expulsé, car la glace est toujours faite d’eau douce.
« C’est un processus physique qui se met alors en route, décrit Chad Greene. L’eau située juste sous la glace, déjà très froide, est brusquement enrichie en sel : elle coule alors vers les grands fonds, car le froid et le sel la rendent plus dense, donc plus lourde. Ces millions de mètres cubes qui coulent créent alors une sorte “d’aspiration”, qui “tire” vers le nord les eaux de l’Atlantique. »
L’avenir de cette Amoc est l’un des plus vifs sujets d’inquiétude mais aussi de controverse dans la communauté climatique. En théorie, le réchauffement, particulièrement rapide en région polaire, pourrait l’arrêter totalement : si le gel est de moins en moins fort, l’eau de surface sera moins salée et moins froide, et à partir d’un certain seuil elle ne coulera plus, arrêtant le « tapis roulant ». Ce qui se traduirait par un réchauffement encore plus rapide des régions chaudes du globe, et un possible refroidissement des régions froides – un vrai scénario catastrophique.
Hélas ! personne ne sait où se situe ledit seuil, mais un ralentissement de cette plongée des eaux semble déjà s’observer, une étude dans Nature datée de 2021 indiquant qu’elle était à son point le plus faible depuis un millénaire. Le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec) juge qu’un arrêt de l’Amoc au cours du XXIe siècle est improbable, tandis qu’à l’inverse, un certain nombre de spécialistes pensent que le risque est réel et imminent, un article de Nature en juillet 2023 l’annonçant même pour le milieu du siècle, avec la trajectoire d’émissions actuelle.
« Ce débat sur le possible arrêt de l’Amoc est très complexe et je ne veux pas prendre parti, résume Chad Greene. Mais ce qui est certain, c’est que si des milliards de tonnes d’eau douce supplémentaires arrivent dans l’océan en provenance de la fonte des glaciers, cela pourrait perturber un équilibre déjà fragile, puisque l’eau douce, en diluant le sel, freine la plongée des eaux. »
Autant dire que les chercheurs vont continuer de scruter les glaces groenlandaises comme l’eau sur le feu, et que le record de températures battu par la planète en 2023 n’est pas fait pour les rassurer.
Yves Sciama