« Depardieu, c’est le terroir, et en France, on ne touche pas au terroir », s’était vu répondre une directrice de casting un jour où elle questionnait la « résignation » du monde du cinéma face au comportement « notoire » de Gérard Depardieu avec les femmes. « Il représente un ancien monde et d’anciens codes,Gargantua et LesValseuses. C’est la France de Chirac, celle qui pense qu’une petite tape sur les fesses, ça n’a jamais fait de mal », complétait un scénariste interrogé durant notre enquête.
Aujourd’hui, c’est la France d’extrême droite qui se mobilise pour sauver l’acteur. Depuis la diffusion, le 7 décembre, dans l’émission « Complément d’enquête », d’images montrant Depardieu tenir des propos sexuels obscènes, la contre-offensive s’organise par l’intermédiaire de réseaux d’extrême droite, entre médias réactionnaires du groupe Bolloré et soutiens d’Éric Zemmour.
Des réseaux dont les points communs sont les discours masculinistes, l’opposition à l’égalité des sexes et au mouvement #MeToo, mais aussi des accents complotistes et le recours à plusieurs fake news.
Gérard Depardieu lors de la 4e édition du Festival du film d’El Gouna (Égypte), le 24 octobre 2020. © Photo Ammar Abd Rabbo / El Gouna Film Festival via AFP
Dernier épisode en date : la tribune de cinquante-six personnalités du monde de la culture soutenant Gérard Depardieu, publiée le 25 décembre dans Le Figaro.
Ce texte, signé par quelques grands noms du cinéma proches de l’acteur (Carole Bouquet, Nathalie Baye, Patrice Leconte, Bertrand Blier, Pierre Richard, etc.) et par la compagne d’un ancien président de la République (Carla Bruni), dénonce un « lynchage » et estime que « lorsqu’on s’en prend ainsi à Gérard Depardieu, c’est l’art que l’on attaque ».
S’il a été publié dans Le Figaro avec l’aide de la communicante de crise Anne Hommel, dont Dominique Strauss-Kahn et Roman Polanski s’étaient alloué les services, c’est un jeune comédien et éditorialiste chez Causeur qui a tenu la plume :Yannis Ezziadi.
L’interview de Yannis Ezziadi, signataire et auteur de la tribune de soutien à Gérard Depardieu. © BFMTV
Contacté par Mediapart, le jeune homme de 32 ans assure qu’il ne connaissait pas Gérard Depardieu mais qu’il avait « joué avec sa fille Julie au théâtre », avec qui il était « devenu ami ». L’idée d’une tribune est née d’un échange avec le metteur en scène Michel Fau. Tous deux ont été ulcérés de voir l’acteur « traîné dans la boue publiquement et présenté comme un monstre au mépris de la présomption d’innocence » par un « procédé malhonnête » de « Complément d’enquête », dit-il. Autre « moteur » de la tribune : son opposition à la « cancel culture » et son « admiration pour l’artiste Depardieu », alors qu’« il fut question pour certains de l’effacer », ajoute-t-il sans citer de noms (lire sa réponse intégrale).
Un ancrage dans les sphères identitaires et réactionnaires
Jusqu’à présent, le jeune comédien n’était apparu dans les médias réactionnaires (CNews, C8, Sud Radio) que pour défendre la corrida. En pleine période des fêtes de fin d’année, il a réussi – sans « aucune aide », nous jure-t-il – à fédérer la vieille garde du cinéma (la moyenne d’âge des signataires se situe autour de 69 ans).
Avec un discours qui va bien au-delà de la défense de Depardieu : « Il y a un climat de terreur qui s’est installé, a-t-il déclaré sur BFMTV le 26 décembre. Les hommes ont peur d’avoir des plaintes contre eux quand bien même ils n’auraient rien fait, et d’ailleurs c’est arrivé combien de fois que des hommes médiatiques accusés, soient traînés dans la boue publiquement et ensuite blanchis ? »
Ses comptes Facebook et Instagram, qu’il a depuis verrouillés ou supprimés, donnent un aperçu de son opposition au mouvement #MeToo et à toute parole publique dénonçant des violences sexuelles.
Vidéo : © Compte Facebook de Yannis Ezziadi.
Il a soutenu plusieurs hommes accusés de viols – Roman Polanski en 2017, Philippe Caubère en 2018 (qui a bénéficié ensuite d’un classement sans suite), Gabriel Matzneff en 2020, en s’en prenant aux « gardiennes de l’ordre moral » et à « l’empire du bien qui crache au visage des génies ». Questionné par Mediapart, il souligne le fait de ne pas s’être mêlé de ces « affaires judiciaires » mais d’avoir dénoncé leurs « lynchages publics » et la « censure » de leursœuvres.
Il se dit « évidemment contre les violences sexuelles », mais aussi « effrayé par l’évolution du mouvement MeToo, qui semble vouloir se substituer à la justice » et dont il dénonce les « dérapages » et « outrances ». Certaines de ses publications, conservées par un internaute, montrent cependant un « humour » douteux sur ces questions. « Vous avez compris que c’était de l’humour, même s’il vous choque. L’humour n’est pas soumis au bon goût ou à la moralité », nous répond-il.
Publications sur le compte Facebook de Yannis Ezziadi.
Auprès de Mediapart, Yannis Ezziadi se présente comme un « binational », fils d’un « Tunisien » et « musulman », dont « la politique » ne serait pas le « combat » : « Mon sujet de prédilection était l’art et les artistes. » Ses réseaux sociaux montrent en tout cas un ancrage dans les sphères réactionnaires et identitaires. Il a successivement posé avec la fondatrice de Causeur Élisabeth Lévy – avec qui il fait la fête –, la directrice de Marianne Natacha Polony, le polémiste Michel Onfray, l’éditorialiste de CNews et Sud Radio André Bercoff, l’écrivain Marc-Édouard Nabe, le couple Robert et Emmanuelle Ménard.
Il a aussi soutenu l’écrivain Renaud Camus, figure de l’extrême droite identitaire qui a introduit la théorie raciste et complotiste du « grand remplacement », rappelle Le Monde. Une thèse qu’il a lui-même relayée insidieusement dans un reportage à Nangis (Seine-et-Marne) publié dans Causeur, dans lequel il décrit « un changement de population », l’arrivée massive de « femmes voilées » et d’« hommes en djellaba », et « l’insécurité culturelle ». Il a aussi relayé, dans plusieurs médias réactionnaires, la peur « des “Français de souche” culturellement menacés par un islam d’atmosphère qui les étouffe ».
Publications sur le compte Instagram de Yannis Ezziadi, relayées sur X par le journaliste Jérôme Latta.
Autre élément : sa proximité avec Éric Zemmour – lui-même accusé de violences sexuelles par huit femmes et qui s’est illustré par des déclarations misogynes ou hostiles à la libération de la parole des victimes de violences sexuelles. À Mediapart, le comédien explique avoir rencontré le candidat de Reconquête « dans le cadre privé », lui avoir « proposé de lui faire une interview culture pour Causeur » en mars 2022, puis l’avoir « trouvé très sympathique » et avoir « gardé de bons rapports » avec lui.
Dans la foulée, il a participé à son meeting final de campagne au Trocadéro, à Paris, ainsi qu’à la réception organisée ensuite. « Je n’avais jamais assisté à un meeting de ma vie et cela m’a donné l’occasion de le faire », raconte-t-il, précisant qu’il n’a cependant « jamais été impliqué dans le parti Reconquête », ni plus largement « en politique ».
Il était là au même titre que « des milliers de personnes, dont beaucoup de journalistes », balaye Sarah Knafo, conseillère et compagne d’Éric Zemmour. Si elle confirme à Mediapart sa proximité avec le comédien – révélée jeudi par Le Monde – elle précise qu’elle l’a rencontré dans le cadre « personnel » et qu’il n’a pas joué « de rôle dans la campagne » d’Éric Zemmour.
Dix ans plus tôt, le comédien naviguait dans d’autres eaux radicales : la galaxie antisémite de Dieudonné, dont il s’abreuvait des vidéos. « L’affaire Merah n’est qu’un FAIT DIVERS ! Par contre la communauté organisée Judeo-sioniste elle à un vrai pouvoir ! », écrivait-il ainsi à une proche après les attentats perpétrés par Mohamed Merah dans une école juive en 2012.
« Lorsque j’étais au lycée, nous étions nombreux à regarder ses vidéos et à en rire. Mais aussi, à nous faire laver le cerveau par sa vision antisémite et plus globalement complotiste du monde. Je m’en suis vite détourné, heureusement », justifie-t-il à Mediapart. En avril dernier, il avait dénoncé la mécanique « complotiste » de Dieudonné dans une lettre ouverte publiée dans Causeur.
Aujourd’hui, le comédien conteste le « portrait caricatural » qui serait fait de lui dans les médias. « Qu’on me considère comme un ovni fouteur de merde naviguant dans tous les milieux, d’accord. Mais comme un militant politique d’extrême droite, sûrement pas ! », répond-il à Mediapart.
Il réfute toute « complaisance envers le racisme » et toute proximité avec les « sphères identitaires ». Même s’il reconnaît avoir reçu « des sollicitations de certains groupes d’extrême droite qui pensaient que leur combat pouvait se rapprocher du [sien] », – il dit lesavoir « toujours déclinées ». « Ma crainte de l’échec du vivre-ensemble dans certains endroits ne fait en rien de moi un raciste ou un suprémaciste blanc », plaide-t-il, en assurant dénoncer « un certain islam identitaire et rigoriste », « un certain communautarisme qui pourrait devenir de plus en plus problématique ».
Ce vendredi, plusieurs signataires de la tribune ont pris leurs distances. Carole Bouquet a fait part de son « malaise » face aux « idées et valeurs » de l’initiateur de la tribune, l’acteur Yvan Attal a reconnu que cette tribune ne lui allait « pas totalement » etla réalisatrice Nadine Trintignant
Le rôle des médias du groupe Bolloré
La contre-attaque pour éteindre l’affaire Depardieu a cependant démarré bien avant que Yannis Ezziadi ne prenne la plume : dans les médias du groupe de Vincent Bolloré.
Dès le 7 décembre, jour de la diffusion de « Complément d’enquête », une première polémique est suscitée dans l’émission « Touche pas à mon poste ! » (TPMP) de Cyril Hanouna. L’animateur – qui a toujours réservé un accueil royal à Depardieu, qu’il tutoie – annonce des « révélations sur les méthodes de “Complément d’enquête” ».
Il affirme que les images du documentaire en Corée du Nord ont été « volées » à son réalisateur Yann Moix par son producteur (dont la société, Hikari, a produit le « Complément d’enquête » sur Depardieu). Puis son chroniqueur Éric Naulleau annonce un « scoop » et déroule la thèse d’un complot ourdi dès 2018, en assurant que le producteur aurait « fait croire » à Yann Moix qu’il allait produire ce film avec Depardieu, uniquement dans le but de « rassembler du matériel pour “Complément d’enquête” ».
Le lendemain, c’est Yann Moix lui-même qui prend la parole sur le plateau de Cyril Hanouna pour alimenter la polémique, tout en donnant une grande interview au Journal du dimanche bolloréen et à son rédacteur en chef d’extrême droite, Geoffroy Lejeune.
Ces interventions ne visent pas seulement à décrédibiliser le travail de « Complément d’enquête » : elles ont aussi pour but d’atténuer la portée des images. « Gérard Depardieu tient des propos qui ne sont pas politiquement corrects. Mais je pense que chacun d’entre nous a fait la même expérience quand on parle en privé, je pense qu’on pourrait tous finir en prison parce qu’on dit des trucs pour déconner », explique Éric Naulleau.
Yann Moix assure de son côté que ces « blagues insupportables et inadmissibles » ne représenteraient qu’« 1 ou 2 % de la texture d’une journée » et que l’acteur se serait montré « la plupart du temps très attentif au sort et au destin des femmes coréennes, les interrogeant avec tact et douceur sur leurs conditions de vie ».
Naulleau comme Moix ne sont pas seulement des habitués du plateau de TPMP : ils ont tous deux cultivé des connexions à l’extrême droite. Le premier, ami d’Éric Zemmour, était au premier rang de son meeting de lancement de campagne présidentielle, et il a publié, en 2013, un livre avec l’antisémite Alain Soral. Le second a fréquenté Paul-Éric Blanrue – compagnon de route de Dieudonné et grand défenseur du négationniste Robert Faurisson – a écrit dans sa jeunesse des textes antisémites et négationnistes, et a signé, en 2010, une pétition réunissant tout le gratin révisionniste.
La thèse d’une « cabale inédite »
Parce que l’argument d’images « volées » n’a pas porté, l’offensive pour sauver Depardieu s’est poursuivie dans les médias du groupe Bolloré avec une autre thèse complotiste : les rushs de Corée du Nord seraient « manipulés » par un « montage frauduleux » de « Complément d’enquête » visant à « faire passer Gérard Depardieu pour un pédophile ».
Julie Depardieu sur le plateau de Pascal Praud, sur CNews.
La thèse d’une « cabale inédite » est portée par la famille Depardieu, dans une tribune dans le Journal du Dimanche, puis sur le plateau de Pascal Praud sur CNews, où est reçue l’actrice Julie Depardieu, et enfin dans l’émission de Cyril Hanouna, où un journaliste du JDD (et ancien de Valeurs actuelles) fait écho de ses « révélations » sur des « tractations au sein de France Télévisions », où l’incendie aurait « monté de quelques étages » face à cette polémique.
L’audience de ces propos n’est pas négligeable : TPMP a été vu par 1,73 million de téléspectateurs et le passage de Julie Depardieu par près de 1 million. Mais cette thèse a trouvé un plus large écho encore, grâce à Emmanuel Macron. Le 20 décembre, quelques jours après avoir reçu un appel de Gérard Depardieu, le chef de l’État a relayé l’hypothèse d’images trafiquées dans « C à vous », l’émission de France 5 (lire notre article).
Jusqu’à présent, la rédaction de « Complément d’enquête » s’était contentée de répondre à Arrêt sur images que « les images ont été acquises en toute légalité » et que la thèse d’un complot nourri dès 2018 était « farfelue et mensongère ». Après les propos du président de la République,voilà France Télévisions obligée de réagir officiellement, en mandatant un huissier de justice qui, après visionnage des rushs, infirme la thèse d’un montage falsifié.
De son côté, la société des journalistes du service public fait part de son « indignation » de voir Emmanuel Macron « partager une “fake news” et légitimer les tentatives de déstabilisation de l’émission ».
En octobre 2018, lors d’une représentation de la pièce « Fric-Frac » au Théâtre de Paris. Au centre, Brigitte et Emmanuel Macron, Julie Depardieu, le metteur en scène Michel Fau et Yannis Ezziadi (tout à droite). © Instagram
L’affaire ne s’arrête pas là. Fin décembre, sur le plateau de Cyril Hanouna, puis sur BFMTV, l’avocat de Yann Moix, Jérémie Assous, agite un nouvel argument : le documentaire en Corée du Nord serait en fait une « fiction » dans laquelle Depardieu devait « surjouer » son « propre rôle » en se montrant « provocateur » et « excentrique ». Le pénaliste va jusqu’à dresser une comparaison avec le personnage raciste interprété par Gérard Jugnot dans Le Père Noël est une ordure en 1982.
À rebours de cette contre-attaque, d’autres voix se sont fait entendre, dans le monde des médias (à l’image du collectif MeTooMédia) comme dans celui du cinéma. À l’instar de Sophie Marceau, qui a expliqué à Paris Match qu’elle avait, au moment du tournage du film Police (1985) avec Depardieu, dit publiquement qu’elle « ne supporta[it] pas son attitude, grossière et très déplacée », mais que « beaucoup de gens » s’étaient alors « retournés contre [elle] ».
Ou de l’actrice Lucie Lucas, qui a pris la parole sur Instagram pour n’être « plus complice de l’omerta généralisée ». Ou encore de la comédienne Isabelle Carré, qui, dans une tribune dénonçant les violences sexistes et sexuelles dans le magazine Elle, s’est interrogée : « N’est-ce pas étonnant qu’il faille attendre cinquante ans pour signifier à un acteur que son comportement avec les assistantes, les habilleuses, ses partenaires n’est pas acceptable, même sous prétexte de gauloiseries ? »
Enfin, plus de 600 artistes ont signé une « contre-tribune » publiée par le collectif Cerveaux non disponibles, dans laquelle ils estiment que la présomption d’innocence telle qu’elle est brandie par la tribune du Figaro « sonne comme une « présomption de mensonge » pour les femmes qui témoignent contre lui ».
Marine Turchi