ERIC FOUGERE - CORBIS / CORBIS VIA GETTY IMAGESLa tribune en soutien à Gérard Depardieu s’inscrit dans une tradition bien française : celle de placer l’artiste au-dessus des lois.
CINEMA - « Lorsqu’on s’en prend ainsi à Gérard Depardieu, c’est l’art que l’on attaque. » Dans une tribune publiée dans la soirée du 25 décembre, une cinquantaine d’artistes prennent la défense de Gérard Depardieu qu’ils estiment victime d’un « lynchage ». Parmi eux, Nathalie Baye, Carole Bouquet ou Pierre Richard. Le texte est publié cinq jours après qu’Emmanuel Macron a défendu l’acteur, qui, selon le président, « rend fier la France ». Gérard Depardieu est pourtant visé par plusieurs plaintes pour viol et a tenu, dans des images diffusées par l’émission Complément d’enquête, des propos obscènes envers plusieurs femmes et une petite fille.
Pour Geneviève Sellier, professeure émérite en études cinématographiques à l’Université Bordeaux Montaigne, historienne spécialiste des questions de genre au cinéma et animatrice du site Le Genre et l’écran, cette défense de Gérard Depardieu s’inscrit dans une tradition bien française : celle de placer l’artiste au-dessus des lois.
Marie Telling - Qu’avez-vous pensé de la tribune de soutien à Gérard Depardieu publiée dans Le Figaro ?
Geneviève Sellier - C’est accablant et c’est ce qu’on pourrait appeler un combat d’arrière-garde. Je trouve cette tribune d’autant plus scandaleuse qu’elle a visiblement été déclenchée par les déclarations du chef de l’État. Parce que Macron s’est permis, pour faire diversion de sa loi sur l’immigration, de faire cette provocation. Il a donné un feu vert pour l’hallali contre les gens qui osent critiquer le comportement scandaleux de Depardieu.
Alors que Gérard Depardieu est visé par des plaintes pour viol, qu’il a tenu dans l’extrait diffusé par Complément d’enquête des propos pourraient être qualifiés de harcèlement sexuel, la tribune est exclusivement centrée sur le « génie » de l’acteur. Pourquoi se concentrer sur ça ?
Parce qu’en France, le génie est au-dessus des lois. C’est valable pour les réalisateurs, les metteurs en scène, pour tous les artistes à partir du moment où ils ont une certaine aura. Ils ont le droit de faire ce qu’ils veulent, sous prétexte d’exprimer leur subjectivité géniale.
En France, le talent artistique donne un pouvoir qui n’existe pas ailleurs. On a l’impression que la religion de l’art a remplacé la religion, avec ce désir d’élire certains individus pour les mettre au-dessus des autres. À partir du moment où un artiste est reconnu, ce statut lui donne un pouvoir discrétionnaire sur ses contemporains, ses contemporaines en particulier. Ce non-dit est d’autant plus fort dans le milieu du cinéma, d’autant plus pathogène.
Comment cela ?
Il existe dans le cinéma un droit de cuissage indéniable, qui s’exerce de la part des hommes de pouvoir sur des jeunes femmes qu’on force à se déshabiller jusqu’à ce qu’elles aient suffisamment de pouvoir pour pouvoir se rhabiller et imposer le respect.
Ce qui m’a frappée dans les réactions des femmes autour de Depardieu, c’est qu’il s’est bien gardé de harceler ou d’agresser toutes celles qu’il a rencontrées une fois qu’elles étaient déjà connues. Celles qui affirment avoir été agressées sont les petites mains, les techniciennes, les maquilleuses, les costumières, les jeunes actrices… Celles qui n’ont pas de pouvoir social.
À l’étranger, où le mouvement MeToo a eu plus d’impact qu’en France, Depardieu ne fait plus du tout illusion.
Sur France Inter, l’académicien Jean-Marie Rouart, qui est l’un des signataires de la tribune, a affirmé que « l’opinion (...) est en train de voir supprimer une liberté fondamentale et supprimer surtout ce qui fait le bonheur de la France, (...) cette indulgence que l’on avait avec la vie des grands artistes ». Cette indulgence n’est donc pas inconsciente, elle représente même selon lui « le bonheur de la France »…
Le système dont je vous parlais, l’autorisation qui est faite aux artistes d’être au-dessus des lois, est littéralement théorisé comme quelque chose qui serait l’identité de la France. C’est quand même hallucinant. Cela suppose que l’art est un permis de tuer, un permis de violer.
C’est caractéristique de la France que les artistes revendiquent le droit à la fois de dire et de faire tout ce qu’ils veulent sous prétexte de génie. Mais qui dit qu’ils ont du génie ? Leurs pairs. Il y a une sorte de conspiration qui s’organise à l’intérieur de la classe dominante qui permet à ceux qui ont été identifiés par cette classe comme des génies de faire et de dire tout ce qu’ils veulent. Pour une démocratie, c’est quand même un peu problématique.
Et puis c’est problématique, surtout, parce que c’est réservé aux hommes. C’est une façon détournée de faire perdurer la domination masculine via le prétexte du génie artistique.
Dans l’argumentaire de Macron comme dans la tribune, il y a cette idée que Depardieu participe au « rayonnement » de la France à l’étranger. Est-ce vraiment toujours le cas ?
Je crois qu’il y a un tournant qu’ils n’ont pas vu. C’est fini ça. Depardieu est sans doute le plus grand acteur français de la seconde moitié du XXe siècle, mais il a fait son temps. Certes, il a eu un rayonnement, mais déjà à l’époque de Cyrano, il a raté l’Oscar parce qu’il avait, dans des entretiens, parlé sans la moindre gêne des viols collectifs auxquels il avait participé à Châteauroux. Donc les Américains savent à quoi s’en tenir à propos de Depardieu depuis longtemps, ce qui n’empêche pas qu’un certain nombre de ses films aient pu avoir un succès d’estime et même aussi un succès public. Mais je crois qu’à l’étranger, où le mouvement MeToo a eu plus d’impact qu’en France, Depardieu ne fait plus du tout illusion.
Parmi les signataires de la tribune, il y a surtout des artistes de la génération de Depardieu, et peu, voire pas, d’artistes jeunes. Y voyez-vous un fossé générationnel ?
On est bien obligé de le constater. Les hommes et même certaines femmes de cette génération ont totalement fermé les yeux sur les comportements des hommes dans le milieu du cinéma. Et puis il y a cette tradition, là aussi tombée en désuétude, de la gauloiserie, de la grivoiserie qui fait rire, qui serait tellement française. C’est fini ça.
On parle d’un monde d’avant. Ils jettent leurs dernières munitions dans la bataille. Ça rappelle furieusement l’Ancien Régime. Et ça dit d’ailleurs beaucoup de choses sur les forces sur lesquelles Macron s’appuie. Il a derrière lui ce régiment de gens de plus de 60 ans qui défendent bec et ongles l’asymétrie des rapports hommes-femmes.
Marie Telling