Dimanche, 55% des Chilien·nes ont rejeté un projet de Constitution réactionnaire. L’extrême droite encaisse le coup, mais le maintien de la Constitution actuelle, rédigée sous la dictature d’Augusto Pinochet, est loin de représenter une victoire pour le gouvernement progressiste de Gabriel Boric. Pour Franck Gaudichaud, professeur en histoire et études latino-américaines contemporaines à l’université de Toulouse (et actuellement à Santiago), ce statu quo traduit une période d’incertitude : quatre ans après la révolte contre le néolibéralisme autoritaire d’octobre 2019, les mouvements sociaux chiliens sont affaiblis et la colère sociale peine à trouver un débouché politique.
Le résultat de dimanche est-il une défaite pour l’extrême droite ?
Franck Gaudichaud : Oui. Le Parti républicain, d’extrême droite, et son leader, José Antonio Kast, ont été battus. Sous divers aspects, le texte qu’ils défendaient était plus réactionnaire que la Constitution actuelle, rédigée en 1980 sous la dictature de Pinochet. Le droit à l’avortement aurait été enterré. Une extrême limitation du droit de grève aurait été gravée dans le marbre. En parallèle, ce projet insistait sur la prééminence du marché à tous les étages de la société, et notamment en matière de politiques publiques. C’est un texte néolibéral et réactionnaire qui a été refusé dans les urnes.
Est-ce une victoire pour le gouvernement progressiste dirigé par Gabriel Boric ?
Pas vraiment, et c’est tout le paradoxe. Certes, la défaite de l’extrême droite représente un bol d’air frais pour la vaste coalition (du centre-gauche au Parti communiste) qui a porté Gabriel Boric au pouvoir en décembre 2021. Mais M. Boric a subi de nombreux revers. Il y a un peu plus d’une année, en septembre 2022, plus de 61% des votant·es ont rejeté son projet de Constitution progressiste, qui prévoyait des avancées en matière de droits des femmes, des communautés autochtones et des travailleur·euses.
Une année plus tard, et quatre ans après la révolte d’octobre 2019 au cours de laquelle des centaines de milliers de Chilien·nes avaient exprimé leur rejet du néolibéralisme, on revient à la case départ : la Constitution héritée de l’ère Pinochet – un texte d’orientation néolibérale, qui freine toute réforme sociale d’ampleur.
Comment expliquer ce statu quo ?
C’est le reflet d’une période d’incertitudes. Comme dans le reste de l’Amérique latine, le Chili se caractérise aujourd’hui par le « dégagisme » électoral, la fragilité des gouvernements progressistes et la consolidation des partis d’extrême droite. Dans ce contexte, ni l’option progressiste incarnée par M. Boric ni l’option réactionnaire de M. Kast n’arrivent à réunir de majorité. Et en l’absence d’alternative politique à ces deux blocs, la société reste mécontente mais divisée.
Quelles sont les racines de ce mécontentement social ?
Au cours des trois dernières années, la population chilienne a été confrontée à une crise économique, aggravée par le Covid-19. La précarisation, la répression et la pandémie ont alimenté la colère et le rejet des institutions.
Il y a aussi une déception face au gouvernement. L’élection de M. Boric avait en effet déclenché une vague d’espoir. Mais depuis, le bilan reste maigre. Le président a instauré la gratuité du service public de santé primaire, baissé le temps de travail et augmenté légèrement le salaire minimum. Mais il n’a pas réussi à imposer de réformes de fond, notamment en matière de fiscalité et de retraites. Il faut préciser à sa décharge que M. Boric est minoritaire au parlement et doit affronter des médias très hostiles.
Qu’en est-il des mouvements sociaux ?
La précarisation de la société a entraîné un reflux des mouvements sociaux – à l’exception du mouvement féministe, qui a été un des rares à mener une campagne combative contre la Constitution d’extrême droite. Quant au mouvement syndical, il reste faible.
Dans ce contexte, l’extrême droite fourbit ses armes…
Au Chili, la droite radicale se renforce. Elle développe un discours sécuritaire et antimigrant·es qui envahit les médias, mais aussi l’ensemble de la société. Battu au second tour en 2021, son champion José-Antonio Kast est décidé à remporter la présidentielle de 2025. Pour cela, il peut compter sur le soutien d’une véritable internationale d’extrême-droite qui appuie ses allié·es dans le monde entier.
Tout est cependant loin d’être joué. Car le rejet de son projet de Constitution est une vraie défaite pour M. Kast. Et la droite chilienne est désormais divisée entre un bloc néolibéral traditionnel, l’extrême droite du Parti républicain et une droite radicale libertarienne. Les divisions seront donc vives. Le meilleur antidote contre une arrivée de l’extrême droite au pouvoir au Chili reste cependant une remontée des luttes sociales.
Y a-t-il un espoir de ce côté-là ?
Les ingrédients qui ont mis le feu aux poudres en 2019 sont encore là. En effet, les revendications centrales de ce mouvement – réduction des inégalités, fin des violences policières, lutte contre la corruption, services publics de qualité, etc. – n’ont pas été mises en pratique. De nouvelles explosions sociales sont donc possibles.
Pour l’instant, le mouvement féministe est de loin le plus combatif. On assiste aussi à une montée des luttes sur le logement. Quant au peuple Mapuche, il reste très mobilisé pour la défense de ses terres et contre l’Etat.
PROPOS RECUEILLIS PAR GUY ZURKINDEN