« Historique »
Ce qui est « historique », c’est qu’un sommet des Nations Unies sur le climat ait été mis entre les mains du président de la compagnie nationale des pétroles du septième pays producteur d’hydrocarbures. Ce qui est « historique » également, c’est que plus de trente années de négociations visant à juguler le changement climatique climatique ont pu se dérouler sans mentionner une seule fois la responsabilité écrasante et évidente des combustibles fossiles dans le réchauffement global.
On peut donc considérer comme « historique » que les deux petits mots « fossil fuels » (combustibles fossiles) figurent pour la première fois dans le document adopté par la COP28. Mais il est « historique » aussi qu’ils apparaissent précisément à cette 28e conférence des Parties organisée par une dictature capitaliste et patriarcale féroce, dans une ville connue comme la Mecque du blanchiment de tous les trafics. D’autant plus « historique » que la réunion, plus que jamais couplée à une foire commerciale, a battu tous les records d’infiltration par les plus grands pollueurs de la planète - représentants de l’industrie fossile et de l’agrobusiness en tête…
Dans son rapport fameux publié en 2006, l’ex-économiste en chef de la Banque mondiale, le très néolibéral Nicholas Stern, décrivait néanmoins le changement climatique comme « l’échec le plus grave de l’économie de marché ». [2] Avec le sommet de Dubai, on mesure le chemin idéologique parcouru. Toute velléité d’autocritique, toute trace de scrupule ont disparu. Voilà le message « historique » délivré implicitement par la COP28 : il n’y a pas d’espoir en-dehors du marché ; le capitalisme, sa croissance, ses fossiles et ses technologies sont la solution, quels que soient les régimes politiques. Foin donc de politique ! Laissons faire les hommes d’affaires et les gouvernants à leur service. Ecartons ces questions secondaires que sont les droits sociaux, les droits démocratiques, les droits des femmes…
Prestidigitation
Sultan Ahmed al-Jaber a toutes les raisons d’être fier de lui. Prince de l’enfumage, il a atteint son but : concéder une mention des combustibles fossiles dans le texte central adopté à la COP, tout en ne donnant pas la moindre prise à l’idée qu’il faudrait cesser d’extraire et de brûler du charbon, du pétrole et du gaz.
L’exercice était périlleux. Il a été réussi grâce à une formule de prestidigitateur : les Parties sont « appelées à contribuer aux efforts globaux », notamment en « s’éloignant des combustibles fossiles dans les systèmes énergétiques, d’une manière juste, ordonnée et équitable, en accélérant l’action au cours de cette décennie critique, de manière à atteindre le zéro net en 2050 conformément à la science ». Bel exemple de novlangue.
Le texte original en anglais utilise l’expression « transitioning away from fossil fuels ». Elle pose tellement de problèmes d’interprétation et de traduction que certains ont voulu la croire synonyme du « phasing out of Fossil fuels » (sortie des combustibles fossiles). Celleux-là prennent leurs souhaits pour des illusions. Il ne s’agit absolument pas de sortir des fossiles. Il s’agit, le texte le dit, « d’accélérer l’action visant au zéro net en 2050 ».
Accélération ?
Accélérer l’action ? Quelle action ? En trente ans de soi-disant « transition énergétique », la part des fossiles dans le mix énergétique global a à peine baissé (de 83% à 80% environ). La déclaration de Dubai ne pose aucun « objectif » en la matière, elle demande seulement des « efforts globaux ». L’accélération de ceux-ci ne sera pas trop difficile à réaliser… Inutile d’attacher les ceintures. D’ailleurs, chaque Etat concevra « l’accélération » à sa manière, souveraineté nationale oblige.
Idem pour les compagnies pétrolières et gazières. Elles ont fait la bagatelle de 4000 milliards de dollars de bénéfices annuels en 2021-22, selon l’AIE. [3] Toutes planifient l’augmentation de leur production fossile à court et moyen terme… en promettant le « zéro net » en 2050 (elles ne s’engagent à rien pour 2030). L’an dernier, elles n’investissaient que 2,5% de leurs profits dans les renouvelables. [4] Ici aussi « l’accélération » ne posera guère de problèmes… Et chaque compagnie aussi la concevra à sa manière, libre entreprise oblige.
On se réjouit dans certains milieux des « appels aux Parties » à « contribuer aux efforts globaux » pour « tripler globalement les capacités de l’énergie renouvelable et multiplier le taux annuel moyen d’augmentation de l’efficacité énergétique, d’ici 2030 ». Les « efforts » dans ce sens sont certes louables mais ne remplacent pas les objectifs contraignants. De plus, la preuve est faite depuis trente ans que les renouvelables peuvent augmenter, voire exploser, sans que les fossiles reculent significativement.
Sans surprises, le texte approfondit l’amalgame entre ’énergies renouvelables’, ’énergies sans carbone’ (nucléaire) et ’énergies décarbonnees’ (capture du CO2, balayé sous le tapis)
Manœuvre OPEP de dramatisation
Le diktat du grand Capital a été respecté : aucun calendrier, aucune contrainte, aucune quantification, aucune déclaration, même de principe, en faveur de la sortie des combustibles fossiles. Même pas pour le plus polluant de tous, le charbon : le texte adopté à Dubai préconise seulement « d’accélérer les efforts vers la diminution de l’usage du charbon sans abattement » [5].
On a beaucoup glosé sur la lettre de l’OPEP enjoignant à ses membres à la COP de n’accepter aucune formulation « ciblant » les combustibles fossiles. [6] Elle a provoqué un tollé et des réactions indignées des adeptes du « capitalisme vert ». Il est probable qu’il s’agissait d’une manœuvre de dramatisation afin de faciliter la tâche d’al-Jaber et le consensus autour de ses conclusions « historiques ». Words, words, words.
La carotte du financement
Outre la mention ou non des fossiles, l’autre grande question de cette COP devait être celle du financement. Il s’agissait notamment de mettre la pression pour que les pays développés honorent la promesse de verser 100 millards de dollars/an au Fonds vert pour le Climat, d’une part, et de concrétiser l’accord de principe de la COP27 sur la création d’un fonds spécial pour les « pertes et préjudices » infligés aux pays les plus exposés aux catastrophes (qui sont aussi les moins responsables de celles-ci).
Aucun progrès significatif n’a été franchi sur ces questions. Les 100 milliards/an ne sont toujours pas sur la table. L’accord sur le fonds « pertes et préjudices », annoncé à grands renforts de trompettes au début du sommet de Dubaï, ne règle rien… hormis la satisfaction donnée aux Etats-Unis : ce fonds sera géré par la Banque Mondiale. Quelques centaines de millions ont été promis, alors que les besoins estimés tournent autour de 1000 milliards… Chers amis, chères amies des pays menacés par la montée des océans, revenez à la COP29.
Les promesses de financement, c’est la carotte pour faire avancer l’âne. Comme la plupart des financements sont ou seront sous forme de prêts, la carotte se transformera rapidement en bâton, sous la forme de dettes accrues.
Nous n’irons pas à Bakou
On se félicite du fait que le processus multilatéral lancé par la Convention cadre des Nations unies (Rio 1992) continue. Il continue en effet… comme le feu allumé sous la casserole où flotte la grenouille qui ne voit pas venir sa fin prochaine. Encore quelques COP « historiques » comme celle-là, et il sera définitivement impossible de rester sous 1,5°, et même sous 2°C de réchauffement... de sorte que le capitalisme mondial sera enfin débarrassé des « contraintes » de l’accord de Paris... (humour noir)
A la COP29, l’œuvre des EAU sera prolongée par l’Azerbaïdjan. Un autre Etat pétrolier, une autre dictature prendra le relais de l’enfumage. L’inspiration sera KGB plutôt que CIA ; mais, pour les peuples, cela ne fait aucune différence. Pour le climat non plus... La catastrophe ne sera pas arrêtée par ces COP, mais par les luttes, les convergences des luttes et leur coordination internationale.
Daniel Tanuro
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