Si l’année 2023 s’annonce déjà comme la plus chaude jamais enregistrée sur terre, elle pourrait être aussi celle des renoncements des pétroliers.
Discrètement, les majors pétrogazières ont commencé depuis quelques mois à rogner, voire à revenir sur leurs plans climat visant à opérer la nécessaire transition énergétique.
Pour exemple, Wael Sawan, patron de la multinationale Shell depuis janvier, a déclaré en mars dernier dans les colonnes du Wall Street Journal : « Je crois fondamentalement au rôle du pétrole et du gaz pour longtemps, très longtemps. » Ce même mois, l’entreprise a supprimé le poste de responsable mondial des énergies renouvelables pour se recentrer sur le gaz naturel liquéfié (GNL), une forme de gaz fossile extrêmement néfaste pour le climat et aujourd’hui en plein boom sur les marchés mondiaux.
L’unité de raffinage BASF TOTAL Petrochemicals LLC à Port Arthur, Texas, le 5 novembre 2018. © Photo Brandon Thibodeaux / The New York Times via REA
Puis, en juin, l’énergéticien anglo-néerlandais a indiqué qu’il tablerait désormais sur une production de pétrole « stable » jusqu’en 2030. Un abandon clair de son objectif climat annoncé en février 2021 de réduire sa production de pétrole de 1 à 2 % par an. Dès 1989, et avant même le premier rapport du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec), Shell avait pourtant prédit avec précision les impacts de la catastrophe climatique si les pétroliers continuaient de produire des énergies fossiles.
En février 2020, l’industriel britannique BP a pour sa part affiché un ambitieux plan climat afin de devenir une multinationale neutre en carbone en 2050. Mais début 2023, le groupe a finalement prévu d’entamer plus lentement son virage vert. Alors que BP visait une baisse de 40 % de sa production de pétrole et de gaz d’ici à 2030, l’entreprise table désormais sur une réduction de seulement 25 %.
Quant à TotalEnergies, à l’occasion de sa « Journée investisseurs » qui s’est tenue à New York en septembre, il a informé, au grand dam des scientifiques, qu’il allait « augmenter sa production d’hydrocarbures de 2 à 3 % par an » d’ici à 2028.
Le fleuron industriel français, dans son nouveau plan climat présenté à l’assemblée générale du groupe en mai, prévoit d’augmenter d’un tiers sa production de gaz d’ici à 2030, sans réduire significativement sa production de pétrole. À cet horizon, 70 % de ses investissements resteront alloués au pétrole et au gaz.
Marche arrière délétère
Enfin, toujours à rebours de l’urgence climatique, 2023 a été marquée par de nombreux signaux négatifs en matière d’investissements fossiles de la part des majors. Saudi Aramco, plus gros producteur mondial de pétrole, a injecté fin septembre un demi-millard de dollars dans de nouvelles infrastructures gazières. Le groupe saoudien s’est par ailleurs associé cet été avec TotalEnergies pour ériger un complexe pétrochimique géant en Arabie saoudite. Un investissement colossal de plus de 10 milliards d’euros pour fabriquer à partir de pétrole des matières plastiques.
L’italien Eni a de son côté racheté en juin pour près de 4,5 milliards d’euros le groupe pétrolier européen Neptune Energy afin de muscler sa production d’hydrocarbures. Le géant ExxonMobil a commencé il y a deux semaines à extraire au large du Guyana 220 000 barils de pétrole par jour et vise à mettre sur le marché un million de barils d’ici quatre ans en développant les réserves offshore de ce petit pays d’Amérique du Sud. Enfin, Chevron a acquis en août et en octobre les pétroliers américains PDC Energy et Hess Corporation pour augmenter sa production d’or noir.
Ce revirement climaticide des pétroliers est à contre-sens des multiples alertes de la communauté scientifique et des organisations internationales. Les Nations unies ont démontré que la production de pétrole et de gaz doit baisser respectivement de 4 % et 3 % par an jusqu’en 2030 pour contenir le réchauffement à + 1,5 °C. Et depuis mai 2021, l’Agence internationale de l’énergie (AIE) martèle qu’aucun nouvel investissement dans l’exploration et la production de nouveaux gisements fossiles ne doit être approuvé afin de freiner l’emballement du climat. À la veille de la COP28 qui se tient jusqu’au 12 décembre à Dubaï (Émirats arabes unis), l’AIE a prévenu que pour sauver le climat, la demande en combustibles fossiles doit diminuer de près d’un quart avant la fin de la décennie.
Déni climatique à la tête de la COP28
Pourtant, malgré l’avalanche de rapports scientifiques sur l’indispensable sortie des fossiles, le journal britannique The Guardian a révélé hier que, dans une vidéo datée du 21 novembre, le président de la COP28, Sultan al-Jaber, a jugé qu’il n’existait « pas de données scientifiques, pas de scénario » montrant qu’une élimination progressive des combustibles fossiles était nécessaire pour ne pas dépasser le + 1,5 °C. Ce dernier a été jusqu’à clamer que toute sortie des fossiles risquerait de nous renvoyer « à l’âge des cavernes ».
Cette surprenante déclaration de la part du chef d’orchestre des négociations onusiennes sur le climat renforce les suspicions de « double agenda » de Sultan al-Jaber, qui est aussi le PDG d’Adnoc, la compagnie pétrogazière nationale émiratie. Selon une enquête de la BBC parue la semaine dernière, le président de la COP28 profiterait du sommet pour conclure des marchés d’énergies fossiles avec le Canada ou l’Australie pour la firme qu’il dirige.
Mais la saillie d’al-Jaber a surtout exaspéré les scientifiques, à l’instar de Joeri Rogelj, professeur à l’Imperial College de Londres et auteur principal du Giec : « Je recommande vivement au président de la COP de se renseigner sur le dernier rapport du Giec. Ce rapport, approuvé à l’unanimité par 195 pays, dont les Émirats arabes unis, présente différentes manières de limiter le réchauffement à 1,5 °C et toutes indiquent une élimination progressive de facto des combustibles fossiles au cours de la première moitié du siècle. »
Alors que la combustion de charbon, de pétrole et de gaz est à l’origine d’environ 90 % des émissions mondiales de CO2 en 2022, le dernier rapport de synthèse du Giec de mars 2023 affirme que nous devons réduire nos émissions de moitié d’ici à 2030.
Ses auteurs et autrices rappellent aussi que les rejets de gaz à effet de serre projetés des infrastructures fossiles existantes nous amènent déjà vers une trajectoire dépassant l’objectif de + 1,5 °C de réchauffement. Ces faits ont conduit le Giec à écrire qu’« une réduction substantielle » de l’utilisation des énergies fossiles est indispensable pour mettre fin au chaos climatique.
« Ces déclarations du président de la COP28 qui nient les données scientifiques sont alarmantes et suscitent de vives inquiétudes quant à la capacité de la présidence à mener les négociations des Nations unies sur le climat, à un moment où l’on a le plus besoin d’un leadership et d’une vision claire,résume Romain Ioualalen, responsable politiques internationales pour Oil Change International. Le déni de la science fait partie de la stratégie de l’industrie des combustibles fossiles depuis des décennies. Mais la science ne fait pas débat : nous devons sortir progressivement des combustibles fossiles pour avoir une planète vivable. »
Vendredi dernier, António Guterres, secrétaire général de l’ONU, a encore averti que « la science est claire » et qu’il faut acter à cette COP « une sortie progressive » des fossiles. La fin du charbon, du pétrole et du gaz est un des enjeux cruciaux de ce sommet diplomatique. Un document de travail d’accord final qui doit être adopté par les négociateurs et négociatrices est actuellement en pourparlers, avec des options mentionnant « une réduction » (phase-down, en anglais) ou, terme plus ambitieux, « une sortie » (phase-out) des énergies fossiles. Une première dans l’histoire des COP.
À l’heure actuelle, sur près de 200 pays présents à Dubaï, seuls 26 États, dont la France, se sont prononcés publiquement en faveur d’une sortie complète des combustibles fossiles pour cette COP28.
Mickaël Correia