Depuis le 7 octobre et l’attaque perpétrée par le Hamas en Israël, des pans entiers de la société française ont basculé. Pas tant, à ce stade, dans « l’importation du conflit », comme titrent déjà certains médias, mais dans l’inquiétude que la guerre Israël-Palestine, dont les rhizomes s’étendent jusqu’en France depuis des décennies, alimente à nouveau les rancœurs et les haines.
Aucune agression grave, pour l’heure, n’a été repérée par le ministère de l’intérieur, qu’elle soit antisémite, raciste ou islamophobe. Mais depuis trois semaines, plus de 700 « événements ou incidents antisémites », essentiellement insultes et tags, ont été recensés. Moins bien dénombrés par les autorités, des actes islamophobes ont été aussi commis, dans les jours qui ont suivi l’attaque du Hamas, puis la mort d’un enseignant à Arras, tué par un terroriste radicalisé. Et chacun·e pressent que les choses peuvent empirer, sinon basculer.
À l’issue d’une réunion de sécurité Place Beauvau, le 9 octobre 2023. © Photo : Xose Bouzas / Hans Lucas via AFP
Un peu partout, des signaux d’alerte s’allument, des passages à l’acte qui peuvent sembler « mineurs » se multiplient. Mediapart a ainsi choisi de raconter six histoires qui donnent la parole à un responsable de synagogue taguée, un retraité tunisien agressé ou encore un élu insulté, survenues entre le 8 et le 22 octobre. Six « épisodes » qui racontent une société en état de tension extrême, dont l’extrême droite se repaît dans l’ombre, dans l’attente du pire. Une société comme suspendue.
Convoqué après une prière pour la paix
Ismaël*, 9 ans, en CM2, croyait bien faire et respecter les consignes de sa maîtresse. Dans son école catholique sous contrat de Savoie, pour la minute de silence en mémoire du professeur d’Arras, il a récité des sourates du Coran « pour la paix dans le monde », apprises à son cours de religion et d’arabe du samedi. Chacun pouvait « faire à sa façon », d’autres élèves « avaient demandé s’ils pouvaient prier dans leur cœur », reconnaît volontiers la directrice.
Dans la foulée, pourtant, celle-ci a convoqué le garçon, lui demandant de s’expliquer. En présence aussi de l’enseignante, Ismaël a été prié de réciter une sourate, avant d’être questionné sur son sens exact. Auprès de Mediapart, la directrice assume : « Je lui demande ce que cela veut dire. Il me répond qu’il ne sait pas. […] Je lui exprime ma surprise : comment réciter à voix haute un texte dont on ne connait pas la signification ? »
La directrice précise qu’elle a découvert qu’il s’agissait d’une prière pour la paix au cours d’un entretien qui a suivi avec la mère, Frédérique*, qui dénonce aujourd’hui une logique du soupçon. Un soupçon « d’endoctrinement », lié à sa religion. « Petite, ma mère apprenait bien la messe en latin et ne comprenait rien ! », s’indigne Frédérique. Il y a pire : si la directrice a convoqué Ismaël, c’est aussi que la maîtresse, au passage, lui a signalé qu’Ismaël se vantait, en pleine Coupe du monde, de ne pas soutenir l’équipe de France de rugby. Dans le bureau, l’enfant ne s’est pas démonté : il a quand même le droit d’aimer l’équipe de son choix !
Questionnée par Mediapart sur ce point, la directrice se défend d’avoir mis « en doute la citoyenneté » d’Ismaël. Et d’ajouter : « Je lui dis [alors] qu’il a raison sur ce sujet et que c’est son droit, mais de ne pas oublier qu’il est en France et que c’est son pays, celui qui lui donne à manger. »
« On insinue que mon fils n’est pas un patriote français, relève Frédérique, pas vraiment français car on l’éduque dans l’islam… »
Ce soir-là, une fois à la maison, le garçon a pleuré. Depuis, une main courante a été déposée, qui fait aussi état de propos racistes dont Ismaël, dont le père est sénégalais, a été victime de la part de camarades, le mois précédent. « Les familles ont été informées des déviances verbales des enfants […], sanctionnés à l’école et chez eux », tient à préciser la directrice.
Mais face à un traitement qu’ils jugent inadmissibles, les parents d’Ismaël ont retiré leur fils de l’école. Il rejoindra l’établissement public de son quartier à la rentrée. Pour sa mère, le contexte général a joué. Au point que des proches à qui elle a raconté l’histoire lui ont dit : « Quand même, la prière en arabe… » « C’est vu comme une provocation, alors que mon fils voulait la paix », s’indigne-t-elle.
À Lyon, une synagogue ciblée
Dans le quartier populaire de la Duchère, à Lyon, ce sont les « anciens » venus à la synagogue pour la prière du matin qui ont découvert, vendredi 20 octobre, les inscriptions « Victoire pour nos frères à Gaza. Fierté », taguées à la bombe noire sur le portail de l’enceinte. Trois drapeaux – algérien, jordanien et palestinien – étaient également sur les lieux. Alors qu’une plainte a été déposée, la sécurité a depuis été renforcée.
Si Tal, président de l’association cultuelle rattachée à la synagogue, reconnaît que le message n’avait « rien de violent » ou de strictement injurieux, le visionnage de la vidéosurveillance montrant deux individus cagoulés s’en prendre à l’enceinte de la synagogue a mis un coup au moral de cet éternel optimiste, qui se bat depuis des années pour maintenir l’idée d’une coexistence harmonieuse entre les communautés locales.
Comme à chaque fois, la communication a été évaluée au millimètre près. À la peur habituelle des victimes de racisme de voir la lumière braquée sur elles, s’ajoute la crainte de se voir reprocher « d’importer le conflit ». « C’est la double peine », reconnaît Gérald, trésorier de la synagogue. « En plus d’une catastrophe humanitaire en Israël et en Palestine, on doit gérer la peur des répercussions ici, sachant qu’il y a en plus encore des otages dans la bande de Gaza », explique-t-il.
L’arbitrage est d’autant plus difficile à assumer que tout le monde ici a des proches en Israël. Mais on fait attention à ne pas trop l’exposer, au risque d’être considéré « comme l’ambassade d’Israël en France ». Difficile de faire dans la nuance, d’expliquer les liens historiques pour ces familles d’origine maghrébine ayant fui l’antisémitisme colonial ou celui des nationalismes arabes.
Au milieu des injonctions à choisir son camp et des images de massacres, la priorité ici reste à l’apaisement. Car la synagogue de la Duchère incarne, en elle-même, le sujet de l’explosion des passages à l’acte antisémites apparus dans les années 2000 en marge du conflit israélo-palestinien en France. En 2002, un attentat à la voiture bélier contre le bâtiment avait traumatisé.
En mai 2022, la synagogue perdait l’un de ses fidèles, défenestré par un voisin manifestement antisémite. Début octobre, c’est une allusion à Hitler lancée par un groupe de jeunes à destination des fidèles réunis dans la cour pour les fêtes de Souccot qui a porté un énième coup de canif à l’idéal du vivre-ensemble. Depuis, les stratégies d’évitement sont de nouveau privilégiées : on a rangé les kippas que l’on mettait pour se rendre à l’office.
Bien à contrecœur, on reconnaît aujourd’hui que la panique gagne : « J’en viens à dire à mon fils de regarder derrière son épaule et de se retourner quand il marche dans la rue, parce qu’on a tous en tête la possibilité d’une attaque au couteau, confie tristement Gérald. C’est ce que je fais moi aussi. »
Un retraité tunisien frappé en bas de chez lui
Ce midi-là, Ali*, retraité tunisien de 66 ans, chausse à la hâte des claquettes pour aller aider son épouse, de retour des courses, au pied de leur immeuble du Cannet (Alpes-Maritimes). C’est alors qu’il voit deux hommes s’attaquer à la vitrine du voisin, un fleuriste, à coups de marteau. Selon son récit, Ali les interpelle pour les arrêter. Parmi eux : le propre fils du fleuriste, qu’il n’identifie pas tout de suite, et un homme « qui porte une kippa » et le prend bizarrement à partie : « Pourquoi tu fais peur au petit ? »
Ali demande à un témoin de contacter la police et appelle lui-même le fleuriste, « un ami ». Mais l’homme qui l’invectivait lui balance alors un coup de poing à l’œil et ses lunettes voltigent. Depuis, il voit flou de l’œil gauche, comme l’a constaté un ophtalmologue. Son agresseur aurait ajouté, selon une plainte déposée par Ali : « Sale Arabe, je vais te découper en morceaux et je vais t’envoyer à Jérusalem. »
Un témoin, qui a souhaité garder l’anonymat, confirme la scène à Mediapart et se souvient, pour sa part, des propos suivants : « T’es un sale Arabe, je vais te massacrer et te couper en morceaux. » Sans la référence à Jérusalem.
Transporté à l’hôpital dans la foulée, Ali se voit délivrer une interruption temporaire de travail (ITT) d’une journée. Mais l’auteur présumé des faits, lui, a pris la fuite. Quant au fils du fleuriste, il a été hospitalisé dans un service psychiatrique, selon un communiqué du parquet de Grasse.
Contacté par Mediapart, le procureur indique qu’une enquête est ouverte et que « de multiples investigations ont été conduites (notamment exploitation vidéo) et demeurent en cours afin d’établir la matérialité des faits […]. Les enquêteurs disposent d’un cliché de l’individu et les investigations se poursuivent pour tenter de l’identifier. » À ce stade, le magistrat ne confirme pas le caractère raciste de l’agression, survenue au lendemain de l’attentat d’Arras.
Pour Me Guez Guez, l’avocat d’Ali, ce caractère raciste serait pourtant « évident ». Et d’ajouter : « Ce type d’agression est exacerbé par le contexte à la fois en France et au Proche-Orient, les tensions communautaires sont croissantes. »
L’histoire, d’ailleurs, ne s’est pas arrêtée là. Quelques heures après l’altercation, alors qu’Ali attendait aux urgences, l’un de ses fils, prévenu de l’agression, a été repéré dans la rue en train de proférer des menaces de violences envers la communauté juive. D’après le procureur de Grasse, le fils d’Ali, poursuivi pour « provocation à la haine » et qui aurait reconnu les faits, a été placé en détention provisoire dans l’attente de sa comparution, fin novembre.
« L’empressement avec lequel on a déféré le fils de la victime » interpelle toutefois Me Guez Guez. « En face, on constate que le principal agresseur n’est, jusqu’à aujourd’hui, pas inquiété par la justice… »
Depuis une semaine, Ali, lui, s’alimente à peine, dort peu, « tourne en rond la nuit » et fume un « paquet de cigarettes ». Alors qu’il souffre déjà de problèmes cardiaques, il explique avoir désormais « à l’intérieur une douleur dans le cœur et dans la tête ».
Traitée de « soutien du Hamas » en plein conseil municipal
Au départ, Samia Ghali, maire adjointe des 15e et 16e arrondissements de Marseille, n’est pas sûre d’avoir bien entendu. Mais des élus confirment : Éléonore Bez, élue du Rassemblement national (RN), l’a qualifiée, lors du conseil municipal du 20 octobre, de « représentante du Hamas ». D’origine algérienne, Samia Ghali ne s’exprimait même pas sur la guerre en cours.
Samia Ghali. © Photo : Clément Mahoudeau / AFP.$$
Les micros, coupés, n’ont rien enregistré. Mais la conseillère municipale (sans étiquette) Hayat Atias confirme à Mediapart avoir entendu « assez distinctement : “C’est un soutien du Hamas”, avec une espèce de ricanement ». « Le mot “représentante”, je n’ai pas entendu », mais « ça suffit de cracher sa haine antimusulmans et antimaghrébins », s’indigne-t-elle. Assis sur les bancs du public, un militant associatif, Jean-Paul Kopp, corrobore et déclare avoir reconnu la voix d’Éléonore Bez.
À l’issue de la séance, Benoît Payan, maire de Marseille, a lui-même réagi, selon La Provence : « Dire à une élue de la République qu’elle est la représentante d’une organisation terroriste me fait saigner le cœur. [L’auteure de ces propos] aura à répondre devant les tribunaux. »
Pour Samia Ghali, qui a annoncé son intention de déposer plainte, cet épisode découle de l’atmosphère politique instillée depuis des semaines par le ministre de l’intérieur, le même qui a décrit le footballeur Karim Benzema « en lien notoire avec les Frères musulmans ». « Ça ouvre des portes à certains, qui peuvent maintenant s’imaginer que de ne rien dire, c’est être un soutien au Hamas. »
Mais elle regrette aussi que son souci de ne pas se positionner sur « l’international » (hors de son ressort) lui ait déjà été reproché par des militants. « À un moment, il va falloir arrêter d’épier la communauté maghrébine dans son ensemble pour considérer ce qu’elle dit ou ce qu’elle ne dit pas ! Quand on donne notre avis, on morfle ; quand on ne le donne pas, on morfle aussi. »
« Dehors juif bâtard »
Élu de gauche habitant à Grenoble (Isère), Julien*, lui, a vu son portail tagué. C’était le 22 octobre aux aurores. Debout avant les autres membres de sa famille, il sort pour commencer sa journée quand il remarque une inscription, « Dehors juif batard », gribouillée en blanc sur son portail. Julien n’est pas juif et rien ne pourrait le laisser penser, ni son nom de famille, ni une pratique cultuelle.
Mais comme beaucoup de gens, il est déjà allé en Israël, a des ami·es de confession ou de culture juive. Et il était présent à la soirée organisée, mardi 10 octobre, au Centre des cultures juives de Grenoble en mémoire des victimes du massacre du 7 octobre commis par le Hamas.
Pourquoi son portail a-t-il été tagué ? Plusieurs hypothèses viennent spontanément à son esprit : intimidation, volonté de nuire, opportunisme politique frappé d’antisémitisme... Ce n’est pas la première fois qu’il fait l’objet d’insultes en qualité d’élu, mais ce nouvel affront est dur à encaisser. S’il s’est positionné clairement contre le Hamas, en n’hésitant pas à parler de « terrorisme », Julien a toujours fermement fustigé le « gouvernement d’extrême droite » de Benyamin Nétanyahou et les bombardements à Gaza. « Je ne confonds pas les peuples et les gouvernements », explique-t-il à Mediapart.
Il a préféré ne pas porter plainte et taire l’évènement dans sa propre famille – raison pour laquelle il souhaite conserver l’anonymat. « J’ai essayé d’effacer les traces pour qu’ils ne remarquent pas. » Le mot « juif » n’est déjà plus visible. « C’est quand même à mon domicile que c’est arrivé, ce n’est pas rien… »
« Mort à l’islam » + étoile de David
C’était au lendemain du massacre perpétré par le Hamas en Israël. Adnan Bulut, responsable de l’association culturelle franco-turque de Roanne (Loire), a vu l’un des murs de son association tagué d’un « Mort à l’islam », assorti d’une étoile de David. Ce matin-là, avec d’autres membres de l’association, il se rendait sur le site pour continuer les travaux de la salle des fêtes attenante à la mosquée.
Créée dans les années 1970 par des travailleurs immigrés, l’association culturelle a été épargnée après l’attentat contre Samuel Paty par l’explosion de haine islamophobe qui a touché les mosquées. « Personne ne s’attendait à une telle attaque », reconnaît Okan Safak, vice-président du lieu, encore choqué par l’événement. Qui a pu apposer un tel appel à la haine ? Aucun indice à ce jour. Les caméras de vidéosurveillance placées à l’intérieur du site n’ont pas capté la scène.
En tout cas, associations antiracistes et membres de la communauté musulmane contactés par Mediapart en sont persuadés : on cherche à faire passer les juifs de Roanne pour responsables de cet appel à la haine. « Il y a derrière tout ça une instrumentalisation de l’étoile de David, c’est une provocation », analyse de son côté le responsable local de la Licra, Julien Levinger, qui indique avoir contacté la mosquée pour lui apporter son soutien.
« On cherche clairement à monter les communautés les unes contre les autres », abonde de son côté Itidel Fadhoum, ancienne présidente de la Ligue des droits de l’homme de Roanne. Pour cette enseignante chercheuse spécialiste des migrations qui a vu « les affiches pro-Zemmour fleurir sur le territoire roannais et jusqu’à Saint Étienne », la piste d’extrême droite n’est pas à exclure.
« C’est de la provocation et on ne va certainement pas y répondre », réagit de son côté l’association franco-turque de Roanne. Le tag a été depuis recouvert à la peinture noire, mais il a laissé des marques. Tout le monde a peur. « Des enfants et des mères de famille ont vu cet appel au meurtre qui a installé un vrai sentiment de panique, explique Okan Safak. Aujourd’hui c’est une inscription sur un mur, demain c’est quoi ? Un cocktail Molotov en pleine prière ? »
Lou Syrah et Faïza Zerouala
Boîte noire
* Ces prénoms ont été modifiés pour préserver l’anonymat des personnes interrogées.