BOMBAY ENVOYÉ SPÉCIAL
Ils se sont donné rendez-vous à l’aube, au rez-de-chaussée d’un immeuble en construction coincé entre des baraques en tôle. Une vingtaine d’hommes, dont certains escortés par des gardes du corps, attendent le début de la réunion en silence, assis en tailleur sur des nattes, un thé fumant entre les jambes. « Quitte à paralyser Bombay, nous ferons tout pour arrêter le projet de réhabilitation de Dharavi », prévient Joachim Arputham, directeur de la Fédération nationale des habitants des bidonvilles. « Tout le bidonville est ici : la mafia, les hommes politiques et quelques associations », chuchote le gardien de l’entrée, un bâton à la main.
Le temps presse car, en septembre, le gouvernement local du Maharashtra a prévu de vendre le terrain du plus grand bidonville d’Asie. Les 214 hectares de baraques en tôle et en ciment ont été mis à prix à 1,9 milliard d’euros, dans un appel d’offres publié le 1er juin dans les journaux de 16 pays.
Le projet de reconversion a été imaginé par Mukesh Mehta. De retour des Etats-Unis où il vendait des appartements de luxe, cet urbaniste se targue d’être le premier à avoir vu de l’« or » dans ce bidonville. « Le quartier est idéalement situé entre deux lignes de chemin de fer et à proximité des quartiers d’affaires. Les habitants sont tellement travailleurs qu’ils pourraient sortir de la pauvreté avec les infrastructures nécessaires », s’enthousiasme-t-il.
Pendant dix ans, Mukesh Mehta tente de convaincre, sans succès, les autorités de raser le bidonville. Jusqu’au jour où il lâche à un haut fonctionnaire : « Signez, et vous serez l’homme qui aura éliminé plus de pauvreté que Mère Teresa ! » Son plan de reconversion est accepté. Les yeux pétillants, la gorge serrée par une cravate recouverte de caniches blancs les oreilles levées au ciel, il détaille son projet : « Il y aura des écoles privées, où les plus pauvres pourront être scolarisés gratuitement ; des terrains de golf où ils pourront aussi s’inscrire à des tarifs préférentiels ; des pistes de jogging et de la culture, avec la construction du premier musée du cricket. » Mukesh Mehta a un slogan : « Transformer les pauvres en actifs de la nation », et une méthode protégée par un brevet pour débarrasser les mégalopoles indiennes des bidonvilles.
En attendant d’être remplacées par des pistes de jogging, les ruelles étroites de Dharavi sont encombrées par des chariots transportant des peaux de buffle. Ces dernières sont transformées en articles de maroquinerie, dans de petits ateliers comme celui où travaillent Ali et huit autres ouvriers.
L’adolescent, un maillot de corps collé à la peau par la transpiration, fabrique des fausses ceintures Gucci, avec un seul « c », sous les néons. Sa vie tient en 10 m2. Quatorze ou seize heures de travail quotidien sur sa machine, et la nuit passée sur son matelas de coton, à l’autre bout de la pièce. « Si on me reloge ici, mais que les ateliers sont délocalisés en périphérie de Bombay, je n’aurai pas de quoi payer le transport », lâche Ali.
Dans les ruelles de plus en plus étroites qui mènent au quartier des potiers, des paires d’yeux surgissent des pièces sombres à chaque inconnu qui passe. Au milieu d’une petite cour, des femmes, enroulées dans des tissus faisant office de sari, circulent au milieu d’une épaisse fumée blanche avec, sur la tête, des poteries alignées sur des planches en bois. Des morceaux de tissu récupérés des usines de textile alimentent des fours, construits à même le sol, pour sécher les petits pots en terre glaise.
Une femme édentée, le visage creusé par les rides, assiste au spectacle sur le pas de sa porte. « Lorsque je suis née, ici, il n’y avait que des marécages. Mon père laissait la lampe à pétrole brûler toute la nuit de peur de nous faire attaquer par les bêtes sauvages. Et dire que tout ce que nous avons bâti va disparaître », soupire-t-elle.
Derrière elle, une salle aux murs noircis par la crasse est compartimentée par des cloisons en tôle. Chaque famille a droit à une pièce, un néon et une prise électrique. Des ustensiles de cuisine et des portraits de divinités en papier jauni sont accrochés au mur. Un homme couché sur une natte, les pupilles blanchies par une infection, se lamente : « Si jamais ils détruisent nos ateliers, nous n’avons nulle part où aller, sauf en lointaine périphérie, et nous perdrons tous nos clients. »
Dans le bidonville, les ateliers sont partout. Il y en aurait plus de 5 000, selon les habitants. Certains ont fait la fortune de ceux que l’on appelle ici les « Richard Branson » de Dharavi. Dans le quartier des tanneurs, par exemple, il suffit de descendre quelques marches d’une maison décrépite pour atterrir dans le bureau en marbre de Mustaqueem. Cet homme affable, habillé d’une longue tunique blanche, caresse sa longue barbe en donnant le récit de sa vie : « J’ai commencé en servant le thé aux ouvriers d’une usine de textile le jour et, la nuit, j’apprenais à me servir des machines. C’est comme ça que j’ai pu démarrer mon propre atelier. » Il emploie aujourd’hui 800 ouvriers disséminés dans le bidonville et vend sa production à de grandes enseignes de distribution américaines. « Grâce au faible coût de la main-d’œuvre, je suis imbattable, explique-t-il avec le sourire, mais nous avons désormais besoin de meilleures infrastructures pour sortir de la misère. C’est pourquoi je soutiens le projet de Mukesh Mehta. »
« Mais que vont devenir les habitants et comment seront-ils relogés ? demande Joachim Arputham. Ils nous proposent des studios de 21 m2, ce qui veut dire qu’à chaque fois que ma fille prendra son bain, ou que ma femme enfilera son sari de 8 m, je devrai sortir de la maison. » Seuls les habitants arrivés avant 1995 auront le droit d’être relogés, contre paiement d’un loyer.
D’après les ONG, sur les 800 000 habitants, entre 300 000 et 400 000 devront donc quitter les lieux, comme Gorappa Kumar, qui termine sa journée de travail, la nuit tombée, dans un atelier de fonderie. Après avoir retiré de sa mâchoire le chiffon qui le protège des vapeurs toxiques, il glisse, l’air résigné : « La réhabilitation de Dharavi va profiter aux plus riches. D’autres bidonvilles m’attendent pour les années à venir. »
New Delhi veut faire peau neuve
NEW DELHI CORRESPONDANCE
L’Inde veut afficher aux yeux du monde le visage d’une nation tournée vers la prospérité. Mais les bidonvilles installés au cœur des mégalopoles indiennes sont là pour rappeler que 260 millions d’Indiens vivent encore sous le seuil de pauvreté.
D’après le dernier recensement de 2001, 43 millions d’urbains vivent dans les bidonvilles soit, au minimum, 15 % de la population urbaine totale. La proportion est plus élevée dans les grandes métropoles. A Calcutta, le tiers de la population vit dans des abris de fortune.
Faute d’être éradiquée, la pauvreté est évacuée des centres-villes. C’est ce qu’a décidé New Delhi, qui veut donner l’image d’une « ville de classe mondiale » à l’occasion des Jeux du Commonwealth qu’elle organise en 2010. Pour que les taudis ne viennent pas contrarier cette image, 800 000 habitants auraient été déplacés entre 2001 et 2004.
VILLE FANTÔME
A Bombay, le manque d’infrastructures et la pression foncière poussent les autorités à raser les bidonvilles. D’après l’ONG Indian People’s Tribunal on Environment and Human Rights, environ 90 000 taudis abritant 450 000 personnes ont été démolis entre novembre 2004 et mars 2005. Les habitants qui ont de quoi payer le loyer réclamé par le gouvernement sont relogés en lointaine périphérie, comme à Bawavan, près de New Delhi.
Cette ville fantôme regroupe des maisons en briques d’un étage, séparées par des routes de terre, au milieu des champs et des troupeaux de buffles. « En trois ans, 120 000 habitants ont été relogés ici, mais la plupart repartent car ils sont à deux ou trois heures de leur lieu de travail », témoigne Sunita Kumari, de l’ONG Action Aid International.
« Depuis la fin des années 1990, la justice se montre également hostile à l’égard des habitants des bidonvilles, souligne Véronique Dupont, chercheuse et directrice du Centre des sciences humaines à New Delhi. Des ONG de protection de l’environnement et des associations d’habitants se tournent vers les juges pour réclamer la démolition des taudis. »
Lors d’un jugement rendu en 2000, dans l’affaire Almitra Patel, un juge de la Cour suprême avait estimé qu’il fallait supprimer les bidonvilles pour réduire la production de déchets dans la ville. A l’égard des habitants, le juge avait eu cette phrase : « Récompenser un squatter sur un terrain public par un site alternatif gratuit, c’est comme donner une récompense à un pickpocket. »