Un pas de plus a été franchi dans la mise sous pression du journalisme, et de la liberté de la presse. Mardi 19 septembre, le domicile marseillais de la journaliste Ariane Lavrilleux, qui travaille pour le site d’informations Disclose, a été perquisitionné par une juge d’instruction venue de Paris, accompagnée de policiers de la Direction générale du renseignement intérieur (DGSI).
Ariane Lavrilleux elle-même a été placée en garde à vue, a annoncé Disclose dans un communiqué diffusé sur X. À l’issue de la perquisition, qui a a duré dix heures, la journaliste a été conduite dans l’après-midi à l’hôtel de police de Marseille, toujours selon Disclose. Sa garde à vue s’est poursuivie toute la nuit, d’après le site d’informations.
Selon les informations de Mediapart, une seconde personne a été placée en garde à vue dans ce dossier. Il s’agit d’un « ancien personnel de l’armée », selon une source proche de l’enquête.
Un rassemblement de soutien devant l’hôtel de police de l’Évêché, dans le IIe arrondissement de Marseille, était prévu mardi soir, à l’appel des collectifs Presse papiers et Prenons la Une, dont Ariane Lavrilleux est respectivement membre et secrétaire générale.
La justice intervient dans le cadre d’une « enquête pour compromission du secret de la défense et révélation d’information pouvant conduire à identifier un agent protégé », selon Disclose. Ariane Lavrilleux, qui collabore également à Mediapart, est la coauteure d’une série d’enquêtes portant sur l’opération militaire Sirli en Égypte.
À l’heure où nous publions, les coauteurs de l’enquête de Disclose, Mathias Destal, Geoffrey Livolsi et Jean-Pierre Canet, joints par Mediapart, n’étaient ni perquisitionnés ni placés en garde à vue.
Mathias Destal, cofondateur du site d’investigation, dénonce « une violation manifeste grave et inquiétante du secret des sources ». « C’est une escalade dans un système d’intimidation et de répression sur les journalistes qui font leur métier. On franchit un cap », poursuit le journaliste.
Plusieurs confrères et consœurs ont apporté leur soutien à l’équipe de Disclose. Leïla Miñano, du site Investigate Europe, parle d’une « attaque grave à la liberté de la presse », Tristan Waleckx, de France 2, d’une « entrave inacceptable à la liberté d’informer », la SDJ de Mediapart d’une « atteinte intolérable au secret des sources ». Le collectif Youpress dénonce sur X « une attaque grave à la liberté de la presse ainsi qu’au secret des sources et une intimidation inadmissible ».
Reporters sans frontières « dénonce » sur X cette garde à vue, craignant que « les démarches de la DGSI ne portent atteinte au secret des sources ».
Une telle procédure de perquisition et garde à vue d’un journaliste est rarissime. Seul précédent récent, les deux jours de garde à vue et la perquisition, en juin 2022, d’Alex Jordanov, journaliste d’investigation auteur d’un livre sur la DGSI. Une procédure vivement dénoncée, alors, par RSF, qui y voyait une stratégie d’intimidation.
S’appuyant sur des documents « confidentiel-défense », le site avait documenté, en novembre 2021, une campagne d’exécutions arbitraires orchestrée par la dictature du maréchal al-Sissi, chef de l’État égyptien, avec la complicité de l’État français. Mediapart y a consacré une émission « À l’air libre ».
À la suite de ces révélations, le ministère des armées, poussé par l’opposition, avait annoncé une enquête interne, laquelle avait conclu en quelques mois au fait que la mission Sirli avait « fait l’objet d’un cadrage clair et que des mesures préventives strictes [avaient] été mises en place ». Dédouané de la sorte, le gouvernement avait parallèlement lancé une chasse aux sources de nos confrères et consœurs.
Une enquête judiciaire contre « X » pour « compromission du secret de la défense nationale » avait été ouverte et confiée, selon Disclose, à la section des affaires militaires et atteintes à la sûreté de l’État du parquet de Paris.
Ce n’est pas la première fois que les journalistes de Disclose se trouvent dans le collimateur de la justice pour avoir simplement fait leur travail. En 2019, Geoffrey Livolsi et Mathias Destal, à l’origine de révélations sur l’emploi massif d’armes françaises dans la guerre au Yémen, qui fait depuis 2015 d’innombrables victimes civiles, ont été convoqués par la DGSI pour « compromission du secret de la défense nationale ».
Le 22 janvier 2020, le procureur de la République de Paris, Rémy Heitz, avait certes décidé de classer sans suite cette procédure pénale… tout en adressant aux journalistes un courrier estimant que les faits d’« appropriation d’un secret de la défense nationale » et de « divulgation du secret de la défense nationale » étaient « caractérisés » et que cette procédure constituerait pour les journalistes un « antécédent judiciaire ».
La perquisition avortée de Mediapart
En 2019, c’était la journaliste du Monde, Ariane Chemin, qui se trouvait à son tour convoquée par la DGSI. Cette convocation intervenait dans le cadre de l’affaire Benalla. La même année, Valentine Oberti, alors journaliste à l’émission « Quotidien » – elle est désormais codirectrice éditoriale de Mediapart –, avait été convoquée avec sa journaliste reporter d’images (JRI) et son preneur de son par la DGSI parce qu’ils enquêtaient sur les ventes d’armes à l’Arabie saoudite et aux Émirats arabes unis.
Deux ans auparavant, en 2017, c’est un journaliste collaborant régulièrement avec Mediapart, qui s’était trouvé en proie à la justice. Edwy Plenel, directeur de la publication de Mediapart, et Clément Fayol, journaliste pigiste, avaient été entendus par la DGSI à la suite d’un article publié le 20 mars 2016 sur les compromissions géopolitiques de la France au Tchad.
Clément Fayol avait finalement reçu un rappel à la loi, signé par le procureur de Paris, François Molins. Lequel courrier se faisait particulièrement menaçant : « Aucune poursuite pénale ne sera engagée à votre encontre si, dans un délai de six ans, à compter de ce jour, vous ne commettez aucune nouvelle infraction de cette nature. À défaut, la présente procédure pourrait être alors reprise et votre renvoi devant le tribunal correctionnel requis. »
Mediapart avait par ailleurs fait face à une tentative de perquisition de ses locaux en février 2019, dans le cadre de nos révélations dans l’affaire Benalla. La perquisition n’avait pas été menée à bien. Et la justice avait, en juillet 2022, condamné l’État pour cette tentative.
Dans son jugement, le tribunal écrivait : « La mesure, grave en elle-même pour tout organe de presse, ne tendait pas à la seule obtention des enregistrements, le cas échéant en copie, mais à la vérification de leur authenticité et des modalités de leur captation, investigations qui impliquaient nécessairement un accès au support et à ses éventuelles métadonnées qui sont de nature à permettre, directement ou non, l’identification de la source. »
Cette volonté de l’État de découvrir les sources des journalistes dont les révélations dérangent semble avoir toujours cours aujourd’hui, au détriment des faits révélés. Depuis les révélations de Disclose sur l’Égypte, deux ONG états-uniennes, Egyptians Abroad for Democracy et Codepink, ont déposé plainte contre l’Égypte et la France devant le pôle « crimes contre l’humanité » du tribunal de Paris. Les deux plaintes ont été classées sans suite quelques mois plus tard.
La rédaction de Mediapart
Boîte noire
L’article a été mis à jour mercredi 20 septembre à 8h avec la poursuite de la garde à vue d’Ariane Lavrilleux.
• Mediapart. 19 septembre 2023 à 13h08 :
https://www.mediapart.fr/journal/france/190923/secret-defense-une-journaliste-et-un-ancien-personnel-de-l-armee-en-garde-vue
Après 39 heures, la garde à vue de la journaliste Ariane Lavrilleux est levée
La journaliste Ariane Lavrilleux est sortie de garde à vue mercredi dans la soirée. Alors que plusieurs rassemblements de soutien ont eu lieu, le gouvernement est resté silencieux. Interrogé par Mediapart, son porte-parole, Olivier Véran, botte en touche.
Pour celles et ceux qui promeuvent la liberté de la presse, c’est un grand soulagement. La journaliste Ariane Lavrilleux est sortie, mercredi dans la soirée, de la garde à vue qui lui était imposée depuis la veille. « Après 39 heures de garde à vue, notre journaliste (...) vient de sortir de l’hôtel de police de Marseille, où elle était entendue par la DGSI », a posté sur X (anciennement Twitter) le média Disclose auquel elle collabore.
Son calvaire avait commencé mardi, au petit matin, quand son domicile a été perquisitionné dans le cadre d’une enquête ouverte « pour compromission du secret de la défense et révélation d’information pouvant conduire à identifier un agent protégé », selon Disclose. Ariane Lavrilleux, qui collabore également à Mediapart, est la coauteure d’une série d’enquêtes portant sur l’opération militaire Sirli en Égypte.
Depuis, plusieurs rassemblements de soutien ont été organisés, entre autres à l’initiative de Reporters sans frontières (RSF), pour dénoncer une « procédure d’exception ».
« Liées de toute évidence à sa mission d’information, ces interventions portent une grave atteinte au principe du secret des sources », écrit RSF dans un communiqué. Amnesty International s’inquiète d’actions qui « s’inscrivent dans une offensive plus vaste, quasi systématique, contre les journalistes d’intérêt public qui s’efforcent de faire la lumière sur les actions opaques des services de renseignement français », tout comme le Parti socialiste qui replace ces faits « dans un contexte de recul généralisé de la liberté de la presse en France. »
Le gouvernement français, lui, reste étonnamment silencieux. Interrogé par Mediapart, le porte-parole Olivier Véran a botté en touche mercredi 20 septembre, lors de sa conférence de presse suivant le conseil des ministres.
« Là on n’est pas dans un sujet qui a été abordé dans le cadre gouvernemental. (...) Ce n’est pas le lieu ici », a répondu le ministre. Avant d’ajouter : « Je préfère m’exprimer sur des sujets en toute connaissance de cause, de la totalité des éléments, ce que ni vous ni moi n’avons à l’heure où je vous parle »
Bérénice Gabriel et Célia Mebroukine
• Mediapart. 20 septembre 2023 à 15h06 :
https://www.mediapart.fr/journal/france/200923/apres-39-heures-la-garde-vue-de-la-journaliste-ariane-lavrilleux-est-levee
Boîte noire
Cet article a été actualisé mercredi avec l’annonce de la libération d’Ariane Lavrilleux.