Asni, Moulay Brahim (Maroc).– « Ici, six personnes sont mortes. C’était la famille d’un couple qui venait de se marier. Ils sont restés coincés sous les décombres pendant vingt-quatre heures », raconte un jeune homme en marchant dans les ruines du village de Moulay Brahim, dans les montagnes d’Al-Haouz. Il parle rapidement, et en continu. Il montre un tas de gravats : « Là, des corps ont été retrouvés hier. Je suis passé par là cinq ou six fois depuis vendredi. » Il est sidéré. « Peut-être que j’ai marché sur eux. »
Le soir du tremblement de terre, survenu vendredi 8 septembre à 23 h 11, il n’y avait que les villageois·es pour s’entraider, fouiller les décombres avec leurs mains. Les équipes de recherche ne sont arrivées que récemment… mais le matériel de survie se fait toujours attendre dans ce petit village de 3 000 habitant·es où, lundi 11 septembre, on comptait 26 mort·es.
À Moulay Brahim, le 11 septembre 2023. Certaines rues sont impraticables. Les logements sont complètement détruits et il faut marcher sur les gravats pour continuer sa route. © Photo Milla Morisson pour Mediapart
Trois jours après le séisme, Al-Haouz semble être devenu le centre du Maroc. La route nationale qui sillonne la province est assez dégagée, même si l’on devine le passage récent de tractopelles. La voie est déblayée, mais chargée d’un flux tendu d’ambulances, camions militaires, fourgonnettes de gendarmes… Dans cette zone où 1 591 personnes ont perdu la vie, sur un total provisoire de 2 681, les cargaisons affluent : des provisions de nourriture, mais aussi des couches, lingettes, serviettes hygiéniques en provenance des villes du Royaume.
La population s’est mobilisée en masse pour donner aux associations : dans les rayons des supermarchés de Casablanca, Rabat et Marrakech, les chariots sont chargés à ras bord, direction les points de collecte mis en place par des associations comme l’Institut national de solidarité avec les femmes en détresse (Insaf) ou l’Association marocaine pour l’entraide (AME). Les grandes enseignes commerciales communiquent sur leurs réseaux sociaux. Decathlon, par exemple, dit avoir envoyé des tentes et des équipements en urgence dès samedi… Pas assez, au goût des internautes, qui réclament des réductions pour pouvoir en acheter et en distribuer eux-mêmes. Car des citoyen·nes décident aussi de partir, leur coffre rempli, dans l’espoir de se rendre utiles sur place.
Carte de localisation
Si les voitures, camions et remorques se suivent de près sur la route principale, on les voit moins nombreux à gravir les hauteurs des montagnes, où les habitant·es les guettent. Aux portes de Marrakech, opulente ville connue pour ses hôtels luxueux et sa vie nocturne, les 480 000 habitant·es d’Al-Haouz sont très inégalement servis en matériel de survie, et ce dont toutes et tous ont le plus besoin, des tentes, manque encore.
Pour atteindre Moulay Brahim, il faut bifurquer de la route nationale et grimper à 1 000 mètres d’altitude en serpentant entre les montagnes. Là-bas, les débris jonchent le sol, rendant impraticables des ruelles entières. Peu de maisons ont tenu le coup. Une femme âgée blessée à la tête témoigne : « J’étais en train de prier et le toit est tombé sur moi. »
Mohammed travaillait dans une maison d’hôtes qui a été détruite lors du séisme. © Photo Milla Morisson pour Mediapart
Mohamed, qui gérait une maison d’hôtes, propose de nous guider dans les ruines. « Moi, je suis un enfant d’ici. Chez nous, tout le monde se connaît, indique-t-il. J’étais au café quand la terre a tremblé. Le sol est tombé sous mes pieds. » Après de longues heures dans le noir, l’électricité est revenue au petit matin. Mais le sol, lui, continue à trembler, au gré de faibles secousses qui reviennent de temps à autre.
Lundi matin, deux maisons se sont encore effondrées. Celles et ceux qui possèdent encore une bâtisse accueillent les autres, mais la plupart des habitant·es ne peuvent pas rentrer chez eux. La commission interministérielle annoncée par le cabinet royal s’est réunie pour la première fois lundi 11 septembre. Le premier ministre, Aziz Akhannouch, a annoncé qu’une indemnité serait versée à celles et ceux qui ont perdu leur logement, sans en préciser le montant pour le moment.
Des campements de fortune se sont formés un peu partout dans la ville pour accueillir les sinistrés. © Photo Milla Morisson pour Mediapart
En attendant, il faut de vraies tentes : voilà ce que la population souhaite, pour reconstituer un semblant d’habitat. Pour l’instant, dix familles, soit 59 personnes, campent sous des draps, utilisent du plastique pour se faire des abris. Au milieu d’un petit groupe de femmes et d’enfants, une jeune femme sourit, ce qui contraste avec la situation. « Il y a une grande différence entre hier et aujourd’hui,dit-elle. On nous a amené à manger, des équipes sont venues fouiller les décombres. Mais ce qu’il nous manque, ce sont des couvertures, des matelas, des vêtements chauds, parce qu’il fait très froid la nuit. »
Les médicaments manquent aussi, notamment aux personnes qui souffrent de diabète, d’asthme, ou d’autres maladies chroniques. Les autorités ont-elles joué leur rôle ? « Qu’est-ce que vous voulez que je vous dise ? Ils n’ont pas pris leurs responsabilités. J’en attends plus de la part des Marocains que de l’État. » Après avoir fait un récit énergique de ces trois derniers jours, elle conclut : « J’essaye d’être forte. » Ses yeux s’embuent légèrement.
À Asni, un hôpital de campagne et un campement de tentes bleues
De retour sur les bords de la R203, la ville d’Asni grouille de monde. Habituellement, c’est le point de chute pour les voyageurs et voyageuses qui s’aventurent à l’ascension du mont Toubkal. Aujourd’hui, c’est le cœur d’une logistique humanitaire. Aux 21 000 habitant·es se sont ajoutées les personnes rescapées des douars (villages) alentour, mais aussi les militaires, présents en masse. Ici se dresse le premier hôpital mobile de campagne, dans lequel nous n’aurons pas le droit d’entrer sans la présence du médecin-chef. Les forces auxiliaires contrôlent les allées et venues autour du site.
En revanche, un petit camp de tentes bleues, flanquées du sceau du ministère de l’intérieur, est ouvert juste à côté. Meriem, 26 ans, y dort depuis deux nuits, avec une bonne partie de sa famille. Elle vient de réussir le concours de guide touristique – « Je suis la seule femme de toute la province du Haouz à l’avoir eu ! », s’exclame-t-elle, fière – mais aujourd’hui, c’est un camp qu’elle fait visiter. « Quand la terre a tremblé, j’étais dans ma chambre, à Douar Laarab, juste au-dessus dans la montagne, raconte-t-elle. Je me suis précipitée pour chercher ma mère, et on a réussi à sortir de la maison. »
À Asni, Meriem vit dans ce camp avec sa famille. © Photo Milla Morisson pour Mediapart
Juste avant, Meriem confie avoir récité la chahada, la profession de foi musulmane, notamment prononcée lorsque l’on a conscience qu’on va mourir. Elle a survécu. Avec un mal de dos, mais elle s’en sort très bien. Sa tante est morte, et deux de ses petites nièces ont été blessées, lesquelles ont été transportées à l’hôpital de Marrakech dans un triporteur que Meriem a dû trouver elle-même. « Dans la nuit de vendredi à samedi, on voyait défiler les ambulances le long de la route, mais elles ne s’arrêtaient pas, elles traçaient vers Ijoukak, tout près de l’épicentre. » Quatre rangées d’une dizaine de tentes forment des allées dans lesquelles les enfants jouent bruyamment. Des femmes font la vaisselle avec des bidons d’eau potable dans des bassines.
Le semblant d’ordre qui règne dans le camp contraste avec l’extérieur, où c’est le désordre. Un groupe accoste notre voiture chargée de vivres. Pendant que des femmes supplient pour avoir des couvertures, d’autres personnes se mettent à ouvrir le coffre pour se servir directement, dans une confusion totale.
Les camps de fortune résistent, mais la météo est clémente. De la pluie, prévue pour mercredi, risque de changer la donne, en créant des coulées de boue. Chafik, lui, essaye de prendre les choses du bon côté. « Tu veux prendre un café dans mon nouveau chez-moi ? », propose-t-il en nous ouvrant sa tente, cette fois-ci jaune, installée par la protection civile sur le bord de la route nationale, non loin du chef-lieu, Tahannaout. Il n’y quasiment rien à l’intérieur. Il nous montre un tas de tapis par terre : « On va faire une belle déco ! » Il a perdu en moins d’une minute le petit hôtel-restaurant écologique qu’il avait passé douze ans à construire, mais garde le sens de l’humour. « Il faut continuer à rire, sinon, tu es encore plus stressé, ça sert à quoi ? »
Dans le campement mis en place par la protection civile à Asni le 11 septembre 2023. © Photo Milla Morisson pour Mediapart
Le soleil est en train de se coucher. Avec une vingtaine de personnes, Chafik se prépare à passer sa quatrième nuit dehors, sans électricité, à la lumière des flashs de téléphone. Il regrette que les dons soient essentiellement constitués de nourriture. « On n’a pas besoin de sardines ou de biscuits. On a besoin d’un endroit où se sentir en sécurité. » Il s’interrompt pour demander à son frère, qui prépare un tajine sur du charbon : « Tu as mis de l’ail ? C’est bien ! »
Puis il reprend, amer : « On pourrait être relogés dans des gymnases, des hôtels… la ville de Marrakech organise de grands événements internationaux, met en avant ses beaux bâtiments… mais on ne peut pas mettre les belles tomates en haut du panier, et cacher au fond les mauvaises. » Un homme informe Chafik que demain, des toilettes en plastique devraient arriver sur le camp. À seulement 30 kilomètres de la ville rouge, où l’on compte 900 millionnaires, Chafik est blasé. « La nature est en colère contre les gens, mais ils continuent à la ruiner. »
Camélia Echchihab