François Gèze
Sans doute, dans les années 70, les professeurs du Lycée Fermat de Toulouse se souvenaient-ils de ce jeune homme, arrivé en « maths-spé » pour préparer les grandes écoles, et dont les évènements de 68 modifièrent sensiblement le destin. L’appel des livres et des idées fut pour lui plus fort que l’École des Mines et une carrière dans l’univers de la technique.
François Gèze aura conservé de sa formation scientifique la rigueur et la logique, qui furent une de ses marques de fabrique, autant que le fut son engagement dans tous les temps et les univers de son activité. Son activité, sa vie. Les livres, l’édition.
François reçut en 1982 d’un autre François, Maspero, le soin de veiller à la maison d’édition emblématique des années soixante. À cet effet, il dut la rebaptiser, et lui donna comme nom le titre d’une collection récente de Maspero, La Découverte. Dans cet ensemble de récits, de journaux ethnographiques ou de voyages, témoignages de « l’occidentalisation du monde », le lecteur des années 70 et 80 pouvait nourrir imaginaire et engagement politique. François Gèze prit la mer, en compagnie d’équipages fidèles aux idées politiques et aux engagements de la recherche en sciences humaines et sociales. Durant trente bonnes années, il ne manqua ni vents contraires ni tempêtes, mais La Découverte garda le cap, quand bien même elle dut trouver un armateur nouveau.
En effet, après des épisodes de difficultés financières et un accord transitoire avec la CFDT, La Découverte devint la propriété du groupe Havas et, de rebond financier en rebond capitalistique, celle du groupe Editis. Tout en conservant toute son indépendance éditoriale et politique. Même après une transmission en 2015, François Gèze continuait d’assurer des missions éditoriales et accompagnait la nouvelle direction de Stéphanie Chevrier.
Mais surtout, il continuait une vie militante à travers le monde associatif, et aussi un travail de recherches sur des sujets importants de sa vie : l’Algérie, l’histoire des décolonisations. Quant à l’édition, une histoire et un catalogue exemplaires en ont fait la maison la plus solide et la plus enviée de ses domaines, sans qu’elle revienne sur ses engagements et ses héritages.
Ses amis éditeurs, libraires, savent aussi combien le secteur du livre et son économie doivent à son sens de la négociation politique, à ses inventions, notamment régulatrices. Que ce soit sur le Prix unique, le droit d’auteur, la reprographie, la photocopie, sur internet, la vente en ligne, les bases de données, le transport des livres, peu de sujets communs aux professions échappèrent au regard de François Gèze. L’Adelc, Cairn, Prisme, sont ainsi des « opérateurs » économiques et politiques qui furent imaginés par lui et quelques autres, et qui restent indispensables à la vie des livres.
Depuis 1980, j’ai eu la chance de partager des combats avec lui. François devait venir, comme il en avait l’habitude, nous visiter à Ombres blanches. C’était un rituel. En novembre, il devait venir présenter un nouveau livre, justement sur les mutations du secteur du livre, économiques, sociales et politiques depuis quarante ans.
François est mort le 28 août, brutalement, en Bretagne où il jetait l’ancre pour une partie de l’été. Le vaisseau La Découverte va prendre le large sans lui et continuer d’explorer, comme il le fait depuis 40 ans, les rivages de la recherche dans toutes les sciences humaines et sociales, d’ici et d’ailleurs.
Christian Thorel
Podcast de la rencontre avec François Gèze (2020, librairie Ombres blanches) sur son livre Hirak en Algérie.