François ne se mettait pas en avant, mais il ne passait pas inaperçu. Il n’en avait pas l’air et il le cachait derrière son sourire tranquille, mais il était têtu ! Nous avons longtemps eu, au CICP, une affiche d’un vieux paysan qui affirmait tranquillement : si on survit c’est parce qu’on est têtu ! Il était têtu et opiniâtre, sans perdre son sourire. Mais, si François s’accrochait à ses idées, il n’en réfléchissait pas moins. Il écoutait ! il avait une capacité d’écoute extraordinaire. Et quand il avait entendu et qu’il était convaincu, ce qui arrivait après de vives discussions, il l’admettait sans problème et réfléchissait déjà, à haute voix, à ce qu’on pouvait en conclure.
Cette capacité d’écoute et cette volonté lui ont permis de construire son chemin, de ne pas se laisser enfermer dans les conformismes et dans les voies toutes tracées. La révélation, c’est mai 1968, qu’il vit en math spé à Toulouse. C’est un éblouissement ! Quand on vit une révolution, on ne l’oublie jamais ! On comprend que tout peut changer, qu’un autre monde est possible. Même quand une certaine vision de la réalité referme la porte entrouverte. François croira toujours qu’on peut changer le monde et que ça vaut la peine de s’y engager, même si ce n’est pas facile et que ce n’est pas pour tout de suite. Dans chaque génération, il y a un moment de bifurcation, une occasion de décider de refuser un avenir pré-tracé et de chercher de nouvelles voies.
En 1969, François s’engage dans un PSU que Mai 1968 a fait muter. Et il entre au cedetim qui est à la recherche d’un internationalisme ouvert, non sectaire. Le cedetim se définit comme anti-impérialiste et soutient les luttes de libération nationale, mais refuse les dérives portées par les fractions « armées rouges » et action directe. François joue un rôle essentiel, dès 1973, dans la création du comité de soutien à la lutte révolutionnaire du peuple chilien. Puis après son active présence en Argentine, de 1973 à 1975, dans les comités Argentine, et en alliance avec Quel Sport, avec le COBA, le comité pour le boycott de la coupe du monde en Argentine, puis du COBOM, contre les jeux olympiques à Moscou. Il rédigera un historique du cedetim sous le pseudonyme de Abderrahmane Zerrouali.
De 1975 à 1980, François est consultant en économie. Il est aussi le premier président du CICP de 1976 à 1980. Il participe à la création de l’ARESPA ? en 1980, avec Alain Joxe et l’Amiral Sanguineti. A partir de 1977, il assure le suivi de la collection du cedetim aux Editions Maspero, avec notamment un livre sur l’Algérie, un livre sur l’impérialisme français et un livre sur le non alignement.
En janvier 1985, François informe le collectif du cedetim que François Maspero veut arrêter la maison d’édition. Ce n’est pas la première fois, mais il a l’air très décidé. Nous rencontrons François Maspéro dans son bureau, François, Michel Vigier et moi ; il y a aussi Pierre Vidal Naquet et Georges Pinet qui est l’avocat de Maspéro et du CICP. Nous argumentons sur l’importance des éditions, François Maspéro nous dit : on m’a déjà dit ça ! je ne peux pas continuer seul, si François vient travailler avec moi, je continue ! Et François répond : c’est possible ! En sortant, je demande à François : comment tu vas faire ? Il répond, en fait, quand j’étais jeune, j’ai souvent été attiré par l’idée d’être éditeur. Et François bascule dans sa nouvelle vie d’éditeur. Il est ensuite rejoint par Bruno Parmentier qui achevait son intervention de directeur commercial à la coopérative des LIP, puis par Jean-Guy Boin, qui vont renforcer l’équipe des éditions.
François rejoint les éditions Maspéro en 1980. François Maspéro lui demande d’en devenir le Président en 1982, il désire reprendre son nom. Les éditions La Découverte prennent le relai en 1983. François surmonte les difficultés et accumule les innovations et les succès. La collection l’Etat du Monde de 1981 à 2021, la collection Repères en 1983, Tête de turc, le livre de Günter Wallraf, en 1986, vendu à 500000 exemplaires, Cairn les revues, en 2000, la stratégie de défense des libraires et du Livre, … François participe au renouvellement de l’édition scientifique. Je lui avais proposé un jour une définition de la démarche scientifique qui lui avait bien plu : liberté d’inventer, obligation de vérifier.
Son activité d’éditeur ne l’empêchait pas de poursuivre ses activités militantes. Ainsi, à partir de 1997, il est un des animateurs actifs de Algéria Watch, avec notamment Salima Mellah, Omar Benderra, Ghazi Hidouci. Le général Nezzar, à un de ses procès, déclarera, toutes ses accusations, c’est la faute de François Gèze.
François était un grand éditeur. Il en combinait les caractéristiques. Un éditeur, c’est un initiateur, c’est une curiosité de tous les instants, c’est un correcteur. François était tout ça.
Il faut accompagner sans concession tout en étant attentif. Et François était attentif et même attentionné. Il surveillait de près le commercial et la chaîne de production, non pas pour contrôler ou pour croître mais pour survivre. A quoi ça sert de produire des livres qui ne se vendent pas du tout. Il faut tenir sans lâcher sur l’essentiel. Et chercher les auteurs et les livres qui abordent les questions fondamentales et font avancer les réflexions et les mobilisations. A l’exemple de Franz Fanon, de Mona Chollet, de Marie Monique Robin et de tant d’autres. Les autrices et les auteurs de La Découverte sont là pour en témoigner. Avec une forte simplicité, François mettait son intelligence, qui était fort grande, au service d’un engagement radical pour penser et agir pour un autre monde.
01-09-2023
Gustave Massiah