Leonard M. regarde avec inquiétude le ciel nuageux au-dessus de Berlin, dans le grand quartier de Kreuzberg ce jeudi 17 août. « J’espère qu’il ne pleuvra pas aujourd’hui », dit-il. Depuis deux ans, Leonard M. travaille comme livreur pour acheminer des commandes de repas chez Lieferando [filiale en Allemagne du groupe franco-néerlandais Just Eat Takeaway, en 2020 le groupe a racheté Just Eat]. Au lieu de sa tenue de travail orange, il porte aujourd’hui un gilet de grève noir, au dos duquel le logo orange et blanc de Lieferando – une maison stylisée avec à l’intérieur un couteau et une fourchette – a été transformé en un drapeau de pirate noir et blanc, avec l’inscription « Streikerando » en dessous.
Leo est l’un des organisateurs de la grève d’avertissement (Warnstreik) des livreurs de Lieferando à Berlin, en ce matin du mois d’août. Des coursiers de toute l’Allemagne font spécialement le voyage, la pluie pourrait ne pas favoriser leur participation. Il s’agit déjà du cinquième arrêt de travail en 2023 au niveau national. Cette fois-ci, il est prévu d’organiser une manifestation de plusieurs heures dans l’après-midi devant le siège social de Lieferando. En mars déjà, environ 200 livreurs s’étaient rassemblés à Kreuzberg, pour marquer le début de la campagne salariale et conventionnelle du Syndicat de l’alimentation et de la restauration (NGG-Gewerkschaft Nahrung-Genuss-Gaststätten), l’un des huit grands syndicats [il compte quelque 200’000 membres dans tout le secteur de la restauration et de l’alimentation] de la Confédération syndicale allemande (DGB-Deutschen Gewerkschaftsbund). Le NGG veut obtenir une convention collective chez Lieferando.
En Allemagne, les conventions collectives sont en recul depuis de nombreuses années. Selon le DGB, 76% des salarié·e·s de l’Ouest et 63% de ceux de l’Est bénéficiaient encore d’une convention collective en 1998 – en 2022, ce nombre n’était plus que de 51% au niveau national.
Les conventions collectives dans les entreprises de plateformes comme Lieferando, telles qu’elles sont apparues au cours des 20 dernières années, sont rares. Un militant syndical représentant les travailleurs et travailleuses de ce secteur, souhaitant garder l’anonymat, déclare : « Entre-temps, certaines entreprises acceptent en grinçant des dents des comités d’entreprise (Betriebsrat), mais la plupart du temps les salarié·e·s ne sont pas prêts à adhérer à un syndicat au point de se battre pour une convention collective. La plupart des syndicats reculent devant un tel type de lutte. » Mais les livreurs sont aujourd’hui plus actifs et mieux organisés que de nombreux autres travailleurs du secteur des plateformes. En 2016, une première grève sauvage a eu lieu à Londres. Depuis, les protestations se multiplient, y compris en Allemagne. Dès 2017, la campagne Deliverunion a été lancée, à l’époque sous le patronage de la Freie Arbeiterinnen- und Arbeiter-Union (FAU), un petit syndicat démocratique de base de tradition anarchiste.
Sur le marché des services de livraison lui-même, en raison de la situation concurrentielle dynamique et d’un modèle commercial fragile, il y a des entrées et des retraits de plateformes. Les entreprises lèvent jusqu’à présent des sommes incroyables pour se développer et rivaliser avec d’autres firmes de livraison en vue d’obtenir une position de monopole dans leur segment de marché. Elles restent compétitives grâce, entre autres, à des coûts réduits, obtenus grâce à des salaires bas, peu d’infrastructures, presque pas d’instruments de travail [mise à disposition ou pas de moyens de livraison] et un travail organisé par algorithme.
Au-delà des salaires, bataille pour un contrôle sur les algorithmes
Deliveroo a déjà cessé ses activités en Allemagne en 2019. Actuellement, Lieferando, Wolt et Uber Eats se partagent le marché de la livraison de repas ; Getir et Flink celui de la livraison de supermarchés. Mais Lieferando, qui appartient au groupe néerlandais Just Eat Takeaway, est la seule entreprise vraiment rentable, explique Janis Ewen, chercheur auprès de l’Université de Hambourg. Il s’intéresse depuis longtemps aux conditions de travail dans l’économie de plateforme. Selon Janis Ewen, les chiffres noirs ont toutefois peu à voir avec l’activité des livreurs. « La majorité absolue des commandes passées à Lieferando sont traitées par les restaurants eux-mêmes [Lieferando indique sur sa plateforme une liste de restaurateurs en les classant sur la base des évaluations des consommateurs, et génère ainsi des commandes qui, passées au restaurateur, sont livrées par ce dernier qui verse à la plateforme une commission de 13%]. C’est ce modèle commercial qui permet à Lieferando de gagner au final de l’argent. » Seuls 8 ou 9% de toutes les commandes sont traitées par les propres livreurs de Lieferando. Dès lors, les restaurants pourront livrer sans perturbation ce jeudi de grève d’avertissement. Une autre chose distingue Lieferando de ses concurrents, dit Janis Ewen : Lieferando emploie ses quelque 7000 salarié·e·s de manière fixe, parmi lesquels les livreurs.
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A 15 heures, le soleil brille sur le quartier de Kreuzberg. Cent coursiers de toute l’Allemagne, dont 50 de Berlin, se sont mis en grève avec Leo et sont arrivés devant le siège de Lieferando. L’ambiance est bonne. Un coursier joue du tambour, de la musique punk forte et de vieilles chansons syndicales s’échappent en alternance des enceintes, on entend régulièrement : « Riders unite, together we strike ! » Mark Baumeister, le négociateur du NGG, fait entendre sa voix en faveur de la convention collective. Mais pourquoi en a-t-on besoin ? Les 20 comités d’entreprise qui existent désormais en Allemagne ne suffisent-ils pas à régler les problèmes des livreurs avec Lieferando ? « Les comités d’entreprise s’occupent dans chaque unité de la sécurité et de la santé au travail, du respect des horaires, mais seule la convention collective peut contrer le pouvoir de Lieferando », explique le secrétaire syndical. « Sans convention collective, nous ne pourrons jamais obtenir d’améliorations salariales pour les employé·e·s. »
Ce n’est que récemment que Report Mainz [magazine télévisé consacré à l’actualité] a rapporté que Lieferando ne payait aux livreurs que le salaire minimum, avec en plus des bonus peu transparents et d’énormes variations dans les paiements. Une convention collective réglerait un salaire uniforme, et pas seulement cela, selon ce qu’envisage Mark Baumeister : « Nous voulons un salaire horaire d’au moins 15 euros pour commencer la première année, puis un euro de plus chaque année jusqu’à atteindre 17 euros la troisième année, puis des primes pour les équipes spéciales et des paiements pour des difficultés particulières comme la pluie et les primes de distance. Cela a cours dans d’autres entreprises, pourquoi cela devrait-il être différent chez Lieferando » ? Le NGG demande également un 13e mois de salaire, la prise en compte du temps trajet jusqu’au domicile après la dernière livraison et une indemnité kilométrique de 50 centimes d’euros net pour les employé·e·s qui utilisent leur propre voiture pour effectuer les livraisons.
Mais Mark Baumeister veut aussi que la gestion algorithmique opaque qui caractérise des entreprises comme Lieferando soit réglementée par la convention collective. Ce serait une première en Allemagne. Les algorithmes sont considérés comme des secrets commerciaux des entreprises de plateformes. « Ce serait pourtant très simple. Il faudrait élaborer des articles juridiquement contraignants pour l’algorithme. En cas de modification ayant pour conséquence un changement de la méthode de travail, de la forme de travail ou de l’entreprise, cela doit justement faire l’objet d’une codécision. Un tel algorithme n’est pas sorcier. C’est également important si l’entreprise est vendue ou reprise et qu’il y a tout à coup une nouvelle cadence de livraison. Dans ce cas, les comités d’entreprise doivent avoir un aperçu des plans de service et du personnel, donc de l’algorithme, afin de pouvoir par exemple exiger plus de personnel. »
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Jusqu’à présent, Lieferando ne montre aucune volonté de négocier une convention collective. Lors de certaines élections du comité d’entreprise, le NGG avait déjà reproché à Lieferando d’empêcher la codécision (Mitbestimmung). Ce conflit n’a pas grand-chose à voir avec les négociations de partenariat social au cours desquelles le syndicat et l’employeur négocient quelque chose à huis clos tous les deux ans. Pour forcer Lieferando à s’asseoir à la table des négociations, il faut de la pression, donc de nombreux livreurs organisés. Ce n’est qu’en tant que membres du syndicat qu’ils peuvent faire grève et recevoir des indemnités de grève. Or, ce n’est qu’avec de nombreuses journées de grève que le NGG peut pénaliser Lieferando de manière sensible sur le plan économique. Ce jeudi, de nombreux nouveaux formulaires d’adhésion au syndicat sont remplis sur la table placée devant le siège de l’entreprise. Mark Baumeister ne veut pas révéler combien de livreurs ont entre-temps adhéré au NGG, mais il dit : « La capacité de lutte que nous devons avoir pour mener un conflit salarial est maintenant établie. »
De nouvelles formes d’organisation et d’action syndicale
Moritz W., chauffeur-livreur chez Lieferando, a des sentiments mitigés quant à la lutte collective du NGG. Il est membre du comité d’entreprise et on le trouve actuellement surtout dans les bureaux de ce dernier à Kreuzberg. Moritz W. a participé à la mise en place des collectifs au sein desquels les coursiers berlinois travaillent en étroite collaboration au niveau local depuis un certain temps déjà. Il existe des collectifs de travail chez Getir, Lieferando et Wolt.
Si l’un d’entre eux change d’entreprise de livraison, ce qui arrive souvent, il rejoint simplement un autre collectif. Les collectifs agissent de manière très ouverte, quelqu’un peut s’impliquer même s’il ne parle pas allemand ou s’il ne sait pas encore s’il veut vraiment s’engager dans le travail de livreur ou dans le travail syndical. C’est justement les barrières linguistiques que le NGG a longtemps ignorées, critique Moritz W. : « La plupart des coursiers ne viennent pas d’Allemagne. Nous avons beaucoup de chauffeurs d’Inde, du Pakistan et d’Afrique du Nord. » Le « Workers Collective » de Lieferando et le syndicat NGG sont entrés en conflit lors des élections du comité d’entreprise de 2022, rapporte Moritz W. A l’époque ils n’avaient pas pu se mettre d’accord pour présenter une liste commune, les approches de la politique syndicale étaient trop différentes. Il y a un an, le NGG de Berlin était encore très « ancré dans la vieille logique syndicale », dit Moritz W., « où quelqu’un n’est représenté que lorsqu’il est membre du syndicat ». Mais il reconnaît que les choses bougent au sein du NGG. « Il y a maintenant des flyers en plusieurs langues. » Mortz W. est lui-même membre du Lieferando Workers Collective et du NGG. Ils ne sont pas nombreux.
Mark Baumeister, secrétaire du NGG, connaît les conflits et les réserves de ses propres collègues syndicalistes, mais il ne les partage pas : « Des salarié·e·s qui s’organisent eux-mêmes, où je n’ai donc pas besoin de me rendre et d’initier cela péniblement – c’est quand même une situation formidable pour nous en tant que syndicat ! » Le NGG pourrait également apprendre des collectifs « comment atteindre les communautés immigrées. Nous n’y arrivons pas encore bien, alors que c’est justement pour eux que nous devons obtenir quelque chose. » Le besoin de rectification est à peine perceptible cet après-midi devant le siège de l’entreprise : on entend de l’arabe, de l’espagnol, de l’anglais, de l’allemand et du souabe [dialecte alémanique du sud-ouest de l’Allemagne]. Un chauffeur arrivé d’Inde en Allemagne il y a trois ans raconte : c’est sa toute première expérience positive avec un syndicat. Il veut se battre pour une convention collective : « Lieferando a les pires conditions de travail dans le secteur de la restauration. Cela doit changer. » Mais que se passera-t-il si Lieferando continue à s’entêter ? « Nous avons du répondant », dit Leonard M. – ils en auront besoin ; chez Amazon, la lutte pour une convention collective dure déjà depuis dix ans. Même le lendemain de la grève, Lieferando ne bouge pas. Une porte-parole de l’entreprise nous déclare : « Une convention collective isolée accentuerait encore les différences de concurrence, de sorte qu’encore moins de fournisseurs embaucheraient directement, au détriment des droits et des salaires des livreurs dans l’ensemble du secteur. »
Entre-temps, selon le NGG, 20 livreurs ont reçu un mail de Lieferando leur demandant d’expliquer pourquoi ils avaient été absents « sans excuse » ce jeudi-là. Lieferando objecte : « Par défaut, nous adressons un e-mail aux livreurs qui ne prennent pas leur service sans donner de raisons ou sans se désister, afin de leur donner la possibilité de fournir une justification. En cas de grève, cet e-mail est bien entendu sans objet et peut rester sans réponse, puisque les employés grévistes sont libérés de leur obligation de travailler et de se désinscrire. » Le NGG considère néanmoins ces courriers comme une tentative d’intimidation – et prévoit des grèves pouvant aller jusqu’à 48 heures.
Nina Scholz