La dernière fois que nous avions vu François Gèze, c’était en juin de cette année, à la soirée organisée pour les quarante ans des éditions La Découverte, qu’il avait fondées. Sa stature de colosse et ses yeux pétillants semblaient le rendre inébranlable. Il est pourtant mort subitement, lundi 28 août, alors qu’il séjournait en Bretagne, à l’âge de 75 ans.
L’annonce de sa mort a surpris ses autrices et auteurs, mais aussi son lectorat, qui bien vite ont publiquement exprimé leur tristesse. « Quel choc. Comment dire à quel point son rôle aura été important ? », a écrit l’essayiste féministe Mona Chollet sur un réseau social. « Mon grand-frère vient de mourir », s’est ému Philippe Pignarre, directeur de collection à La Découverte et éditeur historique de Bruno Latour et Isabelle Stengers. « Je ressens un énorme sentiment de dette à son égard », a fait savoir le sociologue Bernard Lahire.
Francois Geze, fondateur des éditions La Découverte, en 2012 à Paris. © Photo Olivier Dion / LH / Opalephoto
« Tristesse infinie » a quant à elle posté Houria Bouteldja, co-fondatrice des Indigènes de la République. Tandis que le matinalier de France Culture, Guillaume Erner, lui rendait hommage dans le billet d’ouverture de son émission du mercredi 30 août. La diversité du profil de ces personnalités est en soi un hommage à l’ouverture d’esprit de l’éditeur décédé lundi.
Avec la disparition de François Gèze, c’est une éthique de l’édition qui s’en va : engagée, curieuse, de terrain, imperméable aux concessions et mondanités. Président des éditions La Découverte de 1982 à 2014, il en fit un creuset de résistance intellectuelle de la gauche antiraciste, internationaliste, altermondialiste, également ouverte aux pensées écologistes et aux revendications féministes.
Pour la démocratie algérienne
Passionné de diffusion des savoirs, il comprit avant beaucoup d’autres professionnel·les de l’édition la révolution numérique qui s’annonçait au début des années 2000. C’est en grande partie grâce à lui que fut créé le portail Cairn, devenu le principal diffuseur en ligne de revues de sciences humaines francophones.
Avec son directeur adjoint Hugues Jallon, aujourd’hui président du Seuil, il eut aussi l’idée il y a plus de vingt ans de créer le label Zones, publiant gratuitement sous forme numérique le contenu de livres par ailleurs vendus en librairie sous leur format papier. Confié au philosophe Grégoire Chamayou, Zones est devenu l’un des moteurs de vente de la Découverte grâce notamment aux best-sellers féministes de Mona Chollet.
C’est par son vigilant travail d’observation et d’analyse des drames et soubresauts de la société algérienne que François Gèze s’impliqua le plus personnellement dans l’espace public. Alors que la « sale guerre » fait rage en Algérie à partir des années 1990, emportant opposants politiques et critiques du régime des militaires au nom de la lutte contre le terrorisme islamiste, il publie des enquêtes à contre-courant dénonçant les manipulations des services secrets algériens : Françalgérie : crimes et mensonges d’État (2004), Le crime de Tibhirine (2011).
Il publie aussi bien des militants historiques de l’indépendance, comme Mohammed Harbi, que de jeunes journalistes d’Alger. Et poursuivit son inlassable combat pour une démocratie algérienne sur son blog de Mediapart, devenu une référence pour quiconque voulait prendre des nouvelles du Hirak et de sa répression. Auparavant, il avait publié de nombreux ouvrages sur la guerre d’Algérie et ses massacres oubliés. L’œuvre somme de l’historien Pierre Vidal-Naquet en est l’une des pépites historiques.
Avec Maspero
Ancien de l’école des Mines, étudiant en économie et passionné de ce qu’on appelait encore « le développement » dans les années 1970, il tomba « dans la marmite de l’édition », selon son expression grâce à sa rencontre avec François Maspero.
Il s’occupa d’abord chez ce dernier d’une collection du Cedetim (Centre d’étude et d’initiatives de solidarités internationales), promoteur d’un positionnement anti-impérialiste sans être « campiste », auquel il restera fidèle tout au long de sa vie, même lorsque la solidarité avec le « tiers-monde » disparut progressivement de l’agenda politique et géopolitique.
François Maspero, l’éditeur mythique des années 1960, était alors en difficulté : « La maison d’édition allait mal, la librairie la Joie de lire, qui avait joué un rôle si important au Quartier latin et dans le monde entier, avait dû fermer en 1976, victime des vols des gauchistes de Vincennes », explique François Gèze dans un long entretien à la revue Mouvements – dont il fut aussi le fidèle éditeur.
Quelques mois seulement après avoir recruté François Gèze pour l’épauler, Maspero passe la main, gratuitement et brutalement. Il cède ses actions et son fonds d’ouvrages pour un franc symbolique et coupe les ponts du jour au lendemain. Dans l’émission de France Culture, À voix nue, qui lui fut consacrée à l’occasion des trente ans de sa maison d’édition, François Gèze raconte le choc d’avoir découvert un matin le bureau de François Maspero entièrement vidé de ses affaires, avec une lettre de démission. Maspero reprend son nom, obligeant son héritier éditorial à en trouver un autre : ce sera La Découverte, officiellement lancée en 1983.
Pensée critique
Avec une même rigueur intellectuelle et une même exigence démocratique que son mentor, il édite sans relâche des ouvrages dénonçant la dimension coloniale de la Ve République : La Fracture coloniale (2005), Kamerun ! Une guerre cachée aux origines de la Françafrique (2011), Zoos humains et exhibitions coloniales (2011)… Et pourfend l’islamophobie grimpante de la société française : L’Islam imaginaire. La construction médiatique de l’islamophobie en France (2007), Islamophobie. Comment les élites françaises fabriquent le « problème musulman » (2016). Il ne lâcha jamais l’affaire du refus des discriminations, donnant la parole aussi bien à des chercheurs qu’à des militant·es ou des journalistes, toujours à la recherche de nouvelles voix et de nouvelles façons de décrire la société.
Cet engagement anticolonial s’était forgé dans son militantisme étudiant au Cedetim où, à partir des années 1970, on s’organise contre l’impérialisme et les dictatures militaires qui prennent le pouvoir au Chili et en Argentine. Il en fut le premier président. Vingt ans plus tard, il accompagna la naissance de l’association Attac et ce qui allait devenir le mouvement altermondialiste, avec des livres sur la dette des pays du sud, la « sorcellerie capitaliste » ou encore les sommes de Pierre Dardot et Christian Laval.
À l’opposé du réductionnisme idéologique et grâce à sa formation scientifique, il fit aussi de La Découverte la maison d’une pensée critique des sciences à une époque où cette approche était très minoritaire en France : Isabelle Stengers, Michel Callon, Jean-Pierre Dupuy et bien sûr Bruno Latour furent abondamment publiés à La Découverte, créant ainsi un corpus sans égal de textes déconstruisant l’évidence de la science tout en défendant la nécessité de la démarche scientifique et de son pragmatisme radical. François Gèze eut ainsi la joie de voir Latour, dont il fut le fidèle compagnon éditorial, passer du statut de penseur marginal à celui d’auteur encensé et influent à l’échelle mondiale.
« Publier Latour, c’était pour lui la meilleure illustration du nécessaire renouveau des sciences humaines après la domination marxiste des années post-68. Après avoir rencontré Latour et Callon, il a vraiment été séduit par leur inventivité et leur enthousiasme en dehors des sentiers battus. Il a tout de suite compris l’intérêt de“comprendre les sciences”, le point faible de toutes les sociologies jusque-là », explique aujourd’hui Philippe Pignarre.
Tant qu’il dirigeait La Découverte, il recevait dans son bureau de la rue Abel-Hovelacque, à deux pas de la place d’Italie, derrière des piles de livres et un nuage de fumée de cigarette, le sourire malicieux et le regard inquiet. Il ne semblait jamais à court d’idées, de questions, ni d’envie de lecture.
Dans les instances
François Gèze faisait partie de ses éditeurs intéressés par toute la chaîne du livre, attentif aussi bien à reprendre une tournure de phrase mal fagotée qu’à se plonger dans les questions techniques propres à l’édition. Comme il le raconte dans À voix nue, il se plongea précocement et avec succès dans l’Arlésienne qu’était la lenteur d’acheminement des livres dans les librairies en région en devenant, de 1990 à 1993, président de la Commission de liaison interprofessionnelle du livre (CLIL), réunissant éditeurs et libraires qui conduisit à cette époque la réforme du transport du livre en France.
Dans cette logique, il s’investit, comme peu d’éditeurs avant lui, dans la plupart des instances interprofessionnelles du livre : présidence à partir 1995 du groupe des éditeurs universitaires du Syndicat national de l’édition, président du Centre français d’exploitation du droit de copie (CFC) de 1996 à 1999 ; membre fondateur et administrateur de l’Association pour le développement de la librairie de création (ADELC) créée en 1988. Il a également été membre du Conseil du livre (de 2008 à 2010), du conseil scientifique de la BnF de 2008 à 2014 et du conseil scientifique de l’ENSSIB de 2008 à 2013.
Son engagement dans ces instances interprofessionnelles suivait une double exigence. D’abord accompagner la mutation numérique du livre. Il fut notamment l’un des promoteurs du programme ReLire de numérisation des livres indisponibles du XXe siècle géré à partir de 2012 par la BNF et présidait depuis 2021 la Commission numérique du Centre national du livre.
Ensuite, permettre l’indépendance des éditeurs et des éditrices, des auteurs et des autrices, même s’il distinguait l’indépendance éditoriale et l’indépendance capitalistique. Dans l’émission À voix nue, il raconte ainsi comment le fait d’avoir, en 1998, arrimé La Découverte au groupe Havas (devenu Vivendi Universal Publishing en 2001 puis Editis en 2004) l’avait à la fois tiraillé et soulagé en termes d’économies d’échelle, tant il passait auparavant de temps auprès de ses banquiers pour boucler les fins de mois de sa maison d’édition, exposée aux soubresauts de l’actualité et de la volatilité des acheteurs.
Ainsi, raconte-t-il par exemple, en janvier 1991, lorsque les Américains envahissent l’Irak, « les gens étaient tous devant leur appareil de télévision pour regarder les bombardements de Bagdad, ils ne sortaient plus ». « Le marché s’est effondré, les éditeurs ont cessé d’envoyer des livres aux libraires parce qu’ils voyaient qu’ils n’allaient pas les vendre, et quand la guerre s’est terminée fin mars, ils ont renvoyé tous les livres aux libraires, mais les gens ne sont pas revenus. Au mois de juin 1991, les libraires faisaient plus de chiffre d’affaires en retournant les livres aux éditeurs pour se faire rembourser qu’en les vendant à leurs client·es. »
Maison florissante
François Gèze regardait ces derniers temps d’un œil suspicieux la concentration accrue du monde de l’édition et de la chaîne du livre entre les mains de milliardaires ayant parfois un agenda idéologique marqué, tel Vincent Bolloré, actuel propriétaire d’Editis, qui compte parmi ces nombreuses maisons d’édition La Découverte…
Il craignait notamment que les autorités de la concurrence de Bruxelles ne s’opposent pas fermement à cette concentration, comme elles l’avaient fait au début des années 2000 lorsqu’elles avaient refusé le rachat de l’activité édition de Vivendi par le groupe Lagardère.
Pour lui, le meilleur gage d’indépendance était donc le succès éditorial et commercial des livres qu’il publiait. Il mêlait pour cela des ouvrages de référence en sciences sociales, à la fois sous forme d’enquêtes de terrain solides et d’outils grand public, allant de la collection « Repères » aux guides de l’État du monde, et des ouvrages plus surprenants, à l’instar de Tête de Turc du journaliste d’investigation allemand Günther Walraff, qui fut vendu à plus de 500 000 exemplaires, jusqu’aux succès récents du label Zones, emmené par les ouvrages de Mona Chollet ou des Pinçon-Charlot, qui permettent aujourd’hui à La Découverte de demeurer une maison d’édition florissante intellectuellement et politiquement.
Joseph Confavreux et Jade Lindgaard
[1]
Nous avons connu François Gèze lorsque nous avons co-dirigé avec le sociologue Stéphane Beaud le livre collectif La France invisible, paru en 2006 à La Découverte, réunissant des journalistes, des chercheuses et des chercheurs.
Nous avons ensuite chacun publié, après que François Gèze a transmis la main à Hugues Jallon, plusieurs ouvrages aux éditions La Découverte.
Joseph Confavreux a aussi été membre quelques mois du comité de lecture des éditions La Découverte et est toujours co-rédacteur en chef de la Revue du Crieur, co-publiée par Mediapart et les éditions fondées par François Gèze.