Il est rare qu’un meurtrier lève spontanément la main pour avouer un crime. Puis qu’il en confie un deuxième, et que, dans une succession de bavardages, il livre l’identité d’une série de complices, eux-mêmes suspectés d’autres crimes. C’est pourtant ce qu’a fait René Resciniti de Says, avant de mourir en avril 2012, à 59 ans, en avalant de travers un morceau de gigot dans la cuisine d’un couple d’amis.
Après avoir fait le coup de poing au service d’ordre de l’Action française, s’être engagé en 1973 chez les paras du 9e RCP puis au 6e RPIMa, René Resciniti, dit René Poitevin, ou « Néné », avait rejoint les phalanges chrétiennes au Liban en 1976 puis brièvement un contingent de mercenaires au Bénin, dans le sillage de Bob Denard. Et puis il avait « dérivé », et « intégré une cellule terroriste », selon l’expression d’un de ses amis.
Des homicides qu’il avait commis, René en avait parlé souvent à ses proches, à ceux qu’il considérait comme des amis, et à des journalistes qui partageaient ses idées d’extrême droite. Il s’agissait de crimes sans auteurs identifiés, des affaires non résolues, des « cold cases ».
A gauche et au centre, René Resciniti de Says, l’ancien mercenaire qui a avoué l’assassinat de Pierre Goldman. © Illustration Simon Toupet / Mediapart.
René revendiquait l’exécution de deux figures de la gauche révolutionnaire, en plein Paris. Le 4 mai 1978, Henri Curiel, juif communiste égyptien, apatride, animateur d’un réseau de soutien aux luttes anticoloniales, accusé sans preuves d’être un agent du KGB. Et le 20 septembre 1979, Pierre Goldman, sympathisant des guérillas latino-américaines, condamné puis acquitté pour l’assassinat de deux pharmaciennes lors d’un braquage en 1969, devenu écrivain et pigiste à Libération. Curiel et Goldman avaient été tués dans des circonstances semblables, par un binôme de tueurs, avec un pistolet semi-automatique de calibre 11.43.
Avant cela, le 2 décembre 1977, un autre binôme avait aussi tué Laïd Sebaï, gardien de l’amicale des Algériens en France, d’une dizaine de balles de 11.43, rue Louis-le-Grand, près de la place de l’Opéra, à Paris. L’expertise balistique détermine que Curiel a été tué par l’arme utilisée précédemment contre Sebaï. Cela faisait trois crimes. Au moins trois. Car selon des proches de Resciniti, l’assassinat de Mahmoud Ould Saleh, un Palestinien d’origine mauritanienne, ancien représentant de l’OLP, le 3 janvier 1977, rue Saint-Victor à Paris, pouvait être attribué au même commando.
« Por aquí hombres ! »
En 2009, une équipe de Canal+ convainc René de parler. Sous pseudo. Le visage flouté. Il ne parlera que de l’assassinat de Goldman. Des quatre meurtres, c’est celui qui est prescrit, car l’enquête est au point mort depuis 1985. Mais ses amis font un peu la grimace. « Je lui ai dit que raconter ces histoires, se vanter d’avoir commis un attentat, c’était une vaste connerie », témoigne un de ses camarades, Jean-Denis Raingeard de la Bletière, ancien animateur de l’agence Aginter, une officine de barbouzes d’extrême droite basée à Lisbonne entre 1966 et 1974, soupçonnée d’avoir joué un rôle souterrain dans la vague d’attentats qui a frappé l’Italie à cette époque. « Guetter un type et le flinguer comme ça, c’est pas très brillant », lâche Raingeard. « Moi je n’ai tué personne... », précise-t-il.
Mais René voit les choses différemment. Il ne s’agit pas d’une « action de tueur à gages » : « Ça s’inscrit dans un combat qui pour nous est politique », explique-t-il d’une voix rocailleuse aux journalistes de Canal. Il y avait une guerre contre le communisme, et « quand on fait la guerre on est obligé de tuer ». En attendant, René est prié d’expliquer comment s’est déroulée l’action.
Le 20 septembre 1979, vers midi, Pierre Goldman, 35 ans, a quitté son domicile, un immeuble moderne, passage Trubert-Bélier, dans un quartier pavillonnaire du XIIIe arrondissement de Paris. Plongé dans ses pensées, il a pris la rue de la Colonie pour rejoindre la place de l’Abbé-Georges-Hénocque. Il n’a rien vu venir, rien entendu, sauf peut-être des bruits de pas. Deux hommes armés courent sur lui, et tirent. D’abord des balles de 11.43, puis du 9 mm tiré par un Colt 38 spécial. Goldman s’écroule. Les tireurs s’éclipsent. Selon l’autopsie, son corps est criblé d’impacts, au bras, au foie, à la poitrine.
Trente ans plus tard, René marche donc sur les pas qui l’ont conduit vers sa victime. « J’ai un souvenir confus parce que ça va très, très vite », explique-t-il d’une voix rauque. Il se rappelle des mouvements de son complice, le premier à tirer. « Il tire comme ça, une fois, à la volée. Et ensuite encore ici. Une fois que c’est fait, moi, je repasse derrière et je finis. » C’est lui qui a donné le coup de grâce. Il y avait un troisième homme, un guetteur, et peut-être un quatrième en voiture. Selon un témoin, l’un des tueurs aurait lancé « Por aquí hombres ! » (« par ici les mecs »), laissant penser qu’ils pourraient être espagnols. Le commando s’échappe dans une voiture rouge stationnée rue de la Colonie.
Les lieux des deux crimes revendiqués par René Resciniti de Says. En haut, la place de l’Abbé-Georges-Hénocque, à Paris, où a été tué Pierre Goldman. En bas, l’entrée du 4, rue Rollin, où Henri Curiel a été exécuté. © Karl Laske/ Mediapart
« Dans notre groupe, il y avait quelqu’un qui participait pour la première fois à une opération de ce type », précise René aux journalistes de Canal. Une façon de reconnaître qu’il en avait personnellement déjà l’expérience.
La place de l’Abbé-Georges-Hénocque est propice au guet-apens : il y a deux rues pour y entrer et quatre pour en sortir, dans autant de directions. Et puis au milieu de la place, un petit square, idéal pour planquer. Mais il y a du passage. Des témoins partout. Une heure plus tôt, des policiers de la 9e brigade territoriale, en planque sur la place pour une affaire de vols, ont repéré le manège des tueurs, deux jeunes hommes aux cheveux courts, ainsi qu’un troisième dans le square. Hélas pour Goldman, les policiers lèvent le camp. Ils permettront quand même d’établir des portraits-robots précis des trois hommes.
C’était d’ailleurs l’un des mystères de cet attentat. « Les trois tueurs avaient guetté leur victime sans chercher à dissimuler leurs traits : comme s’ils ne craignaient pas d’être reconnus, avait pointé le journaliste Jacques Derogy, dans L’Express. Ni sur les centaines de photos des fichiers de police, notamment ceux des Renseignements généraux concernant les militants d’extrême droite en France, ni sur les portraits-robots réalisés à partir des signalements précis fournis par neuf témoins. »
Une demi-heure après l’assassinat, l’AFP est destinataire d’un court texte de revendication :
« Aujourd’hui, jeudi 20 septembre à 12 h 30, Pierre Goldman a payé ses crimes. La justice du pouvoir ayant montré une nouvelle fois ses faiblesses et son laxisme, nous avons fait ce que notre devoir nous commandait. » La signature de l’exécution, « Honneur de la police », donne à penser que des policiers revanchards ont agi. Lors du braquage de la pharmacie du boulevard Richard-Lenoir qui était reproché à Goldman, un policier avait été blessé. Mais personne ne croit vraiment à cette revendication.
« Un petit groupe fasciste »
Le soir même, le présentateur de TF1, Roger Gicquel, fait l’ouverture de son JT sur le crime. « Le racisme, le fascisme, le terrorisme qui règle ses comptes, mais quels comptes ? C’est à première vue tout cela qu’il y a dans l’assassinat de Pierre Goldman, ce juif polonais né en France, comme il s’est intitulé lui-même dans le titre de l’un de ses livres », titré Souvenirs obscurs d’un juif polonais né en France (Seuil, 1975).
À chaud, l’avocat de Goldman, Me Georges Kiejman, dit sa conviction que la police n’a rien à voir ni de près ni de loin dans cet assassinat qu’il qualifie d’« acte de terrorisme fasciste ». L’œuvre « d’un petit groupe fasciste » qui a visé un « adversaire du fascisme ».
Le 27 septembre 1979, plusieurs milliers de personnes suivent le corbillard de Goldman jusqu’au Père-Lachaise. Parmi elles, Jean-Paul Sartre, Simone de Beauvoir, qui ont accueilli Goldman au comité de rédaction des Temps modernes, d’anciens leaders étudiants, l’équipe de Libé, Serge July, Marc Kravetz, Jean-Louis Peninou, de nombreux camarades. Son demi-frère, Jean-Jacques Goldman, un jeune chanteur qui n’a pas encore percé, est au premier rang. Sa femme Christiane, qui est sur le point d’accoucher et se trouvait déjà à la maternité au moment du crime, a été transférée sous bonne garde dans une clinique de la région.
Dans un appel, Sartre et Beauvoir disent leur « crainte profonde » que l’enquête n’aboutisse pas. « La fidélité et la vigilance exigent que nous nous engagions à établir la vérité sur cet attentat, les forces qui l’ont préparé, le moment où il s’est tramé, sur son sens », écrit le couple.
Compliqué. Pour déterminer pourquoi et comment Goldman a pu devenir une cible, les journalistes de Libération refont le film des contacts que leur ami a pris les mois précédant sa mort. « Pierre, je l’aimais beaucoup, se souvient Frédéric Laurent, un ancien de Libé. Mais il était un peu frappadingue, et il vivait dans une espèce de rêve. Il venait souvent à Libé, il voulait constituer un groupe clandestin antifasciste avec des jeunes juifs. Il me disait “Tu feras le renseignement”... Et c’est vrai qu’il connaissait des voyous, les frères Zemmour, Charlie Bauer... L’idée que Goldman pouvait faire bouger à la fois des gauchistes et des voyous, ça pouvait être perçu comme très dangereux. Dans les fantasmes, c’était l’une des hypothèses. »
Peu avant l’attentat, Goldman avait aussi proposé ses services, et des armes, aux indépendantistes basques, via un de ses amis, gérant d’une brasserie parisienne. L’idée que des anti-Basques aient voulu l’éliminer est donc dans toutes les têtes. « Et pourtant même dans cette hypothèse, les anti-Basques lui prêtaient une possibilité qu’il n’avait pas », tranche Frédéric Laurent. Le nom d’un informateur de police, Jean-Pierre Maïone-Libaude, un ancien de l’OAS soupçonné d’avoir intégré des commandos anti-ETA, est avancé, mais confronté aux témoins, il n’est pas reconnu.
Rien ne sera clarifié par l’enquête judiciaire. « L’énigme reste entière », écrira le commissaire Marcel Leclerc, chargé de l’enquête, dans un livre publié en 2000.
La une de « Libération » au lendemain de l’assassinat de Pierre Goldman, le 21 septembre 1979. © DR
Les aveux de René Resciniti de Says sont donc un élément nouveau capital. Ses déclarations sont diffusées sur Canal+ le 29 janvier 2010 sans que l’autorité judiciaire ne dresse l’oreille.
Certes, le tueur est apparu flouté à l’écran. Et on lui a donné un alias, « Gustavo ». Mais il n’en reste pas moins qu’il revendique un meurtre en plein Paris sur une chaîne d’audience nationale. L’affaire est théoriquement prescrite. Mais si les faits étaient requalifiés en action terroriste, il pourrait en être autrement, suggère un avocat proche de Goldman, Me Francis Chouraqui. Suggestion sans suite.
Deux policiers dans le commando
Face aux journalistes de Canal, René dévoile un commanditaire. Il affirme avoir agi sur ordre d’une personnalité importante du régime, l’une de ses barbouzes les plus en vue, Pierre Debizet, dit « Gros sourcils », secrétaire général du Service d’action civique (SAC), le service d’ordre et de renseignement créé par le mouvement gaulliste. Le SAC sera dissous en 1982, après l’assassinat de six personnes par le chef de sa section marseillaise.
Selon les dires de René, Debizet jugeait « scandaleuse » la remise en liberté de Pierre Goldman après son acquittement à Amiens en octobre 1976. « Il est hors de question que ce type puisse finir ses jours tranquillement », aurait dit « Gros sourcils ». Le mobile n’est pas clarifié pour autant, car mentionner Debizet, c’est désigner des intérêts supérieurs. L’homme est lié aux services secrets au sein desquels il a débuté dans la résistance, et ses réseaux plongent au cœur de l’appareil d’État et au plus haut niveau.
Si l’on en croit l’historien du SAC François Audigier, l’organisation avait au milieu des années 1970 peu à peu « perdu son identité gaulliste » pour servir d’« agence de location de gros bras pour la majorité tout entière » (1). « L’organisation se radicalisait, expose l’historien, dérivant vers un anticommunisme de plus en plus agressif où l’on préparait la résistance contre une subversion imaginaire. » « Les liens entre le milieu et le SAC étaient de notoriété publique », relève-t-il.
À son récit, René ajoute un élément clé. Il livre un premier indice sur l’identité de deux autres membres du commando : il s’agissait de policiers. La revendication du crime n’était donc pas totalement fortuite.
L’un de ses complices appartenait aux Renseignements généraux, et l’autre à la Direction de la surveillance du territoire, le service de contre-espionnage, raconte-t-il. Leurs noms ne sont pas livrés dans l’émission (2) mais ils sont vivants et joignables. Dans le film, un journaliste les appelle, haut-parleur branché. Ils réagissent mal. L’un d’eux, courroucé, avertit qu’il ne faut pas pousser « le loup à sortir du bois ».
Les portraits-robots établis après l’assassinat de Pierre Goldman. © DR
Un très proche ami, Grégory Pons, a vu le moment où la vie de René a basculé du côté barbouzes.
Militant d’extrême droite comme lui, qui s’était frotté à ses côtés à la guerre civile libanaise, Pons s’est peu à peu rangé en devenant journaliste au Figaro Magazine, au moment où ce journal ouvre ses portes à Alain de Benoist, le patron du Groupement de recherche et d’études pour la civilisation européenne, le Grece, et à ses amis. Alors que « Néné », à court de ressources, plongeait dans le mercenariat. « C’est là qu’il a commencé à vivre un peu d’expédients, et qu’il a été pris en main, comme homme de main, par les réseaux Debizet, le SAC et compagnie, raconte Grégory Pons à Mediapart. Le détail de la rencontre avec Debizet, je ne sais pas. Pour moi c’était devenu un électron libre, qui travaillait avec des gens peu recommandables. »
Dans un livre publié début 1978, Les Rats noirs (3), nourri d’interviews de toute sa tendance politique, de Pierre Sidos à Jean-Marie Le Pen, Pons consacre quelques pages à « Néné », rebaptisé « Rémi ». Ce dernier, amateur de « bagarres dans les lycées et les facs », avait troqué le nœud papillon et le blazer pour « le casque et la barre de fer », et fait le tour des mouvements royalistes parisiens (Action française, Nouvelle Action française, Comité provisoire de coordination des opérations royalistes, Fédération des unions royalistes de France...) avant de partir au Liban, puis en Afrique. Mais c’était une liste « d’échecs » pour lui, et « Rémi » se décrivait comme un « parfait raté social ».
« Aujourd’hui, je ne sais pas si je continuerai dans la voie du mercenariat, déclare-t-il dans ce livre. Tout ce que je veux, c’est vivre ma différence, mon aventure. Elle sera aussi bien au coin d’une rue que sous les tropiques, avec une femme que dans le braquage d’une banque. Je ne veux pas perdre ma vie à trembler devant un chef de bureau. »
À 71 ans, Grégory Pons, aujourd’hui reconverti en Suisse dans les montres de prestige mais toujours pigiste occasionnel à la revue d’extrême droite Éléments, dit qu’il n’a « pas de doute » sur le fait que « Néné » soit l’auteur de l’assassinat de Pierre Goldman. Mais, pour la première fois, il confie aussi le sentiment d’avoir involontairement joué un rôle dans le meurtre. Durant les semaines précédant l’attentat, Grégory Pons avait pris contact avec Goldman dans l’idée de publier une interview ou un texte dans le Figaro Magazine. Il l’avait rencontré « dans les bistrots », pour en parler.
« Moi j’étais au Figaro Magazine, on était en train de travailler avec Goldman et je me demande si Néné ne nous a pas filés, enfin filochés au sens policier du terme, pour avoir un contact avec Goldman, explique-t-il à Mediapart. Comme on se voyait quand même une fois de temps en temps avec Néné, je lui avais dit un peu naïvement, “Le Figaro Magazine, voilà ce qu’on fait avec Goldman”, etc. Donc je pense qu’à un moment donné, c’est peut-être à cause de nous qu’il a pu remettre la main sur Goldman, en sachant que de toute façon il avait tous les poulets du SAC qui étaient capables de le renseigner. »
Le projet de Pons avec Goldman ne s’est pas concrétisé. « Un jour, j’écoute la radio et j’entends qu’il avait été nettoyé », conclut l’ancien journaliste.
Karl Laske
(1) Histoire du SAC, service d’action civique, la part d’ombre du gaullisme, François Audigier, Stock, 2016.
(2) Comment j’ai tué Pierre Goldman, produit par Les films du Bouloi et réalisé par Michel Despratx, a été diffusé sur Canal+ en janvier 2010.
(3) Les Rats noirs, Grégory Pons, éditions Jean-Claude Simoën, janvier 1978.