Son père Arthur, trotskyste, compagnon de Léon Lesoil [1], avait été délégué syndical dans l’usine de verre à vitre de Gilly, ou André fut embauché comme « gamin de coupeur » avant de devenir coupeur lui-même. Enfant, André écoutait les discussions animées entre son père et ses camarades, notamment les mineurs qui avaient dirigé la grève des charbonnages de 1932, avec occupation des puits et comités de grève élus dans chaque puits. Ce souvenir ne l’a jamais quitté.
DANS LE SILLAGE DE 60-61
En 60-61, André faisait partie de la jeune génération d’ouvriers radicalisés qui appuyaient André Renard contre l’appareil social-démocrate de la FGTB, tout en souhaitant aller plus loin dans la lutte, pour imposer des reformes de structures anticapitalistes.
La grève générale de l’hiver 60 se solda par une défaite pour les ouvriers du verre [2] : les fours ayant été abandonnés, un bassin s’est fissuré et a nécessité un arrêt pour réparation. Le patronat en profita pour imposer une réembauche humiliante, impliquant une paix sociale et une réduction de salaire avec la constitution d’un « fonds de garantie » alimenté par un prélèvement sur les salaires qui ne serait redistribué aux travailleurs que quelques années plus tard à condition qu’aucune autre grève ne vienne mettre l’outil en péril. André et un groupe de jeunes ouvriers en tirèrent la leçon : plus jamais de grève sans occupation et entretien de l’outil, sous contrôle ouvrier.
« LA NOUVELLE DÉFENSE »
C’est ainsi, rapidement, qu’une gauche syndicale se forma autour d’André au siège de Gilly de Glaverbel. Elle éditait un bulletin au titre explicite : La Nouvelle défense. Vendu à la porte de l’usine, il était entièrement réalisé par les ouvriers. Le bulletin était un point d’appui pour des débats animés entre les travailleurs sur le contrôle ouvrier, la démocratie syndicale, la réduction collective du temps de travail, etc.
Autour d’André, l’équipe de La Nouvelle défense est parvenue, en 1967, à obtenir la redistribution de la part des salaires retenue suite à la fermeture du four en 1961 sous une forme inédite jusque-là : les travailleurs âgés ont pu prendre une pension anticipée avec un complément alimenté par le « fonds de garantie » leur permettant, dans un premier temps, de partir à 63 ans en conservant 75% de leur salaire jusqu’à leur prise de pension effective et, dès 1968, de partir à 60 ans avec 85% de leur salaire. Les plus jeunes ont récupéré les postes mieux rémunérés des anciens et, pour maintenir le volume de l’emploi, des embauches compensatoires ont été réalisées.
Face à une délégation très bureaucratique pratiquant un syndicalisme de concertation, la gauche passa à l’offensive en demandant un vote de confiance (hors élections sociales). Ce vote donna une majorité a la nouvelle équipe et, en 1970, André devint délégué principal FGTB. Ce fut le point de départ d’une séquence de luttes absolument remarquables.
En 1973, le licenciement d’un psychologue d’entreprise trop « conciliant » avec les ouvriers donna à la nouvelle équipe l’occasion de mettre ses conceptions en pratique : occupation, comité de grève élu, entretien de l’outil, assemblée quotidienne des grévistes. Avec succès.
VERS L’ÉPREUVE DE FORCE
En 1974, rebelote, mais cette fois au niveau des treize entreprises de Glaverbel de la région. Le conflit portrait sur le renouvellement de la convention collective. Les méthodes de Gilly ayant fait leurs preuves, elles furent appliquées dans les autres entreprises. Un comité régional de grève (assemblée des comités d’usine) fut crée. Il se réunissait quotidiennement, et André le présidait. Le comité posa comme condition aux négociations la réintégration du délégué jeune d’une petite usine (Multipane), licencié pour fait de grève. Victoire sur toute la ligne.
C’en était trop pour la multinationale française BSN, qui avait pris le contrôle de Glaverbel. BSN voulait restructurer drastiquement sa branche verrière pour privilégier sa branche alimentation (Gervais Danone). Pour appliquer ce plan, il fallait d’abord se débarrasser des troublions de « La Discipline » (surnom du siège de Gilly, situé… rue de la Discipline). Début 1975, BSN annonçait la fermeture pure et simple de l’usine.
UN ACCORD HISTORIQUE
André et ses camarades organisèrent la riposte. La grève avec occupation dura sept semaines. Elle s’enrichit de nouvelles tactiques, notamment la vente « sauvage » de verre au profit du fonds de lutte des grévistes (sur le mode des grévistes de l’usine horlogère LIP, quelques années plus tôt en France).
Ceux de Gilly étaient dans l’actualité tous les jours grâce à leurs actions. Outre une grande manifestation régionale de soutien en front commun syndical, un Manifeste en faveur de la nationalisation, une chanson du GAM (Groupe d’Action musicale), des fêtes de solidarité mémorables, et un meeting de soutien avec Charles Piaget (porte-parole des grévistes de LIP), le « coup » le plus spectaculaire des Gillyciens fut une manifestation internationale à Paris, devant le siège de BSN.
Devant le siège et… dedans, car les grévistes bousculèrent le service d’ordre, envahirent les locaux, sortirent le PDG Antoine Riboud des toilettes où il se cachait et le forcèrent à un incroyable débat contradictoire avec André, qui en profita pour dénoncer la course au profit capitaliste !
Au terme de sept semaines de grève, un accord fut présenté aux travailleurs. C’était le fruit de longues négociations menées à Charleroi en présence notamment du PDG Antoine Riboud, du ministre du Travail et de Georges Debunne, responsable national de la FGTB. La fermeture était maintenue mais sans licenciement : une partie des travailleurs étaient reclassés dans d’autres usines, une autre partie serait embauchée dans une nouvelle usine que BSN s’engageait a construire et les « excédentaires » seraient reconvertis dans le secteur de l’isolation-rénovation. En attendant, ils bénéficieraient sans limite de leur plein revenu (salaire et primes), payé par l’entreprise via un « fonds social ».
L’accord, salué comme historique, fut accepté et les travailleurs rentrèrent dans l’usine la tête haute, drapeau rouge en tête, en chantant l’Internationale. Juste avant, André leur avait tenu un discours admirable et bref sur l’importance de l’auto-organisation, tremplin vers un socialisme autogestionnaire.
LA BATAILLE POUR L’ENTREPRISE PUBLIQUE
Une autre bataille hors-normes commença alors : la bataille pour la reconversion des quelque deux cents « excédentaires ». Elle allait durer près de dix ans et compter d’innombrables escarmouches. André et ses camarades se battirent pied à pied, jusqu’au bout, unis comme les doigts de la main.
Ils commencèrent par imposer le principe de leur reconversion collective. Cette reconversion impliquant une formation, ils imposèrent leur contrôle ouvrier sur celle-ci. En parallèle, ils revendiquèrent d’être employés dans le cadre d’une entreprise publique et rédigèrent une proposition de loi à cet effet.
Un comité de soutien fut crée, et la proposition de loi fut déposée au Parlement wallon. L’entreprise publique fut effectivement créée par le gouvernement régional, mais avec un capital ridiculement faible. Cela permit au ministre régional de l’étrangler rapidement (alors que le carnet de commandes était prometteur), au nom des « lois du marché » (en réalité, pour ne pas déplaire aux patrons de la construction).
COUPS FOURRÉS ET ESTOCADE FINALE
Impossible, dans le cadre de cet article, de retracer en détails les péripéties de ce combat [3], et surtout les coups fourrés innombrables auxquels André et ses camarades firent face. Entre autres, le PDG de Glaverbel, M. Bodson, tenta d’acheter notre camarade pour dix millions de francs belges : il refusa l’offre avec mépris.
L’estocade finale fut portée de l’intérieur même du syndicat lorsque l’appareil de la Centrale générale de la FGTB de Charleroi exclut André du comité du verre. De mèche avec le patronat et avec la droite, un bureaucrate corrompu planta le couteau de la trahison dans le dos de ceux qui, par leur combat acharné, avaient empêché la suppression pure et simple de l’industrie verrière au Pays Noir…
SPLINTEX FLEURUS, TRENTE ANS APRÈS : LES VERRIERS SE SOUVIENNENT
André est toujours resté aux côtés des travailleurs en lutte, comme ceux d’AGC Fleurus, ex-Splintex, une entreprise née du combat des gars de Glaverbel, quand ils ont fait grève plus de 100 jours contre près de 300 licenciements secs, en 2005. Au cours d’une manifestation dans le centre de Charleroi, ces travailleurs défilaient d’ailleurs en scandant son nom ! André a également continué à prendre part aux débats syndicaux, appuyant l’appel de la FGTB de Charleroi en 2012 à constituer un rassemblement politique large sur le champ politique et électoral pour porter, à gauche du PS de d’Écolo, une véritable alternative anticapitaliste.
André, on l’a dit, était né et avait grandi au milieu de syndicalistes ouvriers qui étaient aussi des militants politiques anticapitalistes, antistaliniens et internationalistes (certains avaient été des Brigades internationales), avant-guerre et pendant la guerre. C’est leur programme qu’André mit en pratique avec brio, intelligence, créativité et une grande modestie.
UN INTELLECTUEL OUVRIER, AU SERVICE DE L’ÉMANCIPATION
André avait arrêté ses études à la fin des primaires. Remarquablement intelligent, il lisait énormément et avait une bibliothèque bien fournie. C’était un véritable intellectuel, dont la pratique s’enrichissait de leçons historiques et qui avait une pensée stratégique. Axée sur l’émancipation par l’auto-activité et l’auto-organisation, cette pensée est synthétisée dans son livre Syndicalisme de combat et parti révolutionnaire. [4]
André a consacré sa vie a la lutte ouvrière, mais toute oppression, toute injustice lui étaient insupportable. Son ouverture d’esprit était remarquable. Elle s’illustra notamment dans le combat pour l’entreprise publique. À cette occasion, en effet, il comprit l’importance du défi écologique, notamment en intégrant des arguments contre le nucléaire à son plaidoyer en faveur de l’isolation-rénovation.
SÉRIEUX DANS LE COMBAT, DRÔLE DANS LA VIE
André était le contraire d’une grande gueule syndicale. Capable de discours percutants dans les congres syndicaux, il fut candidat à la présidence de la FGTB de Charleroi, avec le soutien de sa centrale, sur une ligne anticapitaliste. Mais, en assemblée d’usine, il se contentait d’exposer les faits, sollicitait les opinions de chacun, y répondait, et terminait par une proposition soumise au vote (à main levée).
C’était le contraire aussi d’un sectaire. À Gilly, son syndicalisme de combat avait rallié quasiment tout le personnel. Mais il noua d’excellentes relations avec des syndicalistes CNE du site des employés, à Boisfort. Les luttes d’appareil lui étaient étrangères : seul comptait pour lui l’unité des travailleurs en lutte pour leurs intérêts de classe, par-delà les étiquettes et les drapeaux. Antimilitariste, il détestait les uniformes (même syndicaux). Ses camarades et lui arboraient le drapeau rouge, celui de La Commune, pas celui de leur syndicat…
Notre camarade était un homme attachant, bienveillant, toujours à l’écoute, toujours prêt au débat, même avec les sectaires (qu’il détestait pourtant). Sérieux dans le combat, il aimait vivre, rire, faire la fête, jouer de la clarinette et de l’harmonica, être entouré de ses enfants et petits-enfants. Il pouvait rire aux larmes de son perroquet, Coco, qui sifflait l’Internationale, et des farces de ses camarades de combat, dont il avait pour ainsi dire libéré l’insolence.
La Gauche anticapitaliste présente ses sincères condoléances et toute sa solidarité à sa famille et à ses proches, ainsi qu’à tou·te·s celles et ceux qui l’ont connu et qui ont partagé ses luttes, qui sont aussi les nôtres.
Les funérailles d’André auront lieu le jeudi 10 août 2023 à 11h, au crématorium de Gilly (rue des Nutons 329). Rendez-vous à 10h15 au funérarium Bertinchamps (place Émile Vandervelde, 32 à Montignies-Sur-Sambre).
Un livre retrace la vie et le combat d’André Henry. L’épopée des verriers du pays noir, publié en 2014 au Éditions Luc Pire et co-édité par la Formation Léon Lesoil. Aujourd’hui épuisé chez l’éditeur, l’ouvrage reste disponible à la vente au stand librairie de la Formation Léon Lesoil.
La Gauche anticapitaliste
Photos et vidéo : André Henry, le 8 février 2014, au Vecteur à Charleroi à l’occasion de la sortie du livre L’épopée des verriers du pays noir (Gauche anticapitaliste, CC BY-NC-SA 4.0) ; Débat contradictoire entre André Henry et Antoine Riboud, PDG de BSN, en 1975 à Paris (DR) ; Vidéo réalisée par Chris Den Hond.