« De Gaulle qui mettait son uniforme pour briser le putsch des militaires [1], qui infligeait des défaites cuisantes aux vieux partis bourgeois, qui répondait par des fins de non-recevoir aux Américains et aux Anglais, de Gaulle à qui seuls les Algériens avaient victorieusement tenu tête, a dû rentrer le décret de réquisition... et s’est bien gardé de faire le moindre appel aux mineurs par la télévision, sachant qu’il n’aurait pas eu plus de succès que des ministres. La volonté du pouvoir de « casser les syndicats »… a été mise en échec par la résistance unanime des mineurs ». [2]
Cinq ans après le coup d’État de 1958, la grève qui fait plier de Gaulle se produit à un moment charnière pour les mineurs dans l’économie et la société française.
À la fin de la Seconde Guerre mondiale, après avoir été les héros de la Résistance, dans un pays qui manque de tout, les mineurs ont été les acteurs honorés du redressement économique. Le charbon représente alors près de 90 % de la consommation énergétique hors carburants. Il faut produire, coûte que coûte ! Les mines sont nationalisées [3], et le statut [4], la sécurité sociale minière — des acquis considérables — sont instaurés, et des dizaines de milliers d’embauches effectuées.
La puissance sociale des mineurs, notamment au travers de la CGT, va rapidement être attaquée par les décrets du socialiste Lacoste en 1948, qui opèrent un retour au régime social d’avant-guerre. La grève de riposte est réprimée violemment par le ministre de l’Intérieur socialiste Jules Moch qui envoie dans le nord de la France 60 000 policiers pendant 56 jours. Bilan : 6 morts, 3 000 condamnations et 6 000 licenciements.
Crédit Photo. Manifestation à Lens lors de la grève des mineurs, 1963. Centre historique minier
Le lent déclin des mines débute dans les années 1950
L’augmentation de la productivité permise par la mécanisation des puits les plus rentables est considérable : le rendement au fond passe de 975 kg par homme-poste en 1948 à 1 700 kg dix ans plus tard ; les effectifs descendent de 330 000 à 230 000 [5]. La production atteint son apogée, autour de 59 millions de tonnes par an, à la fin des années 1950 et au début des années 1960, au moment même où est prise la décision de la ramener à 53 millions de tonnes pour 1965, et cela pour deux raisons.
D’une part le choix politique et économique de recourir au pétrole et au nucléaire en remplacement du charbon produit en Europe [6]. En 1960, 30 % de l’électricité est encore produite par le charbon, on tombe à 4 % en 2002. La volonté d’éliminer le poids politique des mineurs s’est ajoutée au bas prix et à la plus grande flexibilité du pétrole.
D’autre part, la volonté de De Gaulle de pousser au bout son projet de réorganisation de l’appareil industriel sur la base du rapport de forces établi après le coup d’État de 1958, avec une croissance de l’industrie manufacturière de 6,5 % par an, nécessite de défaire les salariéEs : le nombre de grèves chute. Il s’estime indestructible, car il a gagné trois référendums de suite avec des scores de 75 à 90 % [7] et mis au pas l’Assemblée nationale sur la question de l’élection du président au suffrage universel, en gagnant le quatrième référendum du 28 octobre 1962 avec encore 62 % de oui, et obtenant une majorité absolue à l’Assemblée nationale lors des législatives de novembre 1962 [8].
Mais à partir de 1960 des grèves ouvrières réapparaissent, alors que la situation est encore marquée par la guerre d’Algérie, avec les multiples attentats de l’OAS [9] et des manifestations sanglantes, comme celles du 17 octobre 1961 (plus de 100 morts algériens) et du 8 février 1962 (9 morts au métro Charonne, toutEs membres de la CGT et 8 du PCF) provoquant le 15 février une manifestation de près d’1 million de personnes. La fin de la guerre d’Algérie lève cette pression. En 1963, la classe ouvrière entre à nouveau en action.
La grève est déclarée
Dans les mines la volonté d’en découdre s’amplifie de mois en mois, les conditions de travail s’aggravent, avec une recrudescence d’accidents mortels. Ce qui concentre la colère, c’est le niveau des salaires, inférieur de 11 % à celui des autres secteurs. La pression monte. L’hiver est très rude, le plus froid du siècle [10], et les responsables CGT estiment que la grève ne serait pas populaire alors qu’il gèle 40 jours durant à Paris.
En janvier les abatteurs mènent une grève du rendement de 15 jours à l’appel de la CGT et de FO. Les tentatives de grève échouent, dans l’attente de la tenue d’une réunion syndicats et Charbonnages de France le 15 février, qui ne donne rien, la direction proposant une ridicule augmentation de 5,77 % pour l’année [11].
La CGT propose alors une grève totale les 1er et 2 mars suivie d’une grève du rendement pendant 15 jours. FO et CFTC [12] décident de lancer une grève illimitée à partir du 1er mars.
De Gaulle tente de réquisitionner les grévistes
De Gaulle, habitué à s’imposer, est intransigeant, tout en restant en retrait, laissant son Premier ministre, Pompidou, en première ligne. Dès l’annonce de la grève, le jeudi 28 février, le décret de réquisition des cokeries [13] est signé. À l’époque cette attaque contre la grève n’est possible qu’avec un décret pris en Conseil des ministres, fondé sur des textes relatifs à la défense nationale [14]qui « a pour objet d’assurer en tout temps, en toutes circonstances et contre toutes les formes d’agression, la sécurité et l’intégrité du territoire, ainsi que la vie de la population » [15].
Le vendredi 1er mars, la grève est totale dans les houillères du Nord Pas-de-Calais (où la CGT est la plus puissante), et en Lorraine (où la CFTC est très implantée), mais les agents des cokeries répondent à la réquisition. Est-ce pour cela qu’un second décret visant toute la profession est signé le samedi 2 mars et publié dans un Journal officiel exceptionnel le dimanche ?
Les mineurs refusent la réquisition
Le lundi 4 mars est jour chômé dans les mines du Nord et du Pas-de-Calais où les communistes sont très forts. Ce sont donc les mineurs de Lorraine, région dans laquelle les votes gaullistes sont majoritaires, qui ont le sort de la grève entre leurs mains. C’en est trop pour eux : ils refusent à 96,3 % la réquisition ! Pour la première fois depuis son retour au pouvoir, de Gaulle donne un ordre qui n’est pas respecté.
À l’appel intersyndical de la CGT, la CFDT, la FEN et l’UNEF, une grève de 15 minutes pour protester contre l’atteinte au droit de grève est massivement suivie dans tout le pays.
Le lendemain, le mardi 5 mars, les mineurs du Pas-de-Calais eux aussi refusent la réquisition et défilent en masse à Lens (30 000 manifestants). Les mineurs viennent de marquer un point capital. Ce sont maintenant 230 000 agents des Charbonnages (dont 2/3 travaillent au fond) qui ont défié de Gaulle, et le mouvement, s’il continue à exiger des augmentations de salaire, est en même temps pour la défense du droit de grève.
L’unité et la solidarité
La réquisition voulait jeter la panique et semer la division, elle a l’effet inverse, elle met le feu aux poudres, décuple la combativité, soude le mouvement, solidifie l’unité syndicale. La CGT se rallie au principe d’une grève illimitée, en convainquant FO et la CFTC favorables à une grève au fond de la mine, que la grève au jour est plus efficace pour mobiliser l’opinion publique. La solidarité qui va s’exprimer est énorme et constitue le deuxième mur contre lequel le gouvernement, qui mise sur l’épuisement, va se heurter.
Dans les mines, avec le soutien des ingénieurs et de la CGC, fait rarissime dans le secteur. À l’extérieur, le congrès des maires de France désapprouve le décret de réquisition, l’évêque d’Arras se déclare concerné par cette grève. Et surtout dans tous les autres secteurs professionnels des grèves sont déclenchées : les gaziers de Lacq, les dockers refusent de décharger le charbon, à EDF-GDF [16], chez les cheminots, les métallos, dans les hôpitaux, à la RATP, Air France, des débrayages se multiplient. Des manifestations sont organisées aux cris de « Pompidou à la mine », « Charlot des sous », associant parfois la population aux mineurs comme à Grenoble.
Si les syndicats n’appellent pas à la généralisation des grèves, ne proposent pas un plan de combat pour toutes et tous [17] qui poserait la question du gouvernement, ils organisent la solidarité matérielle, des collectes sont faites dans tout le pays, des fonds proviennent de l’étranger, les artistes s’y mettent. D’immenses quantités de vivres sont envoyées de tout le pays, 23 000 enfants sont accueillis pour les vacances de Pâques. Dès la fin du mois de mars, des sommes correspondant à plusieurs jours de salaires sont versées à tous les grévistes.
L’accord de fin de grève n’est pas à la hauteur
Au bout de trois semaines de grève, alors que les négociations entre les mineurs et la direction achoppent en particulier sur la question des congés payés, la quatrième semaine de congés payés est obtenue par les 500 000 travailleurEs du textile et par les 750 000 métallos de la région parisienne : cette grève a transformé les rapports entre la classe ouvrière et les capitalistes.
Après 38 jours de grève, un accord de compromis est signé le 2 avril qui prévoit une augmentation par étapes des salaires sur un an, les autres sujets restant en débat, il faudra attendre 3 mois de discussion pour la quatrième semaine de congés payés à tous les mineurs.
Ce n’est pas la victoire totale et, après plus d’un mois d’une âpre lutte, la reprise est difficile, car les résultats obtenus ne sont pas proportionnels au combat mené, les 11 % ne sont pas immédiatement obtenus. Les assemblées réunies pour voter le retour au travail « furent animées, surtout dans le Nord-Pas-de-Calais ». Il faut attendre le 8 avril pour que tous les bassins soient au travail.
L’avenir est en outre peu rassurant car le gouvernement a prouvé que la houille n’est plus indispensable au pays, et que la profession de mineur est destinée à disparaître.
Pourtant, c’est un ébranlement du pouvoir gaulliste. De la première grande épreuve de la lutte des classes depuis 1958, les travailleurs sortent plus forts.
En 1965, de Gaulle ne sera pas élu au premier tour de la présidentielle, mis en ballottage par Mitterrand soutenu par le PCF [18], le 10 janvier 1966 un accord d’unité syndicale CGT CFDT est signé, et 1968 n’est pas loin...
Patrick Le Moal