Tithi Bhattacharya est professeure d’histoire de l’Asie du Sud à à la Purdue University (USA). Elle est l’autrice de The Sentinels of Culture : Class, Education, and the Colonial Intellectual in Bengal (Oxford University Press, 2005) et l’éditrice de l’étude désormais classique, Social Reproduction Theory : Remapping Class, Recentering Oppression (Pluto Press, 2017). Elle a récemment co-écrit le populaire Féminisme pour les 99% : Un Manifeste(La Découverte, 2019) qui a été traduit dans plus de 30 langues. Elle écrit beaucoup sur la théorie marxiste, le genre et l’islamophobie. Ses travaux ont été publiés dans le Journal of Asian Studies, South Asia Research, Electronic Intifada, Jacobin, Salon.com, The Nation et la New Left Review. Elle est membre du comité de rédaction des revues Studies on Asia et Spectre. Plusieurs de ses articles ont été traduits en français par la revue Contretemps, dont deux sur la pandémie de Covid-19.
Tout au long des années 2020-2021, j’ai écrit de nombreux articles sur le COVID pour tenter de souligner à la fois la gravité de la maladie et l’incapacité des gouvernements capitalistes à assurer la santé et la sécuritéde leurs citoyen·nes, en particulier les plus vulnérables d’entre elleux, face à une pandémie mondiale. J’ai également publié une série intitulée « Dépêches depuis les premières lignes de soins », dans laquelle j’ai essayé de faire entendre la voix des travailleur·euses essentiel·les pendant la pandémie. Mais j’ai aussi une autre histoire à partager, différente à la fois en termes de registre et de nature. La différence entre tous les autres travaux que j’ai réalisés sur le COVID et ce que vous lirez ci-dessous est la même qu’entre une ordonnance et une plaie ouverte.
Printemps 2021 : Au moins, j’ai...
Je retourne au travail, à contrecœur, doublement masquée, doublement vaccinée. Ma demande de pouvoir enseigner en ligne de manière formelle a été refusée par mon université. Je dois maintenant utiliser des idées et des stratégies vagues, à demi formées, pour me protéger et protéger mon enfant. Je souffre d’asthme sévère et mon pneumologue m’a récemment dit que ma capacité pulmonaire n’était que de 40 %.
Première humiliation : partager mes antécédents médicaux intimes avec une classe remplie d’étudiant·es de première année, pour la plupart âgé·es de 18 ans.
« J’ai de l’asthme... etc. etc., alors je vous serais très reconnaissante si vous vous masquiez tous·tes dans ma classe ». Beaucoup hochent la tête avec sympathie, d’autres sont indifférent·es. « Je vous fournirai des masques », dis-je désespérément. C’est ainsi que commence une relation de deux ans avec Amazon, où à la fin de chaque semaine, j’achète, avec mon propre argent, une boîte de masques pour mes élèves. Certaines de mes classes sont nombreuses et les élèves oublient souvent leurs masques, alors chaque jour de classe, je leur en fournis un nouveau. Et ainsi de suite. Et pourtant, je me sens chanceuse : au moins, iels ne refusent pas.
Permettez-moi de reformuler cette dernière phrase : On me fait sentir que j’ai de la chance que d’autres observent des protections minimales contre une maladie handicapante. L’effet n’est pas sans rappeler la façon dont les travailleur·euses qui occupent des emplois déraisonnablement mal rémunérés se sentent chanceux (« au moins, vous avez un emploi »).
Automne 2021 : Les chiffres et leur banalité
Un nouveau groupe d’étudiant·es. Une nouvelle série de demandes abjectes de ma part à leur égard. Pendant ce temps, mes ami·es commencent à s’impatienter, car je refuse toujours d’aller au restaurant pour manger ou de faire quoi que ce soit à l’intérieur qui implique d’enlever mes doubles masques. Cet automne, mon enfant fait partie de la très, très petite poignée d’élèves de son école secondaire qui continuent à porter un masque. Je suis la seule à le faire dans mon département. Je n’ai voyagé nulle part depuis janvier 2020.
Lorsque quelqu’un·e se masque en ma présence, on me fait sentir que je dois lui en être reconnaissante. Lorsque je demande que quelqu’un·e se masque, on me fait sentir que je ne suis pas raisonnable. Mon État d’origine, l’Indiana, se classe dernier sur une liste des « États les plus sûrs pendant le COVID-19 ».
J’ai lu l’extraordinaire livre d’Anne Boyer, The Undying. « L’histoire de la maladie n’est pas l’histoire de la médecine », écrit Boyer, mais plutôt « l’histoire du monde - et l’histoire du fait d’avoir un corps pourrait bien être l’histoire de ce que l’on fait à la plupart d’entre nous dans l’intérêt de quelques-uns ».
Je consulte le site web des Centers for Disease Control and Prevention (CDC) : le 4 septembre 2021, un an et demi après le début de la pandémie, les CDC enregistrent 15 493 décès hebdomadaires aux États-Unis. À la fin de l’année, les CDC indiqueront en petites lettres, et vous devrez affiner votre recherche pour le trouver : il y a eu un total de 460 000 décès aux États-Unis entre janvier et décembre 2021.
Je m’interroge : Pourquoi la mort est-elle vidée de son sens et de son effroi lorsque l’on place un grand nombre devant le mot ?
Printemps-été-automne 2022 : Le COVID comme un article de Buzzfeed
Les gouvernements mondiaux et leurs médias préférés m’ont appris une nouvelle expression : « vivre avec le COVID ». C’est le Washington Post qui l’exprime le mieux dans son titre largement diffusé « 10 conseils pour coexister avec le COVID (et mener une vie à peu près normale) » ; la première ligne de l’article se lit comme suit : « Vivre avec le COVID peut être facile si vous prenez des précautions simples et régulières ».
La pandémie est terminée ! Cela ressemble désormais à un article de Buzzfeed !
Le CDC fait toujours état d’une moyenne de 4 000 décès par semaine.
Permettez-moi de reformuler : Chaque semaine, 4 000 personnes - mères, pères, enfants, voisin·es, grands-parents, collègues - meurent. Iels ne pourront plus jamais ouvrir une fenêtre, s’embrasser, rire d’une blague.
Le CDC estime que 31 millions d’Américain·es en âge de travailler ont un COVID Long. Une étude, que je ne comprends pas entièrement, m’apprend que le coronavirus a un « tropisme large » et qu’il infecte les cellules humaines par l’intermédiaire du récepteur ACE2. Les personnes atteintes d’un COVID Long sont susceptibles d’avoir « des problèmes cognitifs, des troubles psychiatriques, des atteintes cardiaques et pulmonaires », et que ces symptômes « communiquent entre eux ». Une enquête néerlandaise montre une augmentation des problèmes cognitifs chez les survivant·es du COVID, dont certain·es n’ont que 25 ans.
Je ressens un certain vertige devant l’ampleur de ces faits. Ces jours-ci, je pense souvent aux mots du philosophe des sciences Thomas Kuhn : Ce que l’on voit « dépend à la fois de ce que l’on regarde et de ce que son expérience antérieure de la perception visuelle lui a appris à voir ». Les faits concernant le COVID Long, les décès dus au COVID, continuent d’exister en tant que faits errants ; une force invisible empêche ces faits de se regrouper en une carte, un récit. De devenir un savoir.
Je me rends chez Target (supermarché) après une longue période. J’entends une conversation entre deux jeunes (début de la vingtaine) employés masculins (blancs) :
Employé 1 : Dès que j’ai entendu parler du COVID, j’ai voulu l’avoir.
Employé 2 : Pourquoi ?
Employé 1 : Parce que si tu as le COVID, Target te donne trois semaines de congés payés, mec !
Cela me rappelle immédiatement une loi de l’Indiana qui stipule que si un soldat a reçu la Purple Heart (médaille militaire américaine accordée aux soldats blessés) pendant la guerre, il a droit à une éducation gratuite dans une université d’État. J’y pense, aux États-Unis, ce n’est que si l’on s’engage à mourir pour le capitalisme que l’on a une chance de vivre.
Printemps-été 2023 : Vivre avec le COVID
Je regarde mes notes de janvier. Au fil des mots, il y a des lignes rouges d’anxiété à propos du COVID, l’humiliation continue de devoir révéler mes données médicales à des adolescent·es et de dépendre de leur générosité. En janvier de la nouvelle année, le CDC enregistre une moyenne hebdomadaire de 3 662 décès. Je m’interroge : Si tous ces gens étaient millionnaires, pourrions-nous dire que nous sommes sortis de la pandémie ? Une nuit, je rêve d’une pandémie qui ne tue que les riches et les personnes aux yeux dépareillés.
Je perds un être cher à cause de la guerre en Ukraine. J’arrête de comparer les budgets de la défense à ceux de la santé. Je commence à réaliser que « vivre avec le COVID » signifie en fait ignorer le COVID.
Le 11 mai marque la fin de l’urgence sanitaire fédérale pour le COVID-19.
Je reviens à mes notes de février. Je vois que j’ai écrit :
Le mépris institutionnel pour les vies handicapées et vulnérables affiché dans nos politiques COVID implique que les gens ordinaires, au cours de ces trois dernières années, ont également été contraints d’adopter cette approche. Ou de perdre leur emploi. Les effets à long terme de cette culture de plus en plus répandue de la malveillance décontractée se feront sentir pendant longtemps, inhibant l’empathie, l’attention et la solidarité dans de nombreux domaines de la vie sociale.
En juin, je contracte finalement le COVID. Tout comme ma fille. Non pas parce que je n’ai pas fait attention, mais parce que d’autres ne l’ont pas fait.
J’ai l’impression qu’on me plante cent couteaux dans la gorge lorsque j’avale. Ma température augmente. Malgré ce caractère concret et morbide, le COVID est aujourd’hui une maladie fantôme. Elle est devenue, grâce aux institutions capitalistes, une question de croyance et de choix personnels.
Lorsque l’on demande des protections minimales, même les personnes les plus sensées haussent les épaules et disent : « mais pour combien de temps ? ». Celleux qui demandent, celleux qui se masquent, ont l’impression d’exiger des choses impossibles.
Le COVID a donné lieu au phénomène de « gaslighting » le plus stupéfiant et le plus massif de l’histoire récente. Dans le monde entier, des gouvernements volontaires et enthousiastes abandonnent leurs citoyen·nes à une maladie handicapante par un simple tour de passe-passe : dire qu’elle n’existe plus.
Tithi Bhattacharya