Le facteur professionnel est fréquemment incriminé dans les troubles musculo-squelettiques liés aux gestes répétitifs ou dans les problèmes de santé mentale du type burn-out, mais il l’est trop peu dans les pathologies cancéreuses. Celles-ci constituent pourtant la première cause de mortalité en France.
En raison de ce faible écho, les moyens octroyés aux salariés pour se protéger de ce risque restent insuffisants. De leur côté, les salariés atteints d’un cancer peinent à obtenir réparation lorsque des soupçons pèsent sur la responsabilité du travail dans leur maladie. Ces constats sont issus de l’étude des parcours de personnes impliquées dans une procédure de reconnaissance de leur cancer en maladie professionnelle, en Lorraine et dans le département de Seine-Saint-Denis. Des travaux réalisés dans le cadre d’une thèse en sociologie à l’université de Lorraine, et d’une autre en sociologie et histoire à l’université d’Évry-Val-d’Essonne.
En cause, une forme d’acceptation sociale des maux du travail. Celle-ci touche l’ensemble de la société, y compris les médecins qui hésitent à entrer dans la sphère professionnelle de leurs patients. La question de ces corps abîmés par le travail a été abordée lors du Festival international de sociologie qui s’est tenu à Épinal le 16 octobre 2017, sur le thème de la fabrication des corps au XXIe siècle.
Plus d’un salarié sur dix exposé
Les expositions aux substances cancérogènes sont massives dans l’espace professionnel. Plus d’un salarié sur dix est concerné (12 %), en majorité des ouvriers, selon les données publiées en 2017 par Santé publique France.
Photo : Dans une scierie. Les poussières de bois sont l’une des substances responsables de cancers d’origine professionnelle.
Les facteurs cancérogènes les plus fréquemment rencontrés sont, pour les hommes, les gaz d’échappement diesel, les huiles minérales entières, les poussières de bois, la silice cristalline ; et, pour les femmes, le travail de nuit, les rayonnements ionisants, le formaldéhyde, plus connu sous le nom de formol et les médicaments cytostatiques utilisés pour les chimiothérapies.
Avant d’en venir aux cancers en eux-mêmes, il convient de s’arrêter sur la notion de « maladie professionnelle ». Celle-ci émerge à la fin du XIXe siècle au terme de décennies d’une lutte idéologique – traversée par des enjeux économiques – autour de la responsabilité des employeurs dans la survenue des maux du travail. La loi de 1898 relative aux accidents du travail, étendue en 1919 aux maladies professionnelles, fait basculer la réparation des dommages corporels du droit commun exercé par les tribunaux vers un système d’assurance. L’accident et la maladie sont désormais envisagés comme des « risques » inhérents au travail, contre lesquels les employeurs peuvent se « couvrir » en souscrivant une assurance permettant la prise en charge des réparations éventuelles.
On voit alors apparaître la « présomption d’imputabilité » à l’employeur, c’est-à-dire que sa responsabilité est engagée sous certaines conditions, très restrictives. Il s’agit qui plus est d’une responsabilité sans faute, et limitée. Il n’est plus question de réparer intégralement les préjudices subis par le salarié mais plutôt de proposer une réparation forfaitaire, au prétexte de ces risques inhérents au travail. Se définit ainsi une forme d’acceptation des maux du travail par la société et pour les ouvriers, d’un corps en perpétuel sursis. La réparation des corps abîmés par le travail est devenue, de fait, un droit d’exception.
Les dommages du travail, moins indemnisés que ceux de la route
Un dommage corporel, s’il est causé par le travail, n’est pas indemnisé de la même façon que s’il résulte, par exemple, d’un accident de la route. L’indemnisation de la victime est en effet calculée en fonction du taux d’incapacité permanente que lui attribue le médecin-conseil de l’Assurance-maladie selon un barème national, modulé en fonction de son salaire et de son âge. Cette modalité compense seulement la perte, pour la victime, de sa capacité de gain, c’est-à-dire de sa capacité de travail et du salaire que celui-ci rapporte.
Les corps des ouvriers y sont ainsi réduits à leur valeur industrielle. Certaines associations de victimes, notamment la Fédération nationale des accidentés de la vie (FNATH), militent depuis de longues années pour l’alignement des droits des victimes du travail sur ceux des autres catégories de victimes.
Concernant les cancers, comment expliquer que le rôle du travail reste minimisé ? Cela tient, d’abord, aux spécificités de cette maladie. Elle peut en effet être déclenchée par de multiples facteurs et se manifeste le plus souvent des dizaines d’années après l’exposition aux substances cancérogènes. Le salarié ou ancien salarié ne fait pas toujours le lien entre sa maladie et son activité professionnelle passée.
Le corps médical, ensuite, a sa part de responsabilité dans ce phénomène de sous-estimation. C’est aux médecins qu’il revient de questionner le malade sur les causes possibles de son cancer et de le renseigner sur la démarche de reconnaissance en maladie professionnelle. Ils sont également en charge de la rédaction du certificat médical indispensable à la démarche de reconnaissance. Ils jouent, en ce sens, un rôle de « garde-barrière » de l’accès à la réparation. Une fois la pathologie reconnue en maladie professionnelle, le médecin-conseil de l’Assurance-maladie est impliqué à son tour – avec sa part de subjectivité – pour évaluer le taux d’incapacité du malade, qui détermine le montant de l’indemnisation.
Des examens d’imagerie prescrits trop tardivement
La pathologie cancéreuse évolue longtemps sans symptôme spécifique, ce qui retarde le diagnostic. Si des campagnes de dépistage sont régulièrement menées pour identifier précocement les cancers du sein, de l’utérus et du colon, le risque cancérogène professionnel, lui, demeure le plus souvent ignoré par les médecins généralistes, comme souligné dans le Plan cancer lancé en 2014. Face à des maux de dos, des difficultés respiratoires, ils explorent le plus souvent d’autres pistes, faute de s’être intéressés aux conditions de travail de leurs patients, un sujet peu abordé au cours de leur formation. Ils mettent trop rarement en œuvre le « dépistage » approprié, passant par la prescription d’actes d’imagerie. Or le diagnostic tardif limite les chances de guérison des patients et leur accès à une réparation.
Ensuite, le cœur de leur métier portant sur le soin, les médecins négligent souvent de se pencher sur les facteurs de risque du patient. Sur le fond, le médecin qui suggérerait une cause professionnelle se positionnerait dans un espace loin d’être neutre, où le salarié se place en opposition à son employeur. Nombre d’entre eux ne souhaitent pas s’aventurer sur un terrain où ils peuvent être soupçonnés, par l’un ou par l’autre, de partialité, et subir des pressions.
Enfin, le regard posé par les médecins sur les corps ouvriers abîmés hérite d’une longue tradition hygiéniste où les facteurs individuels du cancer comme le tabagisme ou l’alcool sont davantage pris en compte que les conditions de travail. Ainsi, aux yeux d’un certain nombre de médecins, l’ouvrier serait davantage responsable de sa maladie que victime, selon les témoignages de salariés recueillis lors de nos enquêtes. En revendiquant une reconnaissance en maladie professionnelle, il provoque parfois chez son médecin la suspicion d’une démarche vénale, voire d’une tentative de fraude.
Il peut s’y ajouter une tentative de culpabilisation, avec une accusation de mise en péril de l’équilibre économique de l’entreprise. Monsieur T., par exemple, est un ancien ouvrier d’une entreprise de pneumatiques atteint d’un cancer broncho-pulmonaire. Il informe son généraliste de la déclaration en maladie professionnelle qu’il va réaliser avec l’aide d’une association. Réponse du médecin : « La maladie de l’amiante, c’est très bien, mais avec tous ces gens qui font des déclarations, ça peut couler des boites ».
Le travail trop facilement « blanchi » de ses responsabilités
À travers l’exemple des cancers, l’indemnisation plafonnée des victimes du travail interroge sur notre rapport à celui-ci. Le travail apparaît comme trop facilement « blanchi » de ses responsabilités, tandis que sont préférentiellement incriminés les comportements individuels et les caractéristiques comme l’âge, le sexe, ou le lieu de vie. Il se voit ainsi conforté dans son statut de priorité : il s’agit de « préserver l’emploi » avant toute considération sanitaire.
Ainsi, l’employeur peut être perçu par le salarié comme le pourvoyeur de son indispensable gagne-pain ; et le risque pour sa santé, comme une contrepartie normale de son salaire. Derrière la reconnaissance ou non de la maladie professionnelle, ce sont les rapports de production qui sont en jeu. Les corps des ouvriers abîmés par le travail n’ont, dans un tel contexte, qu’une valeur très modeste.
Julie Primerano, Doctorante en sociologie, Université de Lorraine et Anne Marchand, Post-doctorante en sociologie et en histoire, Université d’Evry – Université Paris-Saclay
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