Née à Urumqi au Xinjiang, Kalbinur Sidik a vécu le développement de la surveillance technologique de la population ouïghoure par le régime chinois. Jusque dans les camps de « redressement », où elle a été forcée à travailler pendant deux ans, sous le regard ininterrompu de huit caméras.
C’est un fascicule d’une vingtaine de pages édité par la Japan Uyghur Association. Kalbinur l’ouvre, le pose sur la table du salon et s’arrête sur certaines images. Cette bande dessinée en noir et blanc raconte son histoire, et ce mercredi 1er mars 2017 qu’elle n’oubliera jamais.
Ce jour-là, un policier la conduit jusqu’au sommet de la montagne qui surplombe Urumqi, capitale régionale du Xinjiang, où elle est née en 1969. Il gare le véhicule au pied d’un immense bloc de béton. Kalbinur ne distingue qu’un mur coiffé de fils barbelés. Elle sait à peine ce qu’elle fait là.
Quelques jours auparavant, au cours d’une réunion, un membre du Parti communiste a brièvement annoncé à cette professeure des écoles sa nouvelle mission : apprendre le mandarin à des Ouïghours illettrés.
Son lieu de travail se dévoile lorsque l’officier l’escorte dans le bâtiment. Kalbinur découvre un monde qu’elle était loin d’imaginer. En 2014, l’une de ses collègues lui a vaguement parlé d’un camp de rééducation où les Ouïghours seraient persécutés. Mais elle n’y a pas vraiment cru.
Trois ans plus tard, ce goulag devient son quotidien. Deux gardes armés l’accueillent dans sa salle de classe. Une porte métallique s’ouvre de quelques centimètres. Des dizaines de détenus la franchissent en rampant, les mains enchaînées. Ils sont une centaine, crânes rasés, corps squelettiques, numéros inscrits sur leur tenue en guise de prénom, à s’asseoir à même le sol devant elle. Ce sont ses élèves.
Kalbinur les salue. Personne ne répond. Elle dit : « J’ai commencé à trembler. Certains me regardaient, d’autres fixaient leurs menottes. Je contenais mes émotions devant les gardes armés. » Dispersées dans les angles de la pièce, huit caméras, dont deux juste au-dessus de sa tête, filment chaque seconde. « Lors de la pause déjeuner, un policier m’a mise en garde : “Elles captent tout ce que tu fais et ce que tu dis” », se rappelle-t-elle.
Vie quotidienne orwellienne
Kalbinur referme le fascicule. Cela fait quatre ans qu’elle a fui le Xinjiang et ses camps. Elle vit aujourd’hui à La Haye, aux Pays-Bas, dans un modeste appartement au deuxième étage avec vue sur la mer du Nord. Depuis son départ en 2019, Kalbinur se démène pour détailler à l’ONU comme au Sommet de Genève pour les droits de l’homme et la démocratie, la persécution dont est victime cette minorité musulmane.
« C’est le premier génocide technologique de l’histoire », rappelle Rahima Mahmut, directrice anglaise du World Uyghur Congress, qui a témoigné début juin avec Kalbinur du sort de leur peuple au Oslo Freedom Forum. Technologique, car le virage totalitaire amorcé au Xinjiang est indissociable des milliers de caméras couplées à des logiciels de reconnaissance faciale.
Kalbinur se souvient de leur apparition dans les rues, en 2014 : « Ils nous disaient que c’était pour surveiller le trafic. Nous étions méfiants, sans être paranoïaques. »
Depuis 2009 et de violentes émeutes à Urumqi opposant Ouïghours et Hans – le groupe ethnique chinois majoritaire –, Pékin considère les Ouïghours comme des terroristes et n’a fait qu’accentuer leur persécution.
Les choses s’accélèrent en 2016. Chen Quanguo, ancien secrétaire du Parti communiste au Tibet, connu pour sa cruauté, est nommé responsable du régime communiste au Xinjiang. La vie quotidienne devient orwellienne. Des milliers d’outils numériques lorgnent aujourd’hui la population. Utiliser WhatsApp ou passer un appel à l’étranger suffit à être envoyé dans des camps de redressement, construit à partir des années 2010.
Un million de Ouïghour·es y seraient interné·es sans aucun procès. Rare rescapée, Gulbahar Halawaji, amie de Kalbinur, raconte la spécificité de cette détention arbitraire dans son livre Rescapée du Goulag chinois (éditions Équateurs). Elle y écrit le rôle joué par une caméra : « Elle tourne la tête pour suivre celles d’entre nous qui se déplacent du lavabo au lit, du lit au lavabo. Bzzz, Bzzz. C’est insupportable. Elle se moque de nous, cette caméra. Elle nous humilie. »
Prison technologique et QR code
Pendant deux ans, Kalbinur travaille quotidiennement dans cet enfer carcéral. Au fil des jours, elle reconnaît d’anciens élèves ; voit certains disparaître du jour au lendemain ; entend régulièrement des cris de gens torturés ; comprend progressivement le rôle des caméras dans ce génocide. « Un jour, j’ai pu accéder dans la salle où sont centralisées les caméras, confie-t-elle. Il y avait des dizaines d’écrans sur trois murs. Les détenus n’ont pas le droit de parler entre eux. Dès qu’ils chuchotaient, une alerte apparaissait sur l’écran en question. »
Cette prison technologique suit Kalbinur partout. Chen Quanguo a fait installer des QR codes devant les portes des appartements. En les scannant, la police sait qui y réside et qui est venu. Lorsqu’elle se rend au supermarché, la professeure voit son visage scanné par une caméra de reconnaissance faciale. Même sentence lorsqu’elle passe le péage d’accès à son district d’Urumqi.
Si elle souhaite aller chez un proche résidant dans un district adjacent, il faut un accord du bureau de police et renseigner le lieu, l’heure et la durée de la visite. Pour élaborer son système de reconnaissance faciale, la Chine aurait utilisé les logiciels des plus grandes entreprises du pays, comme Huawei et Alibaba. En 2021, la BBC révélait que le régime avait également testé des logiciels permettant de connaître l’état émotionnel des Ouïghours.
« Au Xinjiang, la vie privée n’existe plus, lâche Kalbinur. Je n’osais pas parler avec mes voisins dans la rue, je n’osais plus regarder certains programmes à la télévision, je n’osais pas aider les gens dans les camps car mes moindres faits et gestes étaient enregistrés. » Ce harcèlement constant pousse Kalbinur et son mari au départ.
Un exil qui n’arrête pas le harcèlement
Si elle obtient un visa pour soigner des problèmes de santé, ce n’est pas le cas de son époux. Kalbinur ne reviendra pas, elle rejoint sa fille aux Pays-Bas, qui vit avec son mari et leur fille à Rotterdam. Elle vit à quelques kilomètres, à La Haye. Le lendemain de notre rencontre, ils se verront pour fêter l’Aïd. C’est la seule famille qui lui reste. Lorsqu’elle a fui, son mari – dont elle n’a aucune nouvelle depuis – a demandé le divorce. « Il m’a même envoyé des messages pleins d’horreurs, dit-elle. Mais je sais qu’il a été contraint de le faire, pour sa sécurité. »
La main de fer chinoise, elle, ne s’est pas arrêtée à la frontière entre l’Asie et l’Europe. Le harcèlement continue.
Un jour, Kalbinur reçoit un appel en visioconférence de sa sœur via le réseau social chinois WeChat. Derrière l’écran, elle découvre, incrédule, un policier, qui la somme de revenir au Xinjiang.
Kalbinur nous montre plusieurs images de cet échange, imprimées sur une feuille A4. Elle analyse deux photos. Sur l’une, l’uniforme du policier est frappé d’un insigne et d’un numéro de matricule. Sur le second cliché, plus rien. « Lorsqu’il a vu que je prenais une capture d’écran, il a immédiatement enlevé tout signe distinctif », précise aujourd’hui Kalbinur. Sur son téléphone, elle conserve également une vidéo « d’espions chinois » qui seraient venus filmer devant son appartement hollandais.
Mais plus que cette surveillance technologique, Kalbinur parle de sa terre natale avec nostalgie. Elle évoque les montagnes, les devantures des maisons couvertes de fleurs, la passion pour la danse et la musique traditionnelle que lui a transmise son père. D’ailleurs, sans doute que le lendemain, la célébration de l’Aïd se sera finie en chanson.