Du 20 au 24 juin, Narendra Modi était reçu aux États-Unis avec tous les honneurs et les fastes d’une visite d’État, où rien n’aura été laissé au hasard et avec une couverture médiatique savamment préparée – Outre-Atlantique comme dans la patrie de Nehru et du Mahatma Gandhi. Le Premier ministre indien aborde ainsi les premiers jours de l’été 2023 sur un tempo diplomatique élevé, tambour battant et pied au plancher.
Outre l’Amérique du Nord, le Vieux Continent figure également en bonne place sur la feuille de route estivale du 14e chef de gouvernement de la « plus grande démocratie du monde ». En effet, d’ici deux semaines, dans la patrie des droits de l’homme et sa capitale Paris, Narendra Modi sera l’invité d’honneur de la République française pour les cérémonies du 14 juillet. Notamment du défilé militaire 2023 qui, sur « la plus belle avenue du monde », verra la participation d’un contingent de soldats indiens se mêler aux cohortes multicolores des troupes françaises descendant de l’Arc de triomphe à la Concorde. Pour rappel, le 26 janvier 2016, à l’occasion de la célébration en Inde du Republic Day – le président français François Hollande en était l’invité d’honneur -, des soldats français alors présents en Inde pour des exercices militaires conjoints avaient défilé sur l’avenue Rajpath de New Delhi. Une première pour des forces armées étrangères depuis l’indépendance.
Cinq ans après le déplacement présidentiel d’Emmanuel Macron en Inde [1], au printemps 2018, et deux mois à peine après leur dernière rencontre nippone en marge du Sommet du G7 à Hiroshima, en mai dernier, le chef de l’État français et son invité indien – au sujet desquels on évoque volontiers une compréhension réciproque et une bonne alchimie L’ambassade de l’Inde en France parle sur son site Internet d’une « relation forte soulignée par des convergences dans les priorités mondiales et régionales ».]] – auront donc prochainement l’occasion de rappeler à leurs administrés et au concert des nations la solidité en 2023 de la relation France–Inde, son histoire libre de différend majeur depuis l’établissement des relations diplomatiques entre les deux pays trois quarts de siècle plus tôt en 1947, ses chapitres prometteurs à venir, dans la lointaine, volatile et si stratégique région Indo-Pacifique notamment. Une région où New Delhi comme Paris recensent une foultitude complexe de défis divers à relever – montée en puissance régionale et globale d’une Chine de plus en plus défiante, rivalité stratégique sino-américaine -, de convergences géopolitiques et politiques à préserver à tout prix – multipolarité, paix, démocratie ou coopération régionale -, d’opportunités économiques et commerciales [2] sur lesquelles les 5e et 7e économies mondiales entendent capitaliser. On signalera opportunément à ce propos l’exceptionnelle commande passée lors du récent salon aéronautique du Bourget (Paris Air Show 2023) par la compagnie aérienne indienne IndiGo à Airbus, portant sur 500 appareils A320. Soit tout bonnement le plus important contrat du genre de l’histoire de l’aviation commerciale.
Le 4 mai 2022, dans la foulée de sa visite au Danemark, Narendra Modi avait fait une brève escale parisienne, devenant ainsi le premier dirigeant étranger à être reçu à l’Élysée par le président Macron après sa réélection. Quatorze mois à peine après son dernier séjour parisien, l’ancien ministre-en-chef du Gujarat aura les honneurs de la République et pourra, en compagnie du président français, célébrer le 25e anniversaire de la signature du partenariat stratégique France-Inde, paraphé en 1998 par Jacques Chirac [3] et A. B. Vajpayee. Un partenariat stratégique solide, pérenne, jamais remis en cause depuis sa signature un quart de siècle plus tôt et plus étendu encore aujourd’hui [4]. Selon les mots du ministère français des Affaires étrangères, ce partenariat « incarne la volonté des deux nations de développer leur autonomie stratégique respective en s’appuyant sur des coopérations bilatérales concrètes, dans le souci de la préservation de la paix et de la sécurité mondiale […] ; et implique un haut niveau de confiance entre les deux États partenaires et une volonté commune d’un partenariat entre égaux ».
SOUTIEN SANS FAILLE
Parmi les piliers essentiels de la coopération bilatérale, le nucléaire civil, la défense [5] – illustrée en janvier 2023 par l’escale du porte-avions nucléaire Charles de Gaulle à Goa dans la foulée de l’exercice naval franco-indien Varuna 2023 -, le contre-terrorisme ou encore le spatial, la cybersécurité et le numérique. Ce partenariat stratégique franco-indien entend également en 2023 renouveler au monde extérieur le message de deux puissances contemporaines influentes, respectées, ambitieuses « liées par des valeurs communes, un attachement partagé à la démocratie, une volonté de soutenir et de défendre le multilatéralisme et le droit international ».
Deux acteurs globaux de leur temps décidés à défendre, contre vents et marées si de besoin, « un monde multipolaire, régi par le droit et respectueux des souverainetés » [6]. Notamment « dans la région Indo-Pacifique » où les velléités d’influence sinon d’hégémonie régionale de la République populaire et son agenda stratégique agressif (en mer de Chine méridionale, dans le détroit de Taïwan, dans l’océan Indien ou encore dans l’Himalaya) provoquent un émoi légitime partagé tant dans la capitale indienne qu’à Paris, la France figurant également parmi les puissances de la région Indo-Pacifique du fait de sa remarquable présence ultramarine dans l’océan Indien (La Réunion, Mayotte), dans le Pacifique-Sud (la Polynésie française, la Nouvelle-Calédonie), ou encore avec les Terres australes et antarctiques françaises [7].
Au printemps 2022, le chef de l’État français profitait de la brève escale de courtoisie parisienne du chef du gouvernement indien pour notamment rappeler à son visiteur et au concert des nations « le soutien sans faille [du gouvernement français] en faveur du souhait de l’Inde de devenir membre permanent du Conseil de sécurité des Nations Unies ainsi que membre du Groupe des fournisseurs nucléaires ». En ce début de second semestre 2023 marqué au niveau international par une kyrielle de tourments retors de l’Ukraine à Taiwan en passant par la mer de Chine du Sud et la péninsule coréenne, ce soutien sans faille de Paris à New Delhi reste d’actualité.
ÉCHANGES COMMERCIAUX EN-DEÇÀ DES ATTENTES RÉCIPROQUES
Il est un secteur clef où, pour une majorité d’observateurs, ce solide partenariat stratégique franco-indien tarde quelque peu à porter ses fruits et ruisseler des dividendes bienvenus pour les comptes publics et les acteurs économiques : les échanges commerciaux bilatéraux.
En 2022, le commerce bilatéral franco-indien a atteint les 15 milliards d’euros. Une volumétrie certes substantielle, mais en l’état encore sept fois inférieure aux échanges commerciaux France–Chine pour la même année (supérieurs à 100 milliards d’euros). Dans les échanges entre l’Hexagone avec l’Inde, notre 4e client asiatique et 3e client, figure en partie centrale le secteur aéronautique côté français et l’exportation de produits pétroliers raffinés du côté indien. Ces échanges sont très déficitaire pour les comptes français. Entre 2021 et 2022, le déficit commercial de la France vis-à-vis de l’Inde a tout simplement quadruplé, grimpant de 716 millions d’euros à près de 3 milliards.
Pour tenter d’expliquer cette situation générale d’évidence assez loin de son potentiel théorique et nourrissant tant dans capitale française qu’à New Delhi depuis plusieurs décennies, les autorités françaises mettent en avant l’existence de certains irritants* [8]. Parmi eux, le protectionnisme indien, une relation asymétrique et un pool encore trop timides d’investisseurs indiens sur le sol français. Des sentiments où l’on distinguera à l’occasion un mélange de résignation et de déception relative.
Autre source d’inquiétude : la doctrine Atmanirbhar Bharat Abhiyaan (campagne de l’Inde autonome), dévoilée par les autorités indiennes au printemps 2020, entend idéalement « rendre le pays et ses citoyens indépendants et autonomes dans tous les sens » [9]. Cette théorie suscite auprès de certains acteurs économiques français et européens quelques interrogations : quelles conséquences sur leurs parts de marché respectives dans la patrie de feu Nehru ?
Le 22 juin dernier, depuis Washington et la Maison Blanche, le chef de l’État américain Joe Biden et son invité Narendra Modi vantaient sourire aux lèvres et le timbre de voix assuré la « nouvelle énergie » [10] du partenariat indo-américain. Lors de sa visite prochaine dans la capitale française, le Premier ministre indien au pouvoir depuis près d’une décennie à New Delhi, la France attend de lui qu’il prononce aussi les mots redonnant éclat, grandeur et perspectives au partenariat stratégique franco-indien.
Olivier Guillard