Bernard Cazeneuve se trouve, depuis la mort de Nahel, au centre de la polémique sur l’usage des armes à feu par les policiers. La gauche, notamment, ne cesse de rappeler que l’ex-dirigeant socialiste est le concepteur de la loi dite « sécurité publique » qui, en février 2017, a institué le cadre légal actuel en la matière. C’est en effet lui qui en a assuré l’élaboration en tant que ministre de l’intérieur, puis qui l’a promulguée alors qu’il était premier ministre.
À deux reprises, Bernard Cazeneuve s’est justifié dans la presse. Le 29 juin tout d’abord, dans Le Monde, il affirme qu’« il n’est pas honnête d’imputer au texte ce qu’il n’a pas souhaité enclencher » et explique que cette loi avait été votée dans un « contexte de tueries de masse après les attentats ».
Une manifestation de policiers devant la mairie de Viry-Châtillon, le 8 novembre 2016. © MIGUEL MEDINA / AFP
Le lendemain, dans un entretien au Point, l’ancien premier ministre de François Hollande développe la défense de son texte. « Il n’y a pas, en France, de permis de tuer, simplement la reconnaissance pour les forces de l’ordre de la possibilité de protéger leurs vies ou la vie d’autrui, dans le cadre de la légitime défense », affirme-t-il.
Bernard Cazeneuve évoque encore un « contexte particulier » ayant justifié ce texte, « celui des périples meurtriers terroristes et de la tragédie qu’a constituée l’attentat de Nice, le 14 juillet 2016, qui a vu un policier municipal neutraliser le conducteur d’un camion-bélier ayant tué 86 personnes et blessé plusieurs centaines d’autres, sur la promenade des Anglais ».
Cette invocation d’une justification terroriste à l’adoption de la loi « sécurité publique » paraît étonnante à la lecture de l’exposé des motifs et de l’étude d’impact du texte. À aucun moment un quelconque attentat n’est mentionné pour justifier les dispositions de l’article premier, celui modifiant le cadre légal de l’usage des armes à feu par les policiers.
À l’ouverture de l’examen du texte en séance publique par les député·es,
La loi « sécurité publique » a pourtant bien été fortement influencée par l’actualité, mais par un autre drame. Le 8 octobre 2016, une vingtaine de personnes attaquent deux voitures de police dans un quartier de Viry-Châtillon (Essonne) à coups de pierres et de cocktails Molotov. Deux policiers sont grièvement brûlés.
Les images des agents entourés de flammes indignent toute la classe politique et provoquent un vaste mouvement de contestation au sein de forces de l’ordre. Cela génèrera un immense scandale judiciaire puisque des policiers feront emprisonner des innocents en toute connaissance de cause. Mais à l’époque, les syndicats de policiers réclament par ailleurs une modification de la législation.
« C’était une période de fin de règne de François Hollande, avec des policiers à bout après avoir été sur-sollicités pour les manifestations contre la loi Travail, pour les opérations antiterroristes, se souvient Magali Lafourcade, secrétaire générale de la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH). Et, surtout, il y a eu l’attaque de policiers de Viry-Châtillon. Leur mouvement de colère avait été accompagné par des manifestations à la limite de la légalité, avec des policiers armés, masqués et sans encadrement syndical, car il s’agissait d’un mouvement spontané. Je pense que cela a fait très peur au gouvernement. »
La loi « sécurité publique » est l’une des réponses du gouvernement à cette fronde des policiers. Ceux-ci étaient alors régis par le droit commun de la légitime défense. Désormais, ils bénéficient d’un régime spécifique, copié sur celui des gendarmes et inscrit dans le nouvel article 435-1 du Code de la sécurité intérieure.
Celui-ci dispose notamment que les policiers sont autorisés à faire usage de leur arme pour immobiliser des véhicules dont les occupants refusent de s’arrêter et « sont susceptibles de perpétrer, dans leur fuite, des atteintes à leur vie ou à leur intégrité physique ou à celles d’autrui ».
On ne peut donc que s’étonner lorsque Bernard Cazeneuve assure, dans Le Point, que la loi « sécurité publique » « ne modifie en rien le cadre de la légitime défense ». « Je dirais même, enchérit-il, qu’elle en précise les conditions de déclenchement, en rendant impossible l’ouverture du feu hors de ce cadre. »
Pourtant, comme l’a montré Mediapart, le nombre de déclarations d’emploi d’une arme contre un véhicule a bondi entre 2016 et 2017, passant de 137 à 202, avant de se stabiliser à un niveau supérieur à celui d’avant l’adoption du texte, par exemple 157 en 2021.
De plus, lorsque l’on relit les nombreux avertissements qui avaient été faits à l’époque au gouvernement, il semble difficile de soutenir que cette augmentation du recours aux armes à feu et du nombre de victimes n’était pas prévisible.
« De telles dispositions risquent en effet d’entraîner une augmentation des pertes humaines à l’occasion de l’engagement desdits services dans des opérations sur la voie publique », prédisait ainsi la CNCDH dans un avis rendu le 23 février 2017.
Celui-ci s’inquiétait notamment du flou de certaines formulations, comme l’alinéa autorisant l’usage des armes à feu contre les personnes « susceptibles de perpétrer, dans leur fuite, des atteintes à leur vie ou à leur intégrité physique ou à celle d’autrui ».
« Il est à craindre que de telles dispositions ne conduisent à l’utilisation des armes à feu dans des situations relativement fréquentes de courses-poursuites en zone urbaine, avertissait encore la commission, les fonctionnaires de police venant à considérer que le véhicule pourchassé crée, par la dangerosité de sa conduite, un risque pour l’intégrité des autres usagers de la route et des passants ».
« Rien ne justifiait cet alignement du régime des gendarmes sur celui des policiers, réaffirme aujourd’hui Magali Lafourcade. Les gendarmes sont formés au maniement des armes et, surtout, ils opèrent en zone rurale. » La secrétaire générale de la CNCDH pointe également un problème de formation des policiers qui s’est depuis aggravé.
« Le niveau de recrutement des policiers s’est effondré, souligne-t-elle. Les jeunes sont massivement envoyés dans les zones difficiles dès leur sortie de l’école. Ils ne reçoivent aucun enseignement sur les biais cognitifs. Un jeune venant d’une zone rurale dans laquelle il n’aura quasiment jamais croisé de personne racisée peut donc très bien être envoyé dans un quartier dont il n’a pas les codes, la culture, la manière de parler et donc de s’adresser à des adolescents. Et l’encadrement intermédiaire est très insuffisant. Les jeunes policiers sont bien peu accompagnés dans des prises de fonction particulièrement difficiles. »
Le Défenseur des droits avait lui aussi alerté, dans un avis publié le 23 janvier 2017, sur l’instabilité juridique créée par cette réforme. « Le projet de loi complexifie le régime juridique de l’usage des armes, en donnant le sentiment d’une plus grande liberté pour les forces de l’ordre, au risque d’augmenter leur utilisation, alors que les cas prévus sont déjà couverts par le régime général de la légitime défense et de l’état de nécessité », écrivait-il.
Ces différents dangers avaient également été pointés par la quasi-totalité de la société civile, que ce soient les syndicats ou les associations de défense des libertés. « Les services de police et de gendarmerie se considéreront légitimes à user de leurs armes – et potentiellement tuer – dans des conditions absolument disproportionnées », prédisait ainsi le Syndicat de la magistrature (SM). « Il est en effet dangereux de laisser penser que les forces de l’ordre pourront faire un usage plus large de leurs armes », abondait l’Union syndicale des magistrats (USM).
Du côté des avocats, le projet de loi avait rencontré l’opposition du Syndicat des avocats de France (SAF), ainsi que du barreau de Paris et de la Conférence des bâtonniers, qui affirmaient, dans un communiqué commun : « La réponse au mal-être policier ne peut être le seul motif d’examen de ce projet de loi et il importe que les conditions de la légitime défense ne soient pas modifiées. »
« Ce projet de loi autorise les forces de l’ordre à ouvrir le feu dans des conditions qui vont augmenter le risque de bavures sans pour autant assurer la sécurité juridique des forces de l’ordre », avertissait encore la Ligue des droits de l’homme.
Désormais, les policiers eux-mêmes semblent regretter cette réforme, ou en tout cas reconnaître l’incertitude juridique qu’elle fait peser sur eux, en raison de sa formulation trop vague.
Dans un article publié samedi 1er juillet, Le Monde rapporte en effet que, parmi les forces de l’ordre, circule un modèle de demande de droit de retrait dans lequel l’agent annonce rendre son arme, en raison des « diverses appréciations » qui peuvent être faites de l’article 435-1 du Code de la sécurité intérieure, lesquelles sont susceptibles de « donner lieu à des poursuites pénales ».
Dans ce document, le policer y annonce mettre son pistolet à l’armurerie et qu’il y restera « jusqu’à ce que [s]a formation continue [lui] permette de mieux appréhender les dispositions de cet article afin de ne pas être poursuivi pénalement dans l’éventualité où [il] devrai[t] faire feu ».
Magali Lafourcade insiste de son côté sur les dégâts que cette réforme a pu causer dans une partie de la jeunesse. « L’expérience de la citoyenneté, du sentiment d’appartenir à une communauté nationale, du respect des principes républicains est une expérience avant tout sensible, affirme-t-elle. Elle passe par les interactions éprouvées avec les représentants de l’État. Plus les enfants de ces quartiers feront l’expérience de la brutalité policière, plus ça les enfermera dans la défiance qu’ils ont déjà vis-à-vis de nos institutions. »
Jérôme Hourdeaux