Angoulême (Charente).– Comment expliquer un silence ? Comment comprendre ce qu’il n’y a pas ? Pas de traitement médiatique d’ampleur, pas de commémoration, pas de réaction des pouvoirs publics, pas de mobilisation massive…
Alhoussein Camara, 19 ans, est mort le 14 juin dernier vers 4 h 30 à Saint-Yrieix-de-Charente, une banlieue résidentielle d’Angoulême. Ce Guinéen a été tué par la police alors qu’il se rendait comme tous les jours au travail, à la base logistique d’un Intermarché d’une autre commune. « Mais qui connaît son nom ? Qui sait ce qu’il s’est passé », interroge Maya, 20 ans, sa meilleure amie.
L’histoire fait cruellement écho à celle de Nahel, tué deux semaines après à Nanterre par un policier. Elle reste pourtant cantonnée à la rubrique des faits divers de la presse locale. Seule La Charente libre et l’AFP documentent en détail cette affaire sans témoins ni images.
Alhoussein Camara, 19 ans. © Photomontage Mediapart
Pour savoir ce qu’il s’est passé, il faut pour l’instant compter sur la version policière. Celle du syndicat de police Alliance, reprise par la presse, qui a immédiatement communiqué après les faits. « Nos collègues sont extrêmement choqués par cette intervention à l’issue dramatique. L’un d’entre eux est hospitalisé (blessure aux jambes). Cette intervention d’une violence exceptionnelle, face à la détermination d’un délinquant qui n’a pas hésité une seule seconde à percuter un policier à pied, et ainsi de commettre une tentative d’homicide sur nos collègues, tout en prenant des risques inconsidérés », pouvait-on lire.
Il y a aussi les précisions apportées par des sources policières et le parquet d’Angoulême dans les heures qui ont suivi. Alhoussein Camara aurait été repéré vers 4 h 30 au volant d’une Peugeot 307 « zigzaguant » sur la route, « signaux lumineux en fonction ». Les policiers décident de le contrôler mais il « refuse d’obtempérer ». Une autre patrouille vient en soutien et tente de l’arrêter, mais Alhoussein prend la fuite avant d’être finalement bloqué par les deux véhicules.
C’est là que le jeune homme aurait fait « marche arrière » et serait ensuite reparti en avant, « braquant ses roues à gauche, orientant le nez du véhicule vers un autre policier ». « Touché aux jambes lors de cette manœuvre », l’agent en question – qui a reçu 30 jours d’ITT – fait « usage simultanément de son arme à une reprise ». La voiture termine sa course contre le mur d’une habitation. Le décès d’Alhoussein est constaté à 4 h 50.
Dans la foulée, la procureure de la République d’Angoulême annonce l’ouverture de deux enquêtes. L’une pour « refus d’obtempérer » et « violence avec armes » ; l’autre visant le policier et confiée à l’IGPN, pour « homicide volontaire ».
Vous avez déjà vu quelqu’un fuir la police à petite allure et respecter les feux ?
Maya Biret, la meilleure amie d’Alhoussein Camara
À la lecture de ces précisions, il y a enfin les nombreuses interrogations. Celles de ceux qui connaissaient Alhoussein Camara. « Je sais tellement qu’il n’a pas pu blesser ce policier, mais comment le prouver sans vidéo... », affirme Bengaly, 22 ans, et ami d’enfance. « Cette version policière et les détails que l’on découvre ne collent pas », enchaîne Saïd, 28 ans, son collègue de travail.
Une course-poursuite à faible allure et une caméra en panne
Les détails justement interpellent. D’après la vidéosurveillance du foyer, remise à la police, Alhoussein Camara avait bien quitté les lieux vers 4 heures « comme tous les jours » en tenue de travail. Pour faire les 20 kilomètres habituels, il avait troqué sa trottinette pour une voiture récemment achetée. Et tout était en règle, comme l’a confirmé le parquet. « Il a eu son permis de conduire en avril, avait une carte grise et une assurance », insistent ses proches.
Mariama Kouyaté, la tante d’Alhoussein Camara. © David Perrotin/ Mediapart
Si la police évoque une conduite en zigzag, les examens toxicologiques effectués après sa mort n’ont rien donné. Aucune trace d’alcool ou de drogue n’a été retrouvée. Aucun stupéfiant sur lui ou dans le véhicule non plus. Et son casier était parfaitement vierge. « Alors pourquoi aurait-il voulu échapper à la police ? », demande sa tante Mariama Kouyaté, qui a porté plainte depuis.
Dans des communications ultérieures, la procureure de la République a livré davantage d’éléments loin d’avoir rassuré la famille. La magistrate explique que le policier auteur du tir, victime « d’une entorse au genou », était bien porteur d’une caméra-piéton « dont l’exploitation n’a pas été possible faute de charge suffisante pour permettre son activation au moment des faits ». Elle précise aussi que la course-poursuite entre le véhicule de police et celui d’Alhoussein était « d’une allure relativement réduite » et que le jeune homme s’était même arrêté au feu rouge.
« Le véhicule s’immobilisant au niveau des feux tricolores au rouge fixe, les deux véhicules de police se positionnent pour procéder à l’interpellation du conducteur », précise le parquet. « Vous avez déjà vu quelqu’un fuir la police à petite allure et respecter les feux ? », interroge encore Maya Biret.
Sur une photo prise par un journaliste de La Charente libre, on constate enfin que le parebrise du véhicule n’est pas brisé, semblant confirmer un tir latéral.
« Sur la base de ces éléments », le policier de 52 ans a été placé en garde à vue le 28 juin dernier puis mis en examen pour « homicide volontaire » afin de réaliser « des investigations complémentaires ». Il a été laissé libre sous contrôle judiciaire avec interdiction de détention d’arme et d’exercice professionnel.
Interrogée plus en détail par Mediapart, la procureure Stéphanie Alouine explique que les autres agents ne portaient pas de caméras-piétons. S’agissant des blessures du policier, elle précise aussi que les 30 jours d’ITT incluent « l’entorse et le traumatisme psychologique », mais ne souhaite pas livrer davantage d’observations.
Un jeune homme « exemplaire »
Une chose est sûre selon ses proches, Alhoussein n’avait rien à voir avec le « délinquant » décrit par Alliance. En 2018, le jeune homme laisse toute sa famille en Guinée, prend la mer jusqu’au Maroc, puis débarque en Charente. « C’était un mineur isolé. Il a été pris en charge par l’ASE puis est venu chez nous au foyer Pierre-Semard », explique le directeur de l’établissement, Louis Falguerolles. « On a des jeunes compliqués parfois, mais lui était exemplaire. Si on avait des gens comme lui, on serait au chômage. »
Je perds un frère magique. Il était intelligent, sage, gentil, toujours là pour les autres.
Ibrahim, le frère d’Alhoussein Camara
« Depuis 15 jours, on se refait le film tous les jours car on ne comprend pas pourquoi il aurait pris la fuite ou voulu blesser un policier », ajoute-t-il avant de ne pouvoir s’empêcher cette hypothèse : « Difficile de ne pas penser que les policiers n’avaient pas déjà un préjugé : un jeune Noir en voiture à 4 heures du matin pas loin d’une cité, ça ne peut être un travailleur, mais forcément un dealer. »
La quinzaine de proches interrogés par Mediapart livrent le même récit d’un jeune « dynamique, drôle et sans histoire ». Passionné de foot « et très bon », tout le monde le surnommait « Mbappé », raconte Abdoulaye, 33 ans. « C’était un bosseur. Il avait eu son CAP cuisine, avait travaillé pas mal de temps au Buffalo Grill avant de changer pour Intermarché », explique-t-il. Ses proches exhibent fièrement son compte TikTok encore actif malgré sa disparition. Les dizaines de vidéos qu’il postait montrent d’autres de ses passions, celles de la danse et des imitations.
Depuis la Guinée, Ibrahim Camara, l’un de ses trois frères, dresse le même portrait. « Je perds un frère magique. Il était intelligent, sage, gentil, toujours là pour les autres », lâche-t-il. C’est ce vendredi que lui et le reste de la famille ont enterré Alhoussein, à Matam, l’une des six communes de Conakry. Le corps avait été rapatrié mercredi soir et accueilli par le ministre des affaires étrangères du pays. « C’est avec une grande émotion que nous recevons le corps du jeune Alhoussein. Le chef de l’État avait promis qu’on ramènerait le corps ici en Guinée pour qu’il y ait un enterrement digne, ce qui est fait par la grâce de Dieu », a-t-il déclaré.
Maya Biret, la meilleure amie d’Alhoussein Camara, sur le lieu du drame à Angoulême. © David Perrotin/ Mediapart
Jeudi soir à Angoulême, les proches d’Alhoussein se sont réunis pour discuter de leur ami. « Tous les jours, je regarde le JT de TF1 pour voir s’ils en parlent. On ne comprend pas pourquoi tout le monde se fout de la mort d’un jeune de 19 ans, pourquoi personne n’en parle », dénonce Maya qui fait le lien avec ses parents restés en Guinée et qui vient de solliciter l’aide de l’avocat Arié Alimi. Le collectif de soutien tout juste créé rumine sur « ce silence assourdissant ». Certains disent que « c’est parce qu’il a peu de famille en France », d’autres « parce qu’il est noir », la plupart « parce qu’il n’y a pas d’images ».
Et tous dénoncent l’absence de réactions des autorités. « Le maire d’Angoulême a reçu ses proches pour éviter le désordre, mais n’a ni publié de communiqué ni participé à la marche blanche qu’on avait organisée », dénonce Maya. « On parle de lui comme d’un Guinéen, mais on oublie que c’était aussi un Angoumoisin parfaitement intégré et très aimé », regrette Luc Marteau de la Ligue des droits de l’homme (LDH) locale.
Le foyer où le jeune résidait déplore aussi « le mépris » des pouvoirs publics. « Aujourd’hui, on n’est toujours pas officiellement au courant de sa mort », raconte le directeur, uniquement informé par la presse locale, et qui attend toujours un appel officiel ou un certificat de décès. « J’ai simplement reçu un coup de fil des Renseignements généraux qui nous ont demandé si ça avait explosé et de canaliser les jeunes du foyer », témoigne-t-il.
C’est dur à dire mais peut-être que la mort de Nahel permettra qu’on parle aussi de mon frère.
Ibrahim Camara
Si la chambre du jeune homme a été perquisitionnée par la police le lendemain de son décès, l’équipe éducative a assisté à « une scène surréaliste ». « Lorsque j’ai demandé aux policiers présents si Alhoussein était au courant de cette procédure, ils m’ont répondu qu’ils allaient le prévenir. C’est totalement cynique. Il était mort », lâche la directrice adjointe.
« Délaissé par la préfecture », le foyer a été contraint de mettre en place lui-même une cellule psychologique pour « gérer l’émotion des jeunes ». « Ils n’ont même pas pu visiter le corps à l’hôpital parce que personne ne nous avait indiqué de date. On a écrit une lettre à la mairie, au procureur et à la préfecture pour dénoncer tout ça », lâche, « épuisé », Louis Falguerolles, qui attend toujours une réponse. « Il y a un mépris total qui ne fait qu’alimenter la colère. »
Jeudi soir, plusieurs incendies ont eu lieu dans des cités restées calmes jusque-là. Mais les agissements des jeunes des quartiers environnants divisent. « Je suis dégoutée car la mère d’Alhoussein voulait une réaction à l’image de son fils : calme et digne. Je sais aussi que je ne peux rien faire pour arrêter ça, ce sont des jeunes qui disent leur colère », réagit Maya Biret quand d’autres proches d’Alhoussein pensent au contraire que « sans violence, l’État ne réagit pas ».
Ibrahim Camara, le frère d’Alhoussein, qui suit tous les événements à distance, résume : « Je voudrais juste que mon frère ne soit ni oublié, ni mort pour rien. C’est dur à dire, mais peut-être que la mort de Nahel permettra qu’on parle aussi de mon frère. »
David Perrotin
Boîte noire
Précisions le 1/07/2023 : Si la presse a bien évoqué cette affaire (le décès, les communiqués du parquet, la marche blanche...), le « silence » évoqué dans cet article par les proches d’Alhoussein fait référence au fait que le traitement médiatique n’a pas été « important ».
Selon ses proches, personne ne s’est déplacé à l’exception de la presse locale (parfois reprise, comme sur France Inter) et de l’AFP. « Il n’y a pas eu de bandeau télé, pas de une de journaux, pas de contre-enquête sur les faits », regrettait Maya Biret. « Les choses évoluent un peu seulement depuis la mort de Nahel. »