La mort de Nahel.M, 17 ans, abattu par un tir policier lors d’un contrôle de véichule à Nanterre mardi 27 juin au matin a déclenché une série d’émeutes dans plusieurs communes populaires en Ile-de-France et une vague d’indignation dans le pays. Les destructions et dégradations ont conduit le chef de l’Etat jeudi 29 à dénoncer « des scènes de violences » contre « les institutions et la République » qui sont « injustifiables ».
Pourquoi tout casser, tout détruire ? Les histoires de bandes ou de violences dans les quartiers populaires, notamment lors d’événements déclencheurs (interpellations, blessures ou comme ici, un décès après une intervention policière) défrayent régulièrement la chronique.
Si les parcours sociaux des individus sont plus hétérogènes qu’il n’y paraît, comme je le montre sur mon terrain mais aussi comme le font de nombreux travaux universitaires dont ceux de la sociologue Emmanuelle Santelli, il existe également des déterminismes sociaux mais aussi ethno-raciaux qui scellent la plupart des destins des jeunes des quartiers populaires urbains qui les conduisent, certes en fonction des trajectoires spécifiques, à des confrontations avec les institutions d’encadrement comme la police, l’école ou le travail social.
Nous sommes donc en droit de nous demander si ces différentes manifestations de violence et d’agressivité véhiculées par certains jeunes adultes ne sont-elles pas en quelque sorte l’expression de formes politiques par le bas ? Une forme de résistance infra-politique qui prend la forme d’incivilités, que l’anthropologue James C. Scott appelle le « texte caché ».
Cette question nous paraît désormais centrale dans la mesure où les revendications politiques et sociales de la majorité des habitants des quartiers populaires et notamment des différentes générations de jeunes n’ont jamais été véritablement prises en compte par les institutions.
L’exemple des révoltes urbaines récurrentes depuis les années 80
L’un des moments marquants illustrant cette hypothèse est l’épisode des « émeutes de 2005 ». Les médias avaient ainsi relayé leur incompréhension, indignation et condamnation morale face aux incendies de nombreuses écoles primaires. Or comme l’explique le sociologue Didier Lapeyronnie, le fait d’incendier les écoles – parfois occupées par les petites sœurs ou petits frères – ne peut être appréhendé comme un geste de violence « gratuite », mais plutôt comme un sentiment de revanche contre une institution, l’école, perçue comme humiliante et excluante.
Cette forme d’ostracisme n’est pas sans conséquence pour ces jeunes dans la mesure où la sélection sociale cautionnée par l’institution scolaire a condamné définitivement leur avenir notamment pour celles et ceux qui en sortiront sans diplôme.
Vidéo : Emeutes, 2005, Villers le Bel.
L’action de brûler les écoles constitue pour ces jeunes le moyen d’occasionner un mouvement de rébellion, écrit Lapeyronnie, bien que dépourvus d’idéologie et de règle, mais visant à provoquer une « réaction » ou des « réformes » de la part de ces mêmes institutions.
Se faire entendre par des institutions qui ne vous écoutent plus
Il s’agit également de se faire entendre par des institutions qui ne vous écoutent plus et de stopper momentanément un « système » qui tourne sans vous et se passe de votre existence depuis des années comme l’affirme Didier Lapeyronnie un peu plus loin :
« L’émeute est une sorte de court-circuit : elle permet en un instant de franchir les obstacles, de devenir un acteur reconnu, même de façon négative, éphémère et illusoire et d’obtenir des « gains » sans pour autant pouvoir contrôler et encore moins négocier ni la reconnaissance ni les bénéfices éventuels. »
Les formes de provocations et autres « incivilités » véhiculées par certains jeunes des « quartiers » envers les enseignants pourrait être appréhendée comme une réponse quotidienne au rôle central de l’école comme moyen verdict social pour l’avenir des jeunes.
Affrontements permanents avec la police
Sur nos terrains d’enquête, nous avons aussi constaté des attitudes quelque peu ambiguës de la part d’agents de police dans l’espace public à l’égard de jeunes et parfois même de moins jeunes.
Par exemple, tel dimanche, en début d’après-midi, lorsque cinq jeunes adultes âgés de trente à trente-cinq ans, qui sont pour la plupart mariés et ont une situation professionnelle plus ou moins stable, se retrouvent dans la cité comme à l’accoutumée, avant d’aller voir jouer l’équipe municipale de football plus tard. Survient alors une 106 blanche « banalisée », avec à son bord des inspecteurs qui regardent de façon soupçonneuse les jeunes adultes en pleine conversation ; l’un des policiers baisse la vitre de la voiture et lance de manière impromptue : « Alors, les petits pédés, ça va ? ! » La réaction des jeunes adultes et des trentenaires présents se mêle de rires et d’incompréhensions face à une interpellation insultante et gratuite mais qui traduit aussi un ordinaire.
Cet ordinaire reflète une forme de négligence vis-à-vis de ces « quartiers populaires » où l’exception en matière de régulation policière, mais aussi en termes de politique de la ville, du logement, de marché du travail…
La recherche de la confrontation avec la police
Il est également vrai que certains jeunes ne sont pas en reste avec les forces de police. L’historique et l’expérience sociale ont fait que certains jeunes récemment n’hésitent pas non plus à provoquer ou à narguer la police. Si certains trafiquants sont parfois dangereux en raison des enjeux économiques inhérents aux trafics, d’autres jeunes ayant intériorisé les pratiques agonistiques de rue perçoivent la police comme un ennemi.
Il existe donc des représailles de la part des jeunes : au bout de plus de 30 ans de confrontations, une sorte de cercle vicieux s’est ainsi instauré entre certains jeunes et certains policiers.
Pour autant si la prise de recul est nécessaire pour appréhender la nature de ces rapports de force – qui tourne le plus souvent à l’avantage des policiers à moyen terme – nous observons que les tensions étudiées qui ont cours dans les quartiers populaires sont liées à un quadrillage policier spécifique à l’encontre de ses jeunes perçus comme indésirables qui est sans commune mesure entre la police et les autres groupes sociaux (hormis les groupes extrêmes et récemment les « gilets jaunes »).
Du côté du bras gauche de l’État
Du côté des politiques sociales, on a constaté une suspicion générale des jeunes envers les formes d’accompagnement proposés par le travail social par exemple.
En effet, contrairement aux discours médiatiques, beaucoup de jeunes adultes en grande difficulté préfèrent le plus souvent contourner les institutions et fuir les conflits notamment avec les forces de l’ordre et les institutions en général car leur survie sociale et/ou physique en dépend.
Les questions relatives à l’illégalité, à la déviance, au mensonge se situent aux confins de la débrouillardise et du « système D » et constituent un moyen de défense et de survie pour les classes populaires en grande difficulté.
Mais lorsque ces stratégies de survie entre des économies parallèles ne peuvent plus s’opérer en raison de conjonctures économiques défavorables ou d’institutions trop répressives dans les quartiers populaires urbains, le « système D » s’efface au profit des résistances, de révoltes ou des formes d’agressivité à l’égard d’agents de l’État appréhendés comme opposés aux possibilités de s’en sortir des personnes rencontrées sur le terrain.
Une situation de tensions permanentes
Depuis les années 1970, une fraction des classes populaires urbaines se retrouve de plus en plus confrontée aux forces de police en période pourtant stable du point de vue politique. Si auparavant des conflits éclataient entre paysans et agents royaux durant l’Ancien Régime, et à partir du milieu du XIXe siècle entre ouvriers et la police, c’était le plus souvent en périodes de troubles sociaux ou politiques conséquence d’émeutes à répétition.
Même constat au sujet de la naissance du mouvement ouvrier à la fin du XIXe siècle – période de déstabilisation pour les classes populaires assujetties aux travaux rugueux et normatifs du monde industriel naissant – où les résistances et parfois les révoltes se développent à l’encontre des pouvoirs.
Au sujet des quartiers populaires urbains, la question semble quelque peu différente, car même en période d’« accalmie » ou stable, la police paraît toujours présente pour contrôler les jeunes, et ce quelles que soient leurs activités.
Eric Marliere, Professeur de sociologie à l’université de Lille, Université de Lille
L’auteur a récemment publié « Les quartiers (im)populaires ne sont pas des déserts politiques Incivilités ou politisation des colères par le bas », aux Éditions du Bord de l’Eau.< !—> http://theconversation.com/republishing-guidelines —>