La famille du jeune Nahel M. voulait une marche blanche silencieuse, elle a eu une marée humaine bruyante, un grand cri du cœur. « C’est fini maintenant les minutes de silence, et de demander gentiment, c’est plus l’heure pour ça », lance un jeune homme pressé dans la foule. Ce jeudi 29 juin, à Nanterre, à quelques encablures du lieu où Nahel M. a été tué par un policier deux jours plus tôt, plusieurs milliers de personnes se sont réunies pour crier leur colère. Ils étaient 6 200 selon la préfecture de police, 20 000 selon les organisateurs de la marche blanche.
Dans la foule, des familles entières, des militants, des élus, des rappeurs dont Dinos ou Rohff, des daronnes qui frayent un chemin à leurs poussettes, des vieux qui tentent de suivre le rythme, des plus jeunes qui snappent tout et celles qui ne disent rien, trop émues encore, qui se prennent dans les bras, étouffent quelques larmes.
Lors de la marche blanche « Justice pour Nahel » à Nanterre, le 29 juin 2023. © Photo Bertrand Guay / AFP
Mais, surtout, ce sont beaucoup de jeunes, voire de très jeunes, qui se sont mobilisés : la plupart sont racisés et issus des quartiers populaires d’Île-de-France, du « sept-sept », du « neuf-trois »,du « neuf-quatre ». « Dis-toi que même à Caen ils se sont mobilisés alors que bon c’est un grand village quoi…, lance une jeune femme d’Argenteuil. Là, il n’y a pas de Nanterre, pas Nanterre, on est tous ensemble contre ces violences policières, tous les quartiers, partout en France. » Et toutes et tous ont une histoire de violences policières à raconter. Les garçons racontent à la première personne, les jeunes filles racontent ce qui arrive si souvent à leurs frères.
Ce jeudi 29 juin, le silence n’a pas duré longtemps. Il y a eu les vrombissements des motards venus en bande. Les noms de Zyed et Bouna, Adama, Théo, tous victimes de violences policières, ont été scandés à de nombreuses reprises puisque « quand on marche pour un, on marche pour tous ». Il y a eu aussi les slogans dans les mégaphones, ceux affirmant que « tout le monde déteste la police » ou que la police est « partout » mais que la justice n’est « nulle part ». Il y a eudes appels à la démission aussi, à l’endroit du ministre de l’intérieur ou du président de la République.
Criminaliser les victimes pour dédouaner les coupables
À l’arrivée, l’une des tantes de Nahel remettait son foulard après s’être époumonée sur le camion, s’attristant que ni elle ni aucun membre de la famille n’aient pu s’exprimer à la fin de la marche. À quelques mètres du lieu où la voiture conduite par le jeune Nahel s’est encastrée, les policiers ont usé de gaz lacrymogène alors que le camion des organisateurs arrivait. La famille n’a pas pu s’exprimer, renvoyée selon elle au silence par l’institution qui vient de lui enlever un fils.
« J’ai la rage, voilà c’est quoi mon sentiment, la rage », répète Djema, jeune fille originaire de Nanterre, amie de Nahel. Auprès de Mediapart, elle s’inquiète des violences policières, et pour elle pas de doute : son ami a été tué parce qu’il était un jeune homme arabe issu des quartiers populaires.
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Dans les discussions, le nom de Nahel vient vite se mêler à ceux d’autres victimes de violences policières. Selon les manifestants, le schéma est toujours le même dans le processus de criminalisation des victimes : la police violente, parfois tue, et très rapidement, des responsables politiques, parfois accompagnés par des journalistes et d’éditorialistes, se penchent sur le passé des victimes pour voir s’il n’y a pas matière à faire d’eux des coupables. Et s’il n’y a pas de matière suffisante pour eux, alors ils vont jusqu’à exhumer les mentions au traitement des antécédents judiciaires (TAJ), un fichier de police qui recense des faits pour lesquels des personnes ont été mises en cause mais pas forcément condamnées par la suite.
À la marche blanche pour Nahel, jeudi 29 juin 2023 à Nanterre. © Photo Éric Broncard / Hans Lucas via AFP
Ainsi, le passé du jeune homme a été disséqué depuis des heures sur certaines chaînes de télévision et de radio. Des journalistes se sont ainsi penchés sur ce qu’avait pu faire ou pas le jeune de 17 ans… Au point que, sur France Inter, la porte-parole du ministère de l’intérieur elle-même a décidé de rappeler à la journaliste Léa Salamé que ce « n’est pas le sujet du débat. Peu importe s’il était connu ou pas des services de police, ce qui s’est passé, ce drame, n’est pas acceptable ».
Dans la marche blanche, Cédric, ambulancier originaire de Nanterre, abonde : « Rien ne justifie la mise à mort. » Il a été dégoûté d’entendre, peu à peu, Nahel passer du statut de victime à celui de suspect. Pour lui, c’est pour dédouaner la police que le passé du jeune garçon a été rendu public. Et il tient à le dire : l’histoire de Nahel est aussi un peu la sienne et celle de tant d’autres hommes racisés vivant en quartier populaire. À l’instar d’autres dans le cortège, il a de nombreuses histoires de violences policières à raconter. « Je peux toutes vous les dire mais on va rester là jusqu’à demain », plaisante-t-il.
Les racisés victimes
Comme Djema, il rappelle que les hommes racisés sont plus enclins à subir les violences policières et y va même de comparaisons douloureuses. En mai 2023, le fils d’Éric Zemmour a été à l’origine d’un grave accident en état d’ivresse, il a été mis en examen. Le même mois, le fils de Nadine Morano a été arrêté après un délit de fuite, testé positif à la cocaïne après l’arrestation. Il cite enfin Pierre Palmade, aussi testé positif à la cocaïne après un accident de la route survenu en février 2023 et faisant trois victimes. Tous ceux-là sont blancs, ont été présentés devant la justice mais sont toujours en vie, contrairement au jeune Nahel qui a fait face à l’« arbitraire policier ».
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Pour Benjamin, formateur d’éducateurs sportifs et militant des quartiers populaires, il se rejoue dans ce drame ce qui s’est joué dans les drames précédents. Il se souvient d’avoir été dans la rue dès 2005 après la mort des jeunes Zyed et Bouna et il y est encore aujourd’hui, avec les mêmes revendications : la justice pour les victimes et leurs familles, une refonte du système policier et le retour des services publics dans les quartiers, « puisqu’aujourd’hui le seul service public qui reste ici c’est l’institution policière ». Pour lui, la criminalisation des victimes n’est pas sans lien avec la racisation de ces derniers.
Aux abords du cortège qui chemine vers la préfecture de Nanterre, les policiers sont venus en nombre. Ils sont dûment hués, même les plus âgés des manifestants leur adressent des doigts d’honneur.
Le moment n’est donc pas à l’apaisement mais à l’expression claire de la colère. « C’est exactement ce qui se passe là qu’il nous faut, si ça pouvait durer plusieurs mois ce serait bien », assure Cédric, l’ambulancier originaire de Nanterre. Parmi la dizaine de personnes que nous avons interrogées, aucun ne condamne les violences perpétrées lors des révoltes de la nuit dernière. Ils les comprennent et les soutiennent. Aucune huée quand des banques et des commerces sont attaqués à coups de batte et de jets de pierre.
« On a essayé de s’exprimer autrement. Sur les réseaux sociaux, dans les médias, ça ne change rien,explique Mehdi, étudiant marocain de 23 ans et vivant en France depuis quatre ans. Maintenant, il faut faire changer les choses par n’importe quel moyen. Je sais qu’ils vont rester en boucle sur les Arabes et les Noirs qui brûlent des voitures mais cette violence est issue de ce qui se passe. La révolte est normale, on ne va pas rester sans rien faire pendant que nos petits frères et nos petites sœurs se font tuer. »
Bérénice Gabriel et Khedidja Zerouali