L’annonce de la normalisation de la relation saoudo-iranienne sous les auspices de la Chine le 10 mars 2023 a eu un écho international retentissant. Elle a été suivie par la désignation des ambassadeurs et la réouverture, le 11 juin, de l’ambassade d’Iran à Riyad. L’ambassade saoudienne à Téhéran, quant à elle, emménagera dans un hôtel luxueux de la capitale iranienne le 17 juin, jour de la visite du ministre saoudien des Affaires étrangères en Iran, en attendant que s’achèvent à la fin 2023 les travaux de la précédente, saccagée le 2 janvier 2016 par des manifestants. Cet évènement avait conduit Riyad à rompre ses relations diplomatiques.
Alors même que les États-Unis et Israël annonçaient avec assurance l’intégration imminente de l’Arabie saoudite aux Accords Abraham, la décision de rétablir la relation diplomatique saoudo-iranienne par le biais de la Chine a porté un camouflet sérieux, non seulement à l’influence régionale de Washington, mais aussi à Tel Aviv qui échoue à présenter un front israélo-golfien uni face à l’Iran.
Si ce coup diplomatique de Pékin pose la Chine comme un acteur politique influent au Moyen-Orient, il souligne aussi la volonté saoudienne de se présenter comme un acteur régional décidé à prioriser ses intérêts nationaux, quitte à contrarier les intérêts étatsuniens. Assiste-t-on pour autant à un réel tournant dans la région ? Peut-on d’ores et déjà considérer que les principaux acteurs régionaux du Golfe (Arabie saoudite, Iran, Émirats arabes unis [EAU]) ont davantage de cartes en mains pour imposer, en fonction des intérêts de chacun, leur propre agenda régional, indépendamment de la lutte d’influence que s’y livrent les deux puissances globales ?
Les monarchies du Conseil de Coopération du Golfe (CCG), au premier rang desquelles l’Arabie saoudite et les EAU, sont déçues par le repli stratégique des États-Unis du Moyen-Orient initié sous les mandats Obama (2009-2016), et par l’incapacité de Washington à stabiliser la région en renégociant un accord durable sur le nucléaire iranien que l’administration Trump avait unilatéralement dénoncé (8 mai 2018). De son côté, la Chine a profité des errements stratégiques américains dans la région pour devenir un partenaire incontournable pour l’ensemble des États du Moyen-Orient.
Une normalisation qui favorise un voisinage pacifié entre l’Iran et ses voisins arabes
Le rétablissement des relations saoudo-iraniennes repose sur la base d’accords antérieurs – l’accord commercial du 27 mai 1998 et l’accord sécuritaire du 17 avril 2001 – cités dans le communiqué conjoint. La référence à ces accords (jamais mis en œuvre), appuyée par la caution de la Chine, donne du crédit à l’engagement de l’Iran et de l’Arabie saoudite de s’y conformer.
Ces trois pays sont motivés par des intérêts économiques communs qui constituent un prérequis à la pacification régionale. Pour Pékin, cela se traduit par des attentes majeures liées à ses routes de la soie, y compris numériques. Le prince héritier Mohammed Bin Salman d’Arabie saoudite place quant à lui tous ses espoirs dans la dynamique économique de sa Vision 2030, construite autour de mégas projets touristiques et des investissements massifs pour consolider les nouvelles orientations de sa diplomatie de détente régionale. Téhéran, de son côté, voit l’étau de sa situation socio-économique – aggravée par un climat politique tendu entre les mouvements de femmes et de jeunes contre le régime (octobre 2022-février 2023) – se desserrer grâce aux perspectives économiques qu’implique la désescalade engagée avec son principal rival régional. L’accord de 1998 ouvrira d’ailleurs des perspectives lorsque les négociations sur l’accord nucléaire reprendront, comme le laissent penser les récentes démarches iraniennes entreprises en vue de coopérer à nouveau de manière transparente sur son programme nucléaire avec l’agence internationale de l’énergie atomique (AIEA).
La visite du sultan d’Oman en Iran au même moment (28 et 29 mai) montre que le rétablissement des relations avec Riyad provoque une détente globale entre l’Iran et ses voisins arabes. Le Bahreïn et l’Égypte, de même que l’Iran, ont clairement évoqué leur intention de rétablir des liens officiels. La visite du sultan Haitham Bin Tarik serait aussi le prélude à un retour à des négociations directes sur le dossier nucléaire entre Washington et Téhéran, d’autant que le guide suprême iranien, Ali Khamenei, s’est dit favorable à un retour aux négociations au grand dam du Premier ministre israélien, Benjamin Netanyahu, qui y est très hostile.
La distanciation avec la politique américaine au Moyen-Orient comme facteur de renouveau de la politique étrangère saoudienne
La prise de distance par Riyad, et plus encore Abu Dhabi, vis-à-vis de l’approche sécuritaire proposée par les États-Unis, a poussé ces premiers à accroître leur coopération avec Pékin de façon considérable. Ils s’intègrent et se projettent pleinement dans le modèle géoéconomique des Routes de la soie numériques proposé par la Chine. La Chine est devenue le premier partenaire commercial de la région, remplaçant même l’UE en 2020 en tant que premier partenaire commercial du CCG, avec des échanges bilatéraux évalués à 161,4 milliards de dollars.
Au même moment, les États-Unis sont devenus, depuis 2019, un exportateur net d’énergie et constituent aujourd’hui pour l’Europe un partenaire de choix et un concurrent des États du Golfe. Ces derniers motivent leur besoin de coopérer avec la Chine sur des transferts de technologies que les États-Unis sont réticents à livrer. Le rôle central que joue l’État dans les économies du Golfe et de la Chine – tout en revendiquant un modèle capitaliste et efficace de développement dans un environnement autocratique – a durablement favorisé l’implantation de Pékin au Moyen-Orient. L’Arabie saoudite et les EAU sont au cœur de la synergie sino-golfienne. Cette dynamique contribue à décomplexer les choix diplomatiques plus audacieux et autonomes de ces deux acteurs dominants de la région, qui choisissent ainsi de ne pas prendre parti dans le conflit russo-ukrainien.
La référence à l’accord de sécurité de 2001, établi pour coopérer dans la lutte contre les trafics et la circulation de drogues tant dans le golfe Persique qu’en mer Rouge, a servi de base pour sceller le rétablissement des relations diplomatiques saoudo-iraniennes. C’est dans ce contexte qu’il faut comprendre les motivations de Riyad à imposer la réintégration du régime de Damas dans le giron arabe, le 19 mai 2023, lors de la tenue du sommet de la ligue des États arabes dans la capitale du royaume. Devenue la principale source de production de la drogue de Captagon, la Syrie, frappée par de sévères sanctions économiques internationales depuis le déclenchement par le régime d’une vague de répressions aboutissant à une guerre civile en 2011, a commencé à inonder le Moyen-Orient de ces comprimés très addictifs, dont la jeunesse raffole.
La réintégration de Damas facilitée par Riyad et fortement encouragée par les EAU, à l’opposé du Qatar qui refuse la normalisation avec la Syrie d’Assad, contrarie le souhait américain et européen d’accentuer la pression sur le régime d’Assad.
L’Arabie saoudite fait aujourd’hui, comme les EAU, le choix de pacifier ses relations avec ses voisins, après avoir échoué à s’imposer par son aventurisme militaire au Yémen.
Que compte obtenir Riyad d’une relation normalisée avec Téhéran et facilitée par Pékin ?
Sortir de la guerre au Yémen a constitué le principal leitmotiv du prince héritier pour rétablir ses relations diplomatiques avec l’Iran et ce, afin de conclure une paix durable avec les houthistes, comme l’a indiqué l’annonce d’un accord de paix conclu à Sanaa le 10 avril mais qui tarde à se concrétiser. Pour l’heure, Riyad aurait obtenu de Téhéran la fin de son soutien direct au mouvement houthiste sans que cela ne change réellement la donne depuis la trêve conclue en avril 2022 qui a mis fin aux attaques transfrontalières des houthistes. Consolider cette trêve est l’objectif minimal de Riyad qui compte s’extraire définitivement de cette guerre. Le royaume sort perdant, avec un Yémen à sa frontière sud durablement fragmenté et probablement embourbé pour longtemps dans des poches de conflit dans les zones risquées de Shabwa, Maareb ou Taïz. Au contraire, les houthis sont aujourd’hui en position de force pour négocier à leur avantage les termes d’une paix circonscrite.
Les rapports de force sécuritaire dans la région se font au bénéfice de Téhéran dont l’influence demeure prépondérante en Irak comme en Syrie et au Liban. Cependant, Riyad comme Abu Dhabi parient sur les gains à tirer, en engageant avec leurs projets d’investissements régionaux ambitieux une synergie géoéconomique comprenant l’Iran, par anticipation d’une levée des sanctions américaines si des négociations pour la conclusion d’un accord – même limité et transitoire – sur le nucléaire se réalisent. À cet effet, à l’issue de la 156e réunion des ministres des Affaires étrangères du CCG qui s’est tenue au siège du Secrétariat général du CCG à Riyad sous la présidence tournante d’Oman, le 11 juin, le communiqué a souligné la volonté des États du Golfe de participer à la reprise des négociations sur l’accord nucléaire iranien en tant que pays voisins directement impactés. Toutefois, le retour à l’accord du JCPoA tel que conclu en juillet 2015 n’est plus envisageable, ni pour Washington, ni pour Téhéran, et n’a jamais convaincu les pays du CCG, notamment l’Arabie saoudite et les EAU.
Le souhait de Riyad et d’Abu Dhabi de promouvoir une meilleure intégration régionale s’illustre à travers leurs ambitions d’investir dans les secteurs dans lesquels tous font face à des défis communs : le réchauffement climatique et ses impacts sur la désertification, l’accès à l’eau, les catastrophes naturelles, la sécurité alimentaire… Les financements dont l’Iran a besoin, en provenance des pays du Golfe, serviraient à mettre en place une coopération sur des projets liés à la sécurité humaine et auxquels Pékin s’adjoint. Sachant que pour la Chine, l’Arabie saoudite et l’Iran constituent les « États pivots » de la région, son rôle de pacificateur pour permettre une bonne synergie de la dynamique engagée par les routes de la Soie entre les deux rives du Golfe consolide la place centrale qu’elle occupe dorénavant au Moyen-Orient, comme l’indique le 10e sommet sino-arabe qui s’est tenu à Riyad les 11 et 12 juin 2023.
La normalisation saoudo-iranienne facilitée par Pékin s’inscrit dans le contexte d’un changement de méthode saoudienne pour appréhender l’environnement régional, autrement que par l’unique approche sécuritaire jusque-là servie par Washington, qui n’est pas parvenue à stabiliser la région. Riyad ainsi que son voisin et concurrent émirati font le choix de la multipolarité et de la désescalade dans la région, en refusant de choisir un camp. Ne considérant plus Washington comme le garant fiable de la sécurité régionale depuis son repli stratégique du Moyen-Orient, Riyad et Abu Dhabi parviennent à s’émanciper de la tutelle américaine en faisant le choix de la multipolarité et en évitant de tomber dans le piège de la compétition sino-américaine qui trouve l’un de ses terrains de prédilection en péninsule Arabique et dans le golfe Persique.
L’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis se projettent comme le pôle de puissance économique de l’Asie occidentale et le nouveau carrefour obligé du rayonnement culturel, comme l’indique l’expo universelle 2020 à Dubaï et celle que convoite Riyad en 2030, pour faire écho aux transformations significatives que le royaume a engagé avec son plan, Vision 2030.
Ainsi, la politique proactive de rayonnement du royaume dans les secteurs du tourisme, du divertissement et du sport n’est pas compatible avec le choix du hard power privilégié par le prince héritier dès 2015. L’inflexion de cette politique est nette depuis le sommet d’AlUla (5 janvier 2021) qui a mis un terme à la crise entre le Qatar et le quartet arabe (Arabie saoudite, EAU, Égypte, Bahreïn). Elle correspond à l’hédonisme ambiant dans le royaume, favorisé par le nouveau soft power saoudien (politique culturelle et de divertissement à l’adresse des jeunes) selon un mode « top-down », sans qu’aucune expression issue de la société civile ne puisse avoir voix au chapitre.
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Washington convient aujourd’hui de la nécessité de compenser son repli du Moyen-Orient par une diplomatie créative et un dynamisme économique pour réimprimer son influence dans les pays du Golfe face à l’influence de la Chine qui se traduit aujourd’hui sur le terrain politique.
Le regain d’intérêt stratégique exprimé par les pays occidentaux pour la région du Golfe depuis que la Russie a déclenché sa guerre en Ukraine, concourt à faire de l’Arabie saoudite et des EAU le nouveau centre de gravité diplomatique du monde arabe. La normalisation des relations entre Riyad et Téhéran sous l’égide de Pékin a convaincu Washington de changer son logiciel et de s’adapter aux nouvelles orientations des politiques étrangères des États du Golfe, jusque-là considérés comme des « États clients ».
Pour Washington, la visite de Jack Sullivan, conseiller à la Sécurité nationale, le 7 mai 2023 à Riyad, en vue de convier le royaume à rejoindre le multi-partenariat I2U2, pour relier par une ligne de chemin de fer la péninsule Arabique à l’Inde, consistait à rallier Riyad dans le mécanisme sophistiqué des multi-alliances contractées par Washington dans l’Indo-Pacifique afin de contrer, par son vaste dispositif d’alliances multilatérales l’influence chinoise dans la région. La visite de trois jours du secrétaire d’État américain, Anthony Blinken, dans le royaume (6-8 juin 2023) s’inscrit dans la même veine et réengage une dynamique plus fortement centrée sur un partenariat économico-stratégique, Partnership for Global Infrastructure and Investment – PGII, qui a l’ambition de faire obstacle aux routes de la soie chinoises.
Fatiha Dazi-Héni
POLITISTE, SPÉCIALISTE DE LA PÉNINSULE ARABIQUE ET DES QUESTIONS RÉGIONALES ET DE SÉCURITÉ DANS LE GOLFE À L’IRSEM.