La maison d’édition Zones vient de publier Pensées décoloniales. Une introduction aux théories critiques d’Amérique latine, qui offre une présentation synthétique en français de ce courant intellectuel, dont nombre de concepts se sont diffusés en Europe et ailleurs [1]. Cet essai permet de se dégager quelque peu de la confusion, des imprécisions et des effets de mode pour appréhender de cet ensemble d’analyses.
Plutôt qu’une école de pensée, les théories coloniales s’apparentent, selon les auteurs, à un « collectif d’interprétation », qui a mis en avant une série de concepts-clés, au premier rang desquels celui, forgé par le sociologue péruvien Anibal Quijano (1928-2018), de « colonialité du pouvoir ». Par-là, il entend définir des rapports coloniaux de domination qui vont au-delà de la période coloniale.
L’enjeu est d’opérer un déplacement vers ce qui a été occulté et dénié, en prenant au sérieux la richesse des expériences vécues par les « sujets qui ont résisté à la colonialité » (page 13). D’où l’intérêt pour le marronnage, les communautés indigènes et l’ambition de renouer avec des traditions, des savoirs, des imaginaires que la raison occidentale a tenté de détruire.
L’un des principaux mérites de ce livre est de retracer la généalogie – et, à travers elle, la cartographie – des théories décoloniales. Les 500 ans de la « découverte » de l’Amérique en 1992 constituent un marqueur du développement de ce courant de pensées, qui se structurera quelques années plus tard autour du « programme de rechercher sur la modernité/colonialité » (page 107). Plus globalement, ces théories s’inscrivent dans le contexte de l’effondrement de l’URSS, de la défaite des processus révolutionnaires en Amérique centrale et de l’effacement du marxisme et de la question sociale dans le champ académique et intellectuel.
Au niveau universitaire, les théories décoloniales s’ancrent dans le prolongement des Cultural et Subaltern studies, dans la critique post-coloniale et, plus spécifiquement, dans le débat entre Anibal Quijano et Immanuel Wallerstein autour de l’analyse du système-monde à la lumière du concept de colonialité. Mais ce « collectif d’interprétation » plonge également ses racines dans certains courants intellectuels latino-américains.
Ainsi en va-t-il de l’œuvre de José Carlos Mariategui (1895-1930). Le marxiste hétérodoxe péruvien, en rompant avec la lecture mécanique et évolutionniste du marxisme traditionnel, affirme la coexistence et même la collusion de modes de productions et d’institutions précapitalistes – dont l’esclavage – et capitalistes. Dès lors, la violence exacerbée de l’accumulation primitive ne constitue pas la préhistoire du capitalisme, mais bien une forme moderne toujours à l’œuvre ; tout particulièrement dans les pays du Sud. Et cette violence qui a codifié et régulé les relations entre colonisés et colonisateurs, continue à « organiser la distribution inégale des ressources et des droits à toutes les échelles de la vie sociale » (page 139).
Les auteurs insistent également sur la reprise de certains aspects des théories de la dépendance, faisant du développement et du sous-développement, non « des moments distincts d’un processus évolutif », mais « les deux pôles d’un même système asymétrique et hiérarchisé de production et d’échange » (page 72). Et de montrer les liens entre les théories décoloniales et postcolonialisme, ainsi que ce qui les distingue. Plutôt que sur l’après du colonialisme, les premières sont en effet centrées sur sa permanence, sur ces continuités souterraines qui travaillent en profondeur, jusqu’à aujourd’hui, les sociétés latino-américaines ; bref sur la production et la reproduction continue des rapports coloniaux, comme forme de pouvoir.
Philippe Colin et Lissell Quiroz présentent en outre des « élargissements théoriques et militants » des pensées décoloniales : elles ont nourri la critique du tourisme et du développement, ainsi que l’écologie et le mouvement féministe latino-américain [2]. Mais cet « élargissement » semble assez lâche : les théories décoloniales prolongent – plus qu’elles innovent – l’écologie politique et l’analyse critique de la logique touristique [3]. Quant au féminisme, elles paraissent surtout renforcer et confirmer l’ancrage dans les résistances locales et continentales.
Le développement est défini par Arturo Escobar, l’un des théoriciens phares du décolonial, comme « l’une des technologies centrales de la colonialité du pouvoir » (page 217). Il est cependant étonnant que, pour illustrer sa thèse, il s’appuie sur le processus de spoliation et d’accaparement des terres dans la région du Choco en Colombie, qui ne relève guère du champ du développement. D’autant plus que la référence au processus des communautés noires (PCN) – en effet emblématique –, pour original qu’il soit, se positionne en termes d’« un choix de développement » et non de post-développement (page 225).
Dans cet ouvrage, les théories décoloniales, ce « paradigme théorique incontournable » selon les auteurs, sont présentées plus que véritablement discutées. Il est dommage que les critiques adressées à ces pensées ne soient pas évoquées, ne fusse que très sommairement [4]. Nous voudrions palier partiellement ce défaut, en nous centrant principalement sur la critique décoloniale de l’eurocentrisme et de la modernité et la proposition de « politique du lieu ».
Le fétiche de la modernité
Les théoricien·nes décoloniaux·ales ont avancé le concept de « lieu d’énonciation » afin de mettre en avant l’ancrage géohistorique de toute connaissance (page 163). Il est dès lors étrange que le lieu principal à partir duquel leurs théories se sont développées, à savoir les prestigieuses universités états-uniennes, centres de la modernité néolibérale, soit maintenu hors-champ. C’est d’ailleurs l’un des principaux reproches de la sociologue bolivienne Silvia Rivera Cusicanqui, qui n’hésite pas à dénoncer une captation du travail théorique du Sud, reformulé pour correspondre à une « politique économique » du savoir au Nord, sous le masque décolonial [5].
Mais, c’est surtout la critique décoloniale de la modernité eurocentrée qui pose question. Le principal apport de ce « collectif d’interprétation » tient peut-être dans la mise en évidence qu’il opère entre modernité et violence coloniale. Ce nouage est au cœur de leurs théories. Walter Mignolo affirme ainsi que « la colonialité est constitutive de la modernité » (Mignolo, cité page 141). Or, ce double phénomène serait le marqueur d’un eurocentrisme, qui « constitue, pour la critique décoloniale, la forme spécifique du savoir produite par la modernité/colonialité » (page 157).
Le « paradigme européen de la connaissance rationnelle » est pour Quijano « une composante d’une structure de pouvoir qui impliquait la domination coloniale sur le reste du monde » (Quijano, cité page 141). Au niveau philosophique, l’emprise eurocentrique des savoirs modernes/coloniaux dessinerait, selon Enrique Dussel, un rapport particulier au monde : l’ego conquiro, qui préfigure le cogito cartésien (page 133). D’où la volonté de rompre « avec les traditions de pensée eurocentrée, considérées comme complices de la domination historique de l’Occident » (page 78) et de revaloriser les « autres formes de rapport au monde » (page 41). Et Dussel de chercher à ouvrir l’« horizon culturel au-delà de la modernité ». Pour ce faire, il a avancé le concept de « transmodernité », à même d’offrir des « solutions radicalement inconcevables au sein de la seule culture moderne » (pages 187-189).
Cette tentative de dépassement de la modernité butte cependant sur la double conceptualisation de la modernité et de l’eurocentrisme. Les deux concepts tendent à se confondre au prisme décolonial, sans qu’aucun, pour autant, ne soit jamais clairement défini. Plus exactement, ils se prêtent à des définitions élastiques et contradictoires. S’agit-il de démonter l’idéologie, la « mystification historique » (Dussel), le « récit autobiographique » (Escobar) de la modernité ? L’emprise de l’eurocentrisme sur celle-ci ? Ou bien la modernité elle-même ?
Et, dans ce dernier cas, à quoi correspond la modernité ? À « toute la philosophie occidentale de Kant jusqu’à Habermas (…) inséparable d’une rhétorique de l’innocence et de la supériorité » (Dussel, page 138) ? À « la philosophie de l’histoire d’Hegel [qui] constitue l’expression idéologique la plus aboutie de ce projet de ‘totalisation totalitaire’ entrepris par la modernité occidentale depuis le XVIe siècle » (Dussel, page 93) ?
Dussel évoque les deux faces de la modernité européenne – « un visage rationnel et émancipateur (…) et, de l’autre côté de la différence coloniale, un visage irrationnel et dominateur » (page 135) –, appelant à l’incorporation « du meilleur de la Modernité » (page 189). De son côté, Mignolo écrit que la pensée décoloniale n’est pas seulement l’apanage des sujets colonisés : « les intellectuels et activistes du ‘Nord global’ qui, en abdiquant toute position de surplomb épistémologique ou normative, s’engagent dans un dialogue transfrontalier horizontal avec les groupes se situant dans la ‘zone du non-être’, peuvent eux aussi contribuer au démantèlement de l’entreprise mythique de la modernité occidentale » (page 183).
Mais ces appels sonnent faux et tombent à plat. Faute d’avoir défini la modernité – ses courants, contradictions et visages – pour s’en tenir à un rejet aussi global qu’élastique, répété au fil des pages et des livres, on voit mal ce qui constituerait le « meilleur » de la modernité, son visage « émancipateur ». Conséquence logique, la pensée moderne est condamnée en bloc ; doublement condamnée : en tant que moderne et en tant qu’eurocentrée. Il y a ici une tautologie : ces traditions de pensée seraient modernes parce que nées en Europe et eurocentrées car représentant la modernité.
Les philosophies romantiques européennes antimodernes ou critiques de la modernité, l’anti-hégélianisme d’Emmanuel Lévinas, dont Dussel s’inspire, les tentatives de dépassement de la modernité participeraient, elles aussi, de la pensée moderne eurocentrée ? Hobbes ou Foucault, Descartes ou C.L.R. James : même combat. Celui d’un moi occidental conquérant et colonisateur. La modernité serait ainsi ce bloc intact, anhistorique et monolithique, identique à elle-même au cours de ce demi-millénaire.
Par ailleurs, la temporalité de la critique de l’eurocentrisme n’est-elle pas quelque peu décalée à l’heure où s’affirme un monde multipolaire et où la superpuissance chinoise tend à « provincialiser l’Europe » [6] ? Les assises de l’eurocentrisme ne sont-elles pas autrement (et heureusement) plus déstabilisées que par le passé – et que ne le supposent les théories décoloniales ? L’Europe n’est-elle pas (largement) sous l’influence – politique, économique, culturel – des États-Unis [7] ? À titre d’exemple, depuis que ce classement existe, ce sont essentiellement des universités états-unienne – dont celles où donnent des cours plusieurs des théoriciens décoloniaux –, qui occupent les quinze premières places du classement de Shanghai [8].
De plus, au cours de la dernière décennie, la Chine est passée devant le continent européen pour devenir le deuxième partenaire commercial de l’Amérique latine et des Caraïbes. En 2020, le continent a exporté pratiquement sept fois plus (en valeur monétaire) de minéraux vers la Chine que vers l’Europe. Il est révélateur que la présence chinoise, ainsi que les nombreuses questions qu’elle soulève, passe totalement sous les radars des théories décoloniales.
Déconnexion des luttes
Paradoxalement, le décolonial reproduit et redouble l’eurocentrisme qu’il prétend critiquer. Il met en effet en avant une modernité qui n’aurait pas, au cours des siècles, été impactée et reconfigurée par des pensées non-occidentales. L’Amérique latine aurait subi et résisté à la modernité/colonialité sans jamais y contribuer activement. Et les maux seraient dû uniquement à cette modernisation coloniale ; les traditions préexistantes étant essentialisées et idéalisées.
Ainsi, l’affirmation selon laquelle « le patriarcat et le genre sont des inventions occidentales qui ont été transplantées en Amérique après l’invasion européenne » (page 206) ne paraît pas découler d’un travail anthropologique ou historique, mais bien d’une posture idéologique – critiquée d’ailleurs par divers courants féministes latino-américains –, se refusant de prendre acte du système patriarcal préexistant à la colonisation dans une partie des communautés indigènes [9].
Cela revient à faire peu de cas des « théories voyageuses » conceptualisées par Edward Saïd, et ignorer la manière dont le « voyage » dans un autre territoire, un autre contexte, permet une réappropriation et reconfiguration de la théorie, par lesquelles de nouvelles significations émergent. Comme si les traditions existantes et les communautés indigènes n’avaient « rien à voir avec l’histoire et le processus européens » [10]. Et réciproquement.
Le biais d’une telle analyse est particulièrement flagrant dans l’absence de référence et d’analyse consacrée à la révolution haïtienne de 1804 : première nation libre noire, issue d’un soulèvement populaire d’anciens esclaves. Ce bouleversement est un double marqueur des deux visages de la modernité, en ce que cette révolution participe des promesses d’émancipation de la pensée moderne ; une pensée qu’elle reconfigure en nouant traditions et modernité : les insurgés haïtiens se revendiquaient à la fois du vaudou et de la Révolution française. Or, cette source fondatrice du monde moderne n’a eu de cesse d’être occultée et niée dans l’alliage de la modernité, du capitalisme et de l’eurocentrisme [11].
En ne menant pas le combat au sein même du champ moderne, en passant à côté des forces non occidentales qui ont contribué à bâtir la modernité [12], la théorie décoloniale est forcée de trouver une solution du côté de sujets miraculeusement préservés des rapports modernes. Le dépassement postulé de la modernité se réduit dès lors à une fuite en avant théorique, déconnectée d’une critique du capitalisme – celui-ci étant un sous-produit de la modernité – et des luttes. Elle tend à se réduire, en dernière analyse, à une affirmation identitaire – le sujet colonisé (et peu importe finalement que celui-ci soit professeur d’université aux États-Unis, femme indigène au Chiapas ou ministre d’un gouvernement latino-américain) – et au déploiement d’une rhétorique décoloniale [13].
D’où la myopie analytique de la théorie décoloniale, incapable ou se refusant à distinguer entre la dénonciation du colonialisme par des forces autoritaires, voire réactionnaires, pour asseoir leur domination, et celle d’acteurs et actrices porteurs·euses d’un projet émancipateur. D’où aussi les multiples « errements » et « glissements », comme le soutien (retiré par la suite) de Mignolo à un théoricien indien de la droite dure, qui soutenait l’hégémonie hindoue, et appelait à se décoloniser pour se libérer des valeurs d’égalité et de liberté eurocentristes [14].
D’où, enfin, par effet miroir, la tendance à méconnaître et à dévaloriser les luttes en Occident (reproduisant par-là même vis-à-vis des pays occidentaux ce que ces théories condamnent à juste titre dans l’eurocentrisme par rapport aux expériences et à l’histoire latino-américaines). Ainsi, pour mieux distinguer le féminisme décolonial de celui des femmes « blanches », urbaines et bourgeoises, Philippe Colin et Lissell Quiroz écrivent que les luttes de ces dernières « trouvent en effet naturellement [c’est nous qui soulignons] leur place, en termes d’agenda, de grammaire militante et de périodisation (féminisme par vagues successives), au sein du grand récit intra-occidental de l’émancipation des femmes » (pages 199-200).
À l’heure où le droit à l’avortement est remis en question, où le féminicide et les violences genrées, en général, continuent de se déployer, affirmer la place « naturelle » des luttes des femmes dans le « grand récit intra-occidental » revient à confondre le mythe du progrès et la réalité. C’est plutôt le contrepied de cette affirmation qu’il faut prendre : ce n’est que par effraction que les luttes féministes (et aussi ouvrières) se sont fait une place – une place fragmentaire et toujours menacée – dans la modernité capitaliste.
Si les théories décoloniales sont déconnectées des luttes sociales en Occident, elles ne sont pas pour autant plus ou mieux connectées à celles en Amérique latine. De l’insurrection zapatiste de 1994, au Chiapas, aux récentes mobilisations féministes, en passant par les soulèvements populaires en Haïti, en Colombie, en Équateur et au Chili [15], et les mouvements anti-extractivistes, l’enjeu principal de ces combats ne relève que de loin et partiellement de la modernité eurocentrée.
Dans Les Damnés de la terre, Frantz Fanon analysait la dynamique par laquelle le peuple met en avant, « au fur et à mesure du déroulement de la lutte », le processus qui oblige les acteurs colonisés à « abandonner le simplisme » initial des slogans et à « déracialiser » leur combat pour l’inscrire dans la dynamique des rapports sociaux.
« Le peuple, qui au début de la lutte avait adopté le manichéisme primitif du colon : les Blancs et les Noirs, les Arabes et les Roumis, s’aperçoit en cours de route qu’il arrive à des Noirs d’être plus blancs que les Blancs. (…) « cette découverte [est] désagréable, pénible et révoltante (…) que le phénomène inique de l’exploitation peut présenter une apparence noire ou arabe ». Et de poursuivre : le peuple « crie à la trahison, mais il faut corriger ce cri. La trahison n’est pas nationale, c’est une trahison sociale ».
En-deçà de cette intensification de la lutte, on en reste au « manichéisme primitif du colon : les Blancs et les Noirs, les Arabes et les Roumis », « à la clarté idyllique et irréelle » du simplisme, aux « carnaval et flonflons » [16]. Reste à savoir de quel côté de la lutte se situent les théories décoloniales. Leur prétention, implicite ou explicite, de décoloniser les théoriciens et théoriciennes de l’anticolonialisme, par trop encore modernes et « blancs », témoigne aussi du déplacement du terrain de la lutte : de la conflictualité sociale aux champs culturel et académique.
Dépasser la modernité
« Chercher des alternatives à la modernité n’implique pas d’être antimoderne » écrit Edouardo Gudynas, l’un des principaux théoriciens latino-américains du postextractivisme. Il s’agit plutôt de dialoguer avec les apports de la modernité et, en fonction de ceux-ci, de les accepter, de les reformuler ou de les abandonner. Ou de leur désobéir [17]. Cette liberté sauvage s’avère autrement plus pertinente et stimulante que la fausse alternative d’une pensée moderne à prendre ou à rejeter en bloc.
Dépasser la modernité demeure une ambition légitime. Elle implique un détour plutôt qu’un retour au prémoderne. Mais, comme le disait Walter Benjamin, toutes les traditions passées ne sont pas à sauver. La révolution haïtienne, en s’appropriant et en radicalisant la promesse moderne de liberté et d’égalité, a esquissé ce dépassement. Un dépassement vite hypothéqué et retourné, et qui s’inscrit dans des luttes émancipatrices et dans le renversement du capitalisme.
Frédéric Thomas