En 1999 a été publié un ouvrage intitulé Para recuperar la memoria historica. Frei, Allende y Pinochet (Ed. ChileAmerica-CESOC, Santiago). Un des principaux animateurs de cette recherche a été Luis Vitale. Luis Vitale était d’origine argentine, né en 1927 à Villa Maza dans la province de Buenos Aires. Conjointement à sa fonction de professeur d’histoire à l’Université nationale de La Plata, il s’engagea dans les rangs du Partido Obrero Revolucionario, au côté entre autres d’Adolfo Gilly.
Dès 1955 il s’installa au Chili et en est devenu citoyen. Luis Vitale a conjugué une activité militante, dans une tradition trotskyste, et un travail d’historien reconnu. Il est l’auteur, entre autres, de l’Interpretación Marxista de la Historia de Chile, en 8 tomes, publié dès 1967. Il participa à la création du MIR (Movimiento de Izquierda Revolucionaria). Arrêté lors du coup d’Etat, il fut détenu et torturé, pui reclus dans le camp de concentration de Chacabuco, dans le nord du Chili. Sa détermination y fut remarquée. Une campagne internationale pour sa libération aboutit à un succès : en 1974, il fut libéré et obtint une chaire d’histoire à l’Université Goethe à Francfort.
Par la suite il enseigna dans de nombreuses universités, entre autres au Venezuela de 1978 à 1985. Sa présence dans ce pays et les conditions de travail qui lui ont été faites lui ont permis d’écrire une histoire générale de l’Amérique latine en 9 tomes publiée par les Ediciones Universidad Central de Venezuela (Caracas, 1984). De retour au Chili, il fut reconnu comme historien au passé et au présent militant. C’est à ce titre qu’il anima l’ouvrage Para recuperar la memoria historica. Frei, Allende y Pinochet. Il disparut en 2010 et fit disperser ses cendres dans l’ancienne mine de charbon de Lota comme forme de participation et d’hommage aux luttes combatives du mouvement ouvrier du Chili.
Nous publierons de larges contributions de Luis Vitale qui constituent la colonne vertébrale de cet ouvrage. Dans sa « Nota Introductoria » – traduite ici par « Pourquoi cet ouvrage ? » –, Vitale en explicite le sens historique et politique.
Ce premier extrait porte sur la place des courants sociaux-chrétiens et leurs convergences et divergences au sein de la Démocratie chrétienne qui dessine les traits constitutifs du gouvernement d’Eduardo Frei du 3 novembre 1964 au 3 novembre 1970.
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Pourquoi cet ouvrage ?
Par Luis Vitale
Le quotidien El Mercurio du 12 novembre 1998 rapporte que « le vice-président du Sénat, Mario Ríos, a informé qu’un groupe de sénateurs de l’opposition avait demandé au sénateur Carlos Cantero [Renovación Nacional] de lancer une étude pour créer une commission multisectorielle chargée d’étudier l’histoire du Chili de ces dernières années. Mario Ríos a expliqué que l’objectif est de mettre en place une commission d’étude plus large que celle créée pendant le gouvernement de Patricio Aylwin [1990-1994, démocrate chrétien] et présidée par Raúl Rettig [Commission nationale de la vérité et de la réconciliation du Chili 1990-1991], pour analyser l’histoire politique et institutionnelle des gouvernements des trois dernières décennies ». Le lendemain, un autre article du même quotidien affirmait : « Un groupe de 24 sénateurs de l’opposition, aussi bien indépendants que membres de divers courants, a demandé officiellement au Président de la République de créer une commission chargée d’analyser les événements historiques qui ont eu lieu dans les années qui ont précédé le soulèvement militaire » [coup d’État de Pinochet de septembre 1973].
Face à cette position et à d’autres, comme celle de l’amiral Arancibia en juin 1999 – visant manifestement à justifier le coup d’État militaire et à consacrer son analyse biaisée et idéologique en tant que « vérité officielle » –, nous avons formé une équipe d’historiens pour agir en tant que commission alternative à la proposition de la droite.
Notre interprétation globale des 30 dernières années, exposée dans différents chapitres de cet ouvrage, est que se sont produits au Chili des processus historiques à moyen et long terme, avec deux périodes : l’une de discontinuité-continuité et l’autre de rupture-continuité. La première a été inaugurée en 1964 par Eduardo Frei Montalva [président de novembre 1964 à novembre 1970], initiateur d’une nouvelle phase de démocratisation politique, sociale et culturelle dans l’histoire du Chili, une phase ayant eu une continuité historique durant le gouvernement de Salvador Allende, mais à un stade plus avancé de la lutte sociale. La seconde, de rupture puis de discontinuité-continuité, a commencé avec le coup d’État militaire de 1973 et s’est poursuivie avec une certaine discontinuité et d’importantes nuances de différenciation durant les gouvernements de la Concertación [alliance entre autres de la Démocratie Chrétienne et de la social-démocratie].
À notre avis, dès 1964 a commencé une phase historique culminant en septembre 1973, ce qui a généré un processus de discontinuité par rapport au gouvernement de droite de Jorge Alessandri [novembre 1958-novembre 1964]. Il est évident que les gouvernements Frei et Allende [novembre 1970-11 septembre 1973] avaient des spécificités découlant du contexte international et latino-américain et, plus précisément, de projets politiques différents : la Démocratie chrétienne et l’Unité populaire.
Quoi qu’il en soit, la mise en œuvre immédiate du programme d’Allende ne peut s’expliquer sans prendre en compte les mesures de Frei de « chilenisation du cuivre », de réforme agraire et de participation populaire, un processus que nous qualifions de continuité historique, bien qu’il existe des différences évidentes entre les deux, exprimées dans la politique de nationalisation d’Allende, dans l’approfondissement de la réforme agraire et, surtout, dans la création de l’aire de propriété sociale et de la forme de participation à travers le contrôle ouvrier et l’administration des entreprises par les travailleurs, en accélérant la création des Cordons industriels [Cordones Industriales], des Comandements communaux [Commandos Comunales], des Centres de la réforme agraire [Centros de Reforma Agraria] et des Conseils d’approvisionnement et de contrôle des prix [Juntas de Abastecimiento y Precios].
Une analyse rigoureuse permet de conclure que les mesures du gouvernement Allende ont objectivement constitué une continuité historique, à un niveau plus radical, du processus ouvert par la Démocratie Chrétienne. En termes de sociologie politique, il s’agissait d’un processus de révolution démocratique qui n’a pas atteint le stade socialiste, car l’Unité Populaire a remporté le gouvernement sur le plan électoral mais ne détenait pas le pouvoir réel.
Allende a accompli pratiquement toutes les tâches démocratiques bourgeoises non accomplies par la classe dirigeante au cours des XIXe et XXe siècles. De plus, il a adopté des mesures qui dépassaient ces tâches démocratiques bourgeoises, comme l’expropriation des entreprises privées lors de la création de l’aire de propriété sociale et d’autres mesures mentionnées auparavant. Même s’il est évident – pour quiconque veut faire une analyse objective – que l’Unité Populaire n’a pas atteint l’étape de la transition vers le socialisme : ceci pour la simple raison qu’elle n’a jamais eu le pouvoir, puisque sont restés intacts le Parlement, le pouvoir judiciaire, les Forces armées et d’autres institutions bourgeoises, en fin de compte les artisans du coup d’État militaire. À proprement parler, l’Unité Populaire n’a pas réussi à changer le caractère de l’État ou à créer un nouveau type d’institutionnalité formalisant les embryons de pouvoir populaire. En conclusion, et conformément aux thèses des auteurs qui ont analysé l’État dans le monde, comme Harold Laski [Reflections On the Revolution of our Time, 1943], et au caractère des révolutions du XXe siècle analysé dans le récent livre de Hobsbawn [L’Âge des extrêmes : le court XXe siècle 1914-1991], l’Unité Populaire a réalisé une partie de sa stratégie de révolution par étapes, tout d’abord avec l’étape bourgeoise-démocratique. Mais, historiquement, l’accomplissement de la première étape n’a jamais été une garantie pour passer à la seconde, l’étape socialiste, car pour cela, il faut prendre effectivement le pouvoir.
Selon une catégorie historique – systématisée par Braudel et approfondie par d’autres chercheurs –, nous pourrions dire que de 1964 à 1973, il y a eu un temps de « moyenne durée », drastiquement coupé en deux par le coup d’État militaire du 11 septembre.
Le militarisme a ouvert une nouvelle période de rupture-discontinuité-continuité, que l’on pourrait presque qualifier de « longue durée » : cette période englobe non seulement les 17 années de règne des Forces armées en tant qu’institution, mais aussi les années des gouvernements de la Concertación, puisque ceux-ci étaient soumis à la Constitution de 1980 et au « pouvoir de facto » exercé par les militaires.
Il ne s’agit pas de dire que les gouvernements de la Concertación sont politiquement égaux à ceux de Pinochet, puisqu’ils ont été élus démocratiquement. Mais leur administration a été piégée par les accords explicites ou tacites entre la Concertación et les militaires – accords qui commencent à être connus du public – et les conditions imposées par Pinochet pour céder le pouvoir, notamment la continuité de la politique économique, les privatisations, le système binominal des élections, les « sénateurs désignés », l’autonomie des Forces armées et l’inamovibilité des fonctionnaires nommés par la dictature, y compris les enseignants des trois degrés de l’éducation.
Ainsi, la soi-disant « période de transition » n’est pas terminée, après une décennie de gouvernements élus par vote populaire. Le pays traverse toujours les mêmes traumatismes apparus brutalement il y a un quart de siècle, sans que l’on sache encore quand ils pourront être surmontés. À moins que d’éventuels sursauts sociaux ou que de nouveaux gouvernements disposant de majorités parlementaires dans les deux Chambres ne décident de réclamer une Assemblée constituante [ce qui encore d’actualité en 2022 et 2023 – réd.] qui couperait à sa racine l’héritage des militaires – qui n’est pas seulement le fait des Forces armées, mais qui compte aussi dans ses rangs des civils de droite –, ce processus historique pourrait se transformer en un temps non pas de presque, mais de « longue durée ».
Notre principal intérêt n’est pas de dire ce qui se serait passé au Chili si les partis de gauche avaient appliqué telle ou telle tactique politique, mais d’analyser ce qui s’est réellement passé au cours de ces 30 années. Le but n’est pas non plus de centrer notre analyse sur une polémique avec les quelques historiens ayant écrit sur cette période. Nous ne sommes pas les dépositaires d’une quelconque vérité absolue. Nous ne sommes pas non plus impartiaux, bien que nous aspirions à être objectifs dans nos recherches, sans pour autant être objectivistes. (Santiago, mars 1999)
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Le premier gouvernement DC : Eduardo Frei Montalva (1964-1970)
Eduardo Frei Montalva
Les dirigeants démocrates-chrétiens, qui pour la première fois dans l’histoire du Chili sont arrivés au gouvernement en 1964, étaient les mêmes et de la même génération sociale-chrétienne du début des années 1930, mais à la fois différents, avec plus d’expérience, bien que moins de conviction dans la réalisation de certains aspects de leur utopie et, surtout, avec une ambition de pouvoir mûrie pendant trois décennies de compromis politiques avec des forces étrangères à leur stratégie communautaire.
Ils se sont inspirés du contenu social de l’encyclique Rerum Novarum (1891), de Juan Concha et de Tizzoni, précurseurs chiliens des idées social-chrétiennes au début du XXe siècle. Ils avaient lu avec passion les critiques de l’Église à l’égard du régime libéral bourgeois, ils avaient été touchés par l’encyclique Quadragésimo Anno (1931), par l’œuvre de Marc Sagnier, organisateur du groupe « Le Sillon » [organe d’un mouvement d’éducation populaire lancé en 1899] – même s’ils n’en partageaient pas ses critiques envers l’Église – et ils étaient particulièrement influencés par la revue Esprit, dirigée à partir de 1932 par Emmanuel Mounier ; ils suivaient avec attention les expériences sociales des Jeunesses ouvrières catholiques et la formation du Secrétariat international des syndicats chrétiens.
La pensée de Jacques Maritain [1] a été décisive dans la formation politique de la génération sociale-chrétienne chilienne, surtout pour ses suggestions pratiques pour faire avancer la philosophie néo-thomiste, parmi lesquelles : la société ne sera ni individualiste ni collective, pas de suppression mais un passage du capitalisme privé au service du travail, la copropriété des moyens de travail [2] et d’autres postulats oscillant entre l’utopisme et la naïveté face aux capitalistes. Cependant, une idée clé de Maritain a séduit la génération d’Ignacio Palma [1910-1988, démocrate-chrétien, président du Sénat de mai 1972 à mai 1973, il s’opposa ouvertement au coup d’Etat], Manuel Garretón [dirigeant étudiant de l’Université catholique en 1963-64, sociologue, participa au courant de la Rénovation socialiste], Eduardo Frei et Bernardo Leighton [1909-1985, démocrate-chrétien, critique de la dictature militaire] : créer des partis sociaux-chrétiens mais pas des partis confessionnels au contraire des partis conservateurs, dont les membres devaient être obligatoirement catholiques et inconditionnels de l’Église. La génération chilienne des années 1930 s’est ralliée à l’idée de Maritain, en créant un parti d’inspiration chrétienne mais suffisamment large pour inclure des protestants et d’autres personnes pas vraiment croyantes.
Sur la base de cette tactique, les jeunes dirigeants du Parti conservateur (Frei avait 27 ans) ont fondé la Phalange nationale en 1935 : ils se sont alors séparés du « tronco Pelucón » [conservateurs] en 1938, pour protester contre le soutien du Parti conservateur au magnat Gustavo Ross Santa María, et ils ont appuyé le gouvernement de Front populaire, dirigé par Pedro Aguirre Cerda, avec l’objectif d’aplanir certains des angles vifs soulevés par une certaine gauche socialiste, objectif explicité par un prêtre dans une lettre au Pape : « En réalité, je crois que l’attitude de la Phalange, discutable politiquement, n’a pu à aucun moment être taxée d’anticatholique et elle a essayé de procéder en accord avec l’autorité ecclésiastique ; sa politique, parfois trop candide et crédule, a été de tendre la main aux gauches pour adoucir la situation et éviter une rupture avec l’Église et une révolution sociale, et je crois qu’on peut dire qu’ils ont réussi ; ils ont été un élément de pacification » [3].
Le soutien de la Phalange au Front Populaire, bien accueilli par Aguirre Cerda, un radical qui n’était pas hostile à l’Église, fut à nouveau confirmé lors de la candidature présidentielle de Juan Antonio Ríos [président d’avril 1942 à juin 1946], qui a nommé en 1945 au poste de ministre des Travaux publics le jeune Frei, âgé alors de 34 ans. Mais celui-ci ne tarda pas à démissionner après le massacre anti-ouvrier de la Place Bulnes, ordonné par le vice-président Alfredo Duhalde en 1946. Cependant, la Phalange, qui comptait déjà trois députés, Manuel Garretón, Radomiro Tomic [il approuvera en 1971 la nationalisation du cuivre et s’exilera en Suisse après le coup d’Etat] et Jorge Ceardi, a pris un nouveau tournant en optant pour l’un des candidats présidentiels de la droite : Eduardo Cruz-Coke, un conservateur social-chrétien.
Bien que vaincue lors de ce scrutin, la Phalange a continué à exercer une influence politique et intellectuelle en créant, à l’initiative de Mario Aguirre et Gabriel Valdés, l’importante maison d’édition Editorial del Pacífico, et en générant de nouvelles réflexions avec les livres d’Alejandro Magnet, Ismael Bustos, Jaime Castillo V. et des jeunes chercheurs Jacques Chonchol [minnistre de l’Agriculture de novembre 1979 à novembre 1972, il a contribué dès 1969 à la création du Movimiento de Acción Popular Unitario-MAPU] et Julio Silva Solar [a intégré aussi le MAPU puis la Izquierda Cristiana], en plus de la production intellectuelle d’Eduardo Frei.
Sous le gouvernement de Gabriel González Videla, la Phalange a poursuivi sa trajectoire en zigzag. Elle a passé de l’opposition ferme à l’intégration au gouvernement. Ignorant la politique autoritaire de González Videla, qui avait expulsé les trois ministres communistes de son administration, elle a soutenu le pacte militaire avec les États-Unis et a fini par entrer au gouvernement avec la nomination de Bernardo Leighton au ministère de l’Éducation, et d’Ignacio Palma V. au poste de ministre des Terres et de la Colonisation.
« Une fois encore, nous nous retrouvons, dit Leighton, sur une même ligne que les conservateurs. Nous sommes entrés dans le gouvernement pour continuer de défendre une interprétation de la doctrine sociale-chrétienne, au sens où ce gouvernement devait servir d’instrument pour les travailleurs. Il s’agissait sans aucun doute d’une attitude responsable de notre part, politiquement responsable ; peut-être s’agissait-il d’une erreur partisane, car les Chiliens ordinaires n’ont pas compris qu’un parti comme le nôtre, qui était dans l’opposition, entre au gouvernement » [4]. Frei a également tenté de justifier ce comportement politique dans les termes suivants : « Il est vrai que, quelles que soient les erreurs, que nous n’ignorons pas, et les limites que nous reconnaissons à l’actuelle formule politique de centre-gauche, elle représente potentiellement la solution la plus équilibrée possible pour gouverner » [5].
Des années plus tard, Rafael Agustín Gumucio réfléchissait aux mesures prises par ces dirigeants pas si jeunes de la Phalange : « Lorsqu’elle s’est associée à d’autres partis, elle a perdu sa singularité idéologique. Même s’il faut noter que, de 1957 à 1964, cette perte de singularité, qui cherchait la rupture, a été plus légère de ce qu’elle serait plus tard » [6]. Gumucio se référait peut-être à la campagne présidentielle de Frei en 1958, teintée de réformisme et de concessions politiques à son Commandement des indépendants [Comando de Independientes] [7] pour arracher des voix à la candidature de droite de J. Alessandri.
Au cours des années 1950, le social-christianisme chilien est devenu un parti avec une grande influence populaire. En 1952, il a tenté de former une coalition de centre-gauche avec le Parti radical pour affronter la candidature d’Ibañez à la présidence. Frei a atteint le deuxième tour, mais le Parti radical a fait éclater l’alliance. En 1953, est créée la Fédération social-chrétienne [Federación Socialcristiana] regroupant la Phalange nationale et le nouveau groupe dissident conservateur – dirigé par Horacio Walker, Pablo Larraín, Pedro Undurraga et Jorge Mardones Restat –, le Parti conservateur social-chrétien [Partido Conservador Socialcristiano]. Toux deux ont fusionné en juillet 1957, donnant ainsi naissance au Parti démocrate-chrétien. Ils ont été rejoints très vite par un secteur du Parti démocratique national (PADENA), le député du groupe d’Ibañez, Jose Musalem, et l’ex-conservateur Tomas Pablo, ce qui portait la représentation parlementaire de la toute nouvelle Démocratie chrétienne à 14 députés et un sénateur pour Santiago : Eduardo Frei, élu à ce poste pour la deuxième fois, la première fois il avait été élu en 1949 à Coquimbo et Atacama. L’arrivée de nouveaux membres et de personnalités politiques provenant d’autres tendances a fait augmenter le nombre de militants, tandis que les idéaux d’antan étaient remis en question.
La génération des années 1930 a commencé à entrevoir la possibilité de devenir une puissance alternative, car stimulée par les tendances politiques européennes de l’après-guerre.
Les grandes puissances ont maintenu leur politique de « guerre froide » pour arrêter la révolution anticoloniale en Asie et en Afrique, qui dans certains pays, comme la Chine, la Corée et l’Indochine, empruntait la voie de la libération nationale et sociale. La bourgeoisie a compris qu’elle ne pouvait pas continuer de soutenir des partis de droite discrédités, incapables de servir de médiateurs face aux grandes mobilisations des travailleurs en Italie, en France, en Allemagne, en Belgique.
Il devenait donc nécessaire d’encourager la création de nouveaux partis capables de canaliser les protestations populaires ; des partis en mesure de contester l’hégémonie des socialistes et des communistes ; des nouveaux partis dotés d’une éthique et d’une idéologie cohérente, susceptibles de redonner espoir à la génération frustrée de l’après-guerre ; des partis, somme toute, s’inscrivant dans un courant de pensée mondial et capables de limiter le soutien populaire à l’autre courant, également mondial : le socialisme, en pleine ascension.
Le développement des partis démocrates-chrétiens a commencé à être encouragé, sans pour autant écarter les alliances avec les courants traditionnels de la droite. Rapidement, a été formée l’Union démocrate-chrétienne mondiale (UCDM) qui a rapidement remporté le gouvernement en Allemagne en 1950 avec la CDU, dirigée par Konrad Adenauer ; en Italie avec Alcide De Gasperi et Amintore Fanfani ; en France en 1947 avec le Mouvement Républicain Populaire (MRP) de Robert Schuman, gouvernant en coalition avec les radicaux et les sociaux-démocrates ; en Belgique en 1950, après la démission du roi Léopold en faveur de son fils Baudouin, le Parti social-chrétien est devenu la première force électorale aux élections de 1958.
Cette dynamique s’amorçait également en Amérique latine, avec la fondation de l’ODCA (Oganización Demócrata Cristiana de América) et le rôle joué par le COPEI [catholicisme social] vénézuélien, dirigé par Rafael Caldera, après la chute du dictateur Pérez Jiménez en 1958 pour soutenir le gouvernement élu de Rómulo Betancourt [président de février 1959 à mars 1964] du parti Acción Democrática ; le Mouvement démocrate-chrétien du Paraguay ; le Parti social-chrétien du Nicaragua, créé en 1955 ; le PDC guatémaltèque, fondé la même année ; le PDC péruvien, qui a soutenu Belaúnde Terry [première présidence de juillet 1963 à octobre 1968] ; le PDC uruguayen, organisé par Juan Pablo Terra ; les noyaux démocrates chrétiens d’Argentine, dirigés par Juan T. Lewis puis par Horacio Suelle ; l’Union Civique Nationale du Panama, créée en 1955, ainsi que le PDC bolivien et la Démocratie chrétienne équatorienne, sans oublier le Parti révolutionnaire social-chrétien de la République dominicaine, organisé en 1962. En même temps, naissait la Centrale latino-américaine des syndicats chrétiens [Central Latinoamericana de Sindicatos Cristianos], rebaptisée ultérieurement Confédération latino-américaine des travailleurs [8].
Au Chili, en quelques années, le Parti démocrate-chrétien a connu une progression remarquable, influençant de vastes secteurs des travailleurs et des couches moyennes, qui ont sympathisé avec les postulats de la Déclaration de principes de la première Convention nationale, tenue en 1957 : « La Démocratie chrétienne affirme que le pouvoir économique ne doit reposer ni sur des individus animés par le désir de profit illimité, ni sur l’État monopolistique. L’économie humaine tend à regrouper les hommes en communautés de travail, propriétaires du capital et des moyens de production et dont les objectifs sont concordants, et à faire de l’État, en tant que régisseur du bien commun, la plus haute expression de cette vie communautaire ».
Lors de l’élection présidentielle de 1958, Frei, avec le slogan « La vérité a son heure », identique au titre de son livre, a obtenu environ 250 000 voix, et le nombre d’adhérents a augmenté avec l’incorporation d’un secteur de propriétaires agricoles de taille moyenne provenant du Parti agraire travailliste [Partido Agrario Laborista], mais il a perdu en homogénéité sociale. Au début des années 1960, le parti était l’une des principales forces au sein des syndicats d’étudiants, du mouvement coopératif, des syndicats de travailleurs, du mouvement des « pobladores » [personnes sans toit qui occupaient des terrains pour y construire des logements] et surtout des syndicats d’employés professionnels et techniques. Cette influence lui a permis de devenir le premier parti politique du pays lors des élections municipales d’avril 1963, en obtenant 23% des voix.
Un roman de l’époque nous parle de la ferveur des jeunes sociaux-chrétiens des classes moyennes à être avec les pauvres. Il s’agit du roman Mara, de Carmen Valle, pseudonyme de Blanca Subercaseaux de Valdés (Ed. Del Pacífico, Santiago, 1965). Le roman se déroule à Santiago au début des années 1960 et met en scène une jeune femme d’origine petite bourgeoise, Mara, qui, après avoir rencontré des garçons catholiques, décide d’aller vivre dans un quartier « marginal » de la banlieue de Las Condes. Dans le roman, il est clair que cette démarche envers les pauvres avait un caractère paternaliste. Le jeune idéologue, Marcos, abandonne plus tard ses idéaux à cause d’une histoire d’amour frustrée et devient un homme d’affaires. Et il en va de même pour plusieurs des personnages sociaux-chrétiens. Seule Mara est restée cohérente.
Le livre Las fuentes de la democracia cristiana, de l’un de ses principaux théoriciens, Jaime Castillo Velasco, publié en 1963, a donné à la DC une plus grande densité de pensée, une mystique du changement et une stratégie vers une société communautaire, mais il a approfondi dialectiquement la contradiction entre la direction et une base qui commence à croire en une nouvelle utopie, en une société différente du capitalisme. Castillo remonte dans l’histoire pour démontrer le caractère rebelle de Jésus, en différenciant les moments où « le christianisme agit comme une idéologie rebelle » et les périodes d’une « certaine réalisation des idées chrétiennes » (page 31) et d’autres thèmes sur lesquels je me suis permis de polémiquer dans mon livre Esencia y Apariencia de la Democracia Cristiana, publié en 1964 aux Éditions Arancibia. Cette contradiction entre l’idéal communautaire et la praxis concrète de la Démocratie chrétienne au gouvernement est devenue permanente pendant et après la présidence d’Eduardo Frei, car les jeunes croyaient réellement à une « révolution dans la liberté » et à l’humanisme intégral prêché par leurs maîtres.
Mon livre sur la Démocratie chrétienne est le résultat d’une longue enquête commencée au milieu des années 1950, dont la première trace a été un article que j’ai publié en janvier 1957 dans le journal Frente Obrero, organe du Partido Obrero Revolucionario [la section chilienne de la IVe Internationale]. Quand Allende a entendu son ami Labarca parler de ce travail, il m’a invité dans sa maison de Guardia Vieja en février 1964.
Il m’a aussitôt demandé : « Pensez-vous que la candidature de Frei est le nouveau visage de la droite, comme le disent mes camarades de gauche ? » Je lui ai répondu par une autre question : « Et qu’en pensez-vous ? ». – « Non, mon ami, comment pourrais-je dire de telles sottises, alors qu’il est public et notoire que le programme de Frei signifie une rupture avec la position traditionnelle de la droite. Ce que nous devons faire immédiatement, c’est mener une bataille sur le front idéologique, en démêlant la véritable pensée de la Démocratie chrétienne et les différences avec nous. C’est pourquoi je vous demande de terminer votre enquête aussi vite que possible ». – « Écoutez, camarade Allende, je ne fais pas de livres sur commande. Ce que je pourrais faire, c’est un résumé des quelque 300 pages que j’ai écrites et que je dois remettre à l’imprimerie Arancibia, car vous savez que j’ai été condamné et confiné à Curepto, à la suite de la grève générale convoquée par le président de la Centrale unitaire des travailleurs [Central unitaria de los trabajadores], notre cher ami Clotario Blest, afin d’empêcher Alessandri de rompre les relations diplomatiques avec Cuba ».
Certaines contradictions avaient été relevées par Julio Silva Solar, d’abord en tant que co-auteur avec Jacques Chonchol de Hacia un mundo comunitario (1950) et ensuite dans son livre A través del marxismo (1951) : « Il serait insensé de supposer qu’un mouvement historique de cette ampleur va déboucher sur un éventail de réformes de l’entreprise, de participations, de cogestion et autres formules proposées comme autant de solutions. Et même la propriété communautaire est falsifiée lorsqu’elle est placée sur le terrain de l’entreprise » [9].
Face à l’incapacité des partis traditionnels à servir de médiateurs dans les luttes sociales, des membres de la Chambre de commerce, des agriculteurs d’un nouveau genre et, surtout, des entrepreneurs industriels ont vu dans la Démocratie chrétienne le meilleur moyen de consolider et de moderniser la structure capitaliste, car elle pouvait garantir les relations commerciales avec les États-Unis et l’Europe occidentale, comme l’avait démontré le groupe parlementaire de la Phalange en 1955 en votant la loi sur la « Nouvelle approche du cuivre » et le « Référendum sur le sel », qui profitaient aux entreprises étrangères. Parallèlement, une grande partie de la petite bourgeoisie et des intellectuels, des professionnels et des techniciens, désenchantés par le Parti radical, a commencé à se réunir autour du Parti démocrate-chrétien
Quasi simultanément, les administrations nord-américaines, en particulier le président John Kennedy [janvier 1961-novembre 1963], conseillaient aux classes dirigeantes, et notamment aux partis du centre, un plan de réformes visant à neutraliser l’impact de la Révolution cubaine, synthétisé dans le projet connu sous le nom de « Alliance pour le progrès ».
Pendant ce temps, la gauche, en particulier le Parti communiste, étudiait la possibilité de présenter un candidat de compromis entre le Front d’action populaire [Frente de acción popular] et la Démocratie chrétienne, candidat qui aurait pu être Baltazar Castro. Une aile du Parti socialiste remettait même en cause Salvador Allende. À la fin de l’année 1963, Allende nous a invités, Clotario Blest, Enrique Sepúlveda et moi-même, dans son bureau du Sénat, pour nous informer du déroulement de ces négociations et de sa décision de se présenter, même sans le soutien de ces partis, comme candidat aux élections présidentielles, et pour cela il a demandé à Clotario Blest, qui venait de quitter la présidence de la Centrale unique des travailleurs, de lui apporter son soutien.
La Démocratie chrétienne refusant de négocier un candidat indépendant, Allende est proclamé candidat par le Front d’action populaire et les indépendants, qui créent en juillet 1964 le Movimiento de Independientes de Izquierda(MIDA), composé de personnalités telles que Guillermo García Burr, Carlos Vasallo R., Max Nolff, José Santos González Vera, Gonzalo Rojas, Dr. Alfonso Asenjo et un important secteur de militaires retraités, dirigé par Teodoro Ruiz, Oscar Squella, Ernesto Rejman et par un front civique-militaire, représenté par Manlio Bustos. La campagne d’Allende s’est amplifiée grâce à la propagande des milliers de comités indépendants qui se sont créés.
À ce moment, un livre signé sous le pseudonyme de Perceval, intitulé ¡Ganó Allende ! a été largement diffusé. Il présentait un Chili imaginaire dévasté politiquement, économiquement et culturellement par un gouvernement extrémiste ; ce livre faisait partie de la « campagne de terreur » orchestrée par la droite et le centre.
Lors des élections présidentielles de 1964, Frei a présenté un programme visant à gagner les voix des classes moyennes, des ouvriers, des pobladores et des paysans, afin de rivaliser avec la gauche, représentée par Allende. Il avait déjà gagné les voix de la droite suite à la prise de position des partis conservateur et libéral, qui après le « Naranjazo » – ou triomphe de la gauche le 15 mars 1964 avec l’élection extraordinaire du député Oscar Naranjo à Curicó – ont décidé de rompre l’alliance avec le Parti radical et son candidat Julio Durán.
Les « slogans » populaires de la Démocratie chrétienne ont touché de vastes secteurs de la population opprimée, en particulier l’engagement en faveur de la « promotion populaire », du « logement pour tous », de la réforme agraire, de l’augmentation des salaires et des traitements et d’une réforme de l’éducation qui faciliterait l’accès à l’université. Le slogan « Révolution en liberté » a fait mouche auprès des jeunes assoiffés de changement, qui ont progressivement rejoint la « Marche de la Jeune Patrie », qui a défilé d’Arica à Magallanes et dont le point culminant a été le rassemblement massif au Parque Cousiño, aujourd’hui O’Higgins : « Certains diront un demi-million de personnes. Les autres, entre quatre-vingts et cent mille » [10]. Clotario Blest avait cependant des réserves : « La révolution en liberté si vantée ne sera qu’une nouvelle farce pour les travailleurs (…) Je n’ai pas le moindre doute que ce gouvernement finira par n’être ni démocrate ni chrétien » [11]. (A suivre)