On hésite à ajouter tout de suite « et des raisons pour lesquelles ils existeront toujours », pour ne pas exclure du registre des solutions parfois proposées leur élimination. Lisant cette annonce, celui ou celle qui considère et soupèse, encore hésitant, l’ouvrage qu’il a pris dans les mains se dit peut-être qu’il est encore temps de le reposer, de passer son chemin. Qu’il existe tant d’œuvres qui se disputent notre curiosité, qu’une invitation à visiter un musée des horreurs s’adressant à la part malsaine de ladite curiosité doit être évidemment dispensable. Et qu’au fond, on s’en doute un peu déjà, les intellectuels n’ont pas toujours eu des pensées généreuses à l’adresse des nécessiteux, ni même une intention consolatrice. On voit bien de quoi il peut s’agir d’ailleurs : les pauvres sont fourbes et paresseux ; vivant au crochet des industrieux, ils parasitent la prospérité jusqu’à la mettre en péril ; venir à leur secours serait encore pire que ne rien faire ; les assister serait en effet les entretenir, et reviendrait à entretenir la pauvreté elle-même, voire à la faire prospérer.
Non, en réalité on ne voit pas bien. Il faut au contraire s’approcher, retracer patiemment la trajectoire des fourvoiements, suivre la généalogie de la mise en accusation et de la vindicte, s’imprégner des modes de raisonnement, des hypothèses et des postulats, des inférences et des causalités qui ont conduit d’illustres penseurs à des conclusions claires et définitives, pour bien réaliser jusqu’à quel point la science peut être dévoyée par moments et par endroits, et que ces « moments » et ces « endroits » sont nombreux, massifs, récurrents, convergents, articulés, élaborés, précis, percutants et concluants, à un point que l’on ne pouvait imaginer avant de s’approcher, justement. S’approcher donc, non pour se vautrer dans le scandale (même s’il y a bien matière à cela), mais pour « réaliser » tout simplement ce qu’il faut bien réaliser, et en sortir parfaitement « édifié » en un sens – l’édification des nouvelles générations étant à refaire chaque année – afin d’apprendre à nous méfier de nous-mêmes. Car nous faisons tous plus ou moins partie de la grande aventure intellectuelle qui cherche des raisons et des explications à toute chose, et nous ne le faisons pas toujours sans a priori ni arrière-pensées, fussent-elles en partie impensées, surtout quand celles-ci sont d’une manière ou d’une autre indemnisées pour bons et loyaux services et vont dans le sens du pouvoir et de l’ordre établi.
S’approcher, c’est ce qu’a fait Michel Husson, sans doute pour les raisons qu’on vient d’évoquer, mais aussi pour celles qu’il dévoile dans son introduction. Il aura consacré presque cinq années à ce projet. Son intention initiale n’était pas de s’enfoncer aussi profondément dans la jungle des discours sur les pauvres, ni de remonter si loin cette rivière saumâtre qui ressemble d’assez près à un égout à ciel ouvert. Il voulait écrire un livre sur le chômage, en rassemblant plus de trente années de ses réflexions personnelles sur le sujet, pour présenter « les fausses explications, les vraies, les alternatives ». Parmi les fausses explications du chômage qui ont cours dans l’académie, aujourd’hui comme hier, il y a celles que l’on peut ranger sous la bannière du « workfare ». Elles ont constitué l’arrière-plan théorique du premier pilier des politiques dites « structurelles » mises en œuvre dans la plupart des pays développés depuis une trentaine d’années pour lutter contre le chômage. Sous couvert de « rendre le travail payant », il s’agissait ni plus ni moins de fustiger l’« assistanat » et de restaurer les incitants suffisants pour qu’une main-d’œuvre réputée indolente daigne quitter les délices de l’oisiveté (trop encouragée dans nos sociétés avancées par des revenus de remplacement généreux et des allocations de toute sorte) pour se remettre au travail. Évidemment, les choses n’étaient pas dites aussi explicitement, mais peu s’en faut : il s’agissait, dans l’idiome de l’Union européenne (en 2004) ou de l’OCDE (en 2006) « d’inciter davantage de personnes à entrer sur le marché et de faire du travail une véritable option pour tous » et de pratiquer des « politiques actives du marché du travail » en les intégrant à « une stratégie complète d’activation des chômeurs ». Il est clair en effet que « les allocations-chômage peuvent aggraver le chômage de deux façons […]. En rendant les chômeurs moins empressés à chercher un emploi qui se présente, l’indemnisation peut allonger la durée de chômage ou même amener certains allocataires à se retirer purement et simplement de la vie active. […] En abaissant le coût d’opportunité de l’inactivité, [les indemnités-chômage] sont susceptibles d’accentuer les revendications salariales des travailleurs et, en définitive, de diminuer la demande de main-d’œuvre [des entreprises] ». Partant de ces politiques, qui sont toujours d’actualité, Michel Husson souhaitait remonter le fil historique des idées qui soutient ces savantes expertises, pour montrer que leur actualité n’est qu’un moment de leur permanence. Cela aurait dû constituer l’amont de son enquête proprement dite, sur les fausses explications du chômage, les vraies, les alternatives. Mais voilà, comme il s’en explique dans l’introduction, « cette investigation a pris des proportions imprévues ».
En chemin, l’objectif de l’ouvrage en préparation est devenu progressivement celui de montrer qu’une constante de la pensée économique (une certaine pensée économique, dévouée à la légitimation de l’ordre social existant) est de faire remonter l’origine de la pauvreté ou du chômage soit aux vices des premiers concernés eux-mêmes, soit à des lois soi-disant inéluctables (naturalisées) de l’économie, soit à des dispositifs politiques ou institutionnels dont l’intention paraît charitable au départ, mais dont les résultats sont souvent pervers à l’arrivée.
Michel Husson fait démarrer son enquête dans la deuxième moitié du 18e siècle, au moment où les discours sur les pauvres se sécularisent, inaugurant l’ère de la rationalisation « scientifique » du phénomène, dont les économistes deviendront les nouveaux clercs. L’ouvrage de l’abbé Galiani, De la monnaie,paru en 1751, peut à juste titre baliser ce tournant : « ™oute l’économie politique à venir est là », écrit Michel Husson. Partant de ce tournant, il a rassemblé un matériau considérable montrant que les grandes pensées qui ont suivi, sur les pauvres et les chômeurs, les « surnuméraires », ne sont pas des égarements ponctuels, erratiques ou maladroits d’une science balbutiante, dans l’enfance de l’art, qui aurait forcément laissé jaillir de la pièce à ouvrager, par un tour de main encore hésitant, quelques scories bien pardonnables à des apprentis.
De grands noms (beaucoup de grands noms) des sciences économiques, politiques et sociales sont en effet mêlés à cette histoire, y ont contribué, et y ont mis leur « intelligence ». Le spectre des sommités concernées est étendu et prestigieux, le lecteur pourra le constater, ce qui fournit les gages suffisants qu’aucune affiliation doctrinale ou politique n’immunise contre la bêtise, la mauvaise foi, la méchanceté, la haine et la servilité, d’une part, et que le florilège des citations recueillies ne résulte pas d’une démarche voyeuriste, sélective, en quête d’épouvante, qui aurait trouvé ses scènes de choix, à force d’acharnement, dans d’obscurs écrits apocryphes circulant clandestinement, d’autre part.
On verra ce qu’il en est, particulièrement, des auteurs prétendant étendre les thèses de Darwin au social, ou de ceux qui ont fait du « darwinisme social » la base de leurs positions eugénistes. Michel Husson consacre de longs développements à leurs travaux, et on comprend pourquoi il était important de le faire. Les travaux de Darwin sur la sélection des espèces ont en effet offert un vecteur de grand gabarit et d’apparence scientifique aux pensées qui n’attendaient visiblement que cette révolution pour « fonder » et amplifier leur message. L’instrumentalisation politique et sociale des thèses de Darwin n’aboutit pas toujours au pire. Mais il est tout à fait remarquable à cet endroit, comme nous le fait découvrir Michel Husson, que les sciences statistique et économétrique sont « au départ étroitement liées aux thèses darwinistes voire eugénistes ». Mais pas seulement elles. Bien au-delà, les sciences économiques en général en sont imprégnées… et cela dès avant la publication de L’origine des espèces (en 1859), est-on tenté de dire. Ainsi, selon Michel Husson :
Il en va de même de l’économie, cette science « lugubre », dont beaucoup de pères fondateurs révèlent à l’occasion une proximité sous-jacente avec le darwinisme social, même si ce lien n’apparaît pas dans leurs contributions majeures. Cette imprégnation n’a pas disparu, elle reste enfouie même dans les théories modernes du chômage et c’est pourquoi il existe une tentation permanente du darwinisme social, qui revient aujourd’hui sous des formes plus ou moins euphémisées.
Des auteurs que l’on pourrait classer dans les courants « progressistes » des 19e et 20e siècles ont également participé à l’élaboration et à la diffusion de ces idées. Certains marxistes, et aussi des intellectuels comme Herbert George Wells, Bertrand Russell, John Maynard Keynes ne sont pas restés à l’écart.
La question que soulèvent inévitablement la permanence et la virulence (bien souvent) de ces discours tournés contre les pauvres est bien évidemment de savoir : pourquoi ? Pourquoi de tels discours ? Quelle est leur raison d’être ? La réponse de Michel Husson est claire, constante, et unilatérale : ce sont des discours de légitimation de l’ordre économique et social existant (le capitalisme, l’exploitation, et les inégalités de revenus et de fortunes qui en résultent). Leur rôle, leur fonction est de « dédouaner le mode d’organisation social ». Cette réponse de type fonctionnel ne surprend pas tellement. Mais est-il besoin d’être surpris par une explication pour la considérer comme satisfaisante ?
À mesure que l’on progresse dans la lecture, on se dit en complément de cette explication qu’un système social qui éprouve autant la nécessité de se justifier et de se défendre doit bien connaître les bonnes raisons qu’il aurait d’être attaqué. Que craignant la fragilité de son ordre, il se trouve contraint de lui ajouter en permanence des digues, des contreforts, des tourelles, ici sous la forme d’un attirail doctrinal sans doute pas tout à fait secondaire dans son système de défense. Tout comme n’est pas secondaire dans ses lignes de défense le fait d’attiser les divisions entre les salariés, même précaires et mal payés, les chômeurs et « bénéficiaires » du RSA. On se dit aussi que, craignant le procès qui risque à tout moment de lui être fait, il choisit habilement l’attaque à la défense, l’accusation au barreau, le rôle de procureur à celui d’avocat, pointant par précaution le doigt vers la victime.
On en vient cependant à se demander pourquoi le faire avec autant de morgue, de violence, de hargne, ou de haine ? Est-on obligé de frapper aussi fort une personne déjà étendue par terre ? D’où vient ce besoin, pour ainsi dire ?… si l’on tient à continuer dans le registre fonctionnel. John Kenneth Galbraith, dans son essai L’art d’ignorer les pauvres,qui donne son titre au chapitre 1 du présent ouvrage, tenait pour une explication assez simple. Ce besoin est celui « d’évacuer toute mauvaise conscience au sujet des pauvres ».
La pauvreté, son spectacle désolant, sa présence menaçante, soulève certainement une sorte de mauvaise conscience assez répandue (au moins chez les riches), dont il faudrait se soulager d’une manière ou d’une autre. Il émet cette hypothèse dans la toute première phrase de son essai : « Je voudrais livrer ici quelques réflexions sur l’un des plus anciens exercices humains : le processus par lequel, au fil des années, et même au cours des siècles, nous avons entrepris de nous épargner toute mauvaise conscience au sujet des pauvres. » C’est également la thèse que défend Arnaud Berthoud, en donnant plus de précisions. La mauvaise conscience peut se tourner en haine de soi, laquelle s’exprimera en fin de compte comme une haine des pauvres :
Ce que le riche déteste, rejette et tente d’ignorer, c’est précisément le malheur du pauvre et la forme inachevée de sa vie de pauvre, le spectacle de ce qui contredit l’idée de sa propre grandeur et de sa puissance de riche, la présence d’un obstacle à s’aimer soi-même et à se réjouir d’être dans un temps et un lieu du monde. Plus encore, les riches en veulent aux pauvres de provoquer en eux ces sentiments – que Spinoza appelle des passions tristes dont le trait principal est de serrer le cœur et de diminuer la joie du désir de vivre. Pour la philosophie grecque et des stoïciens à Nietzsche, la pitié n’est qu’une forme de mépris ou de haine. La haine du pauvre est la forme d’une haine de soi. Rien de bon ne peut venir du pauvre dont les sentiments eux-mêmes à l’égard des riches avivent d’ailleurs la confusion et le ressentiment.
On peut cependant risquer une hypothèse supplémentaire, pas si éloignée des deux précédentes, à l’intersection de l’explication fonctionnelle (le facteur d’ordre) et de l’explication psychologique et morale (la mauvaise conscience).
Les discours économiques qui imputent les causes de leur malheur aux pauvres et aux chômeurs eux-mêmes reposent quasi exclusivement sur l’idée que ces causes résident dans leurs vices et leurs défauts, pour ainsi dire constitutionnels. Les pauvres et les chômeurs ont une forte « préférence pour les loisirs » ; ils sont paresseux, indolents (mais des indolents rationnels, optimisateurs, extrêmement doués, capables de tirer avantage de la moindre aide sociale) ; ils sont primesautiers (ils ont tendance à changer d’employeur trop facilement quand ils ne s’estiment pas assez payés), ils sont roublards (ils cachent leur véritable productivité à leur employeur) ; ils tirent au flanc (ils mégotent leur contribution une fois leur contrat de travail signé), etc.
Si on fait le compte de tous ces vices, répertoriés par la science économique dominante, et que l’on considère de près leur aspect, le portrait du pauvre ainsi construit et colporté devient tout à fait repoussant, et bientôt suffisant pour tracer une frontière visible entre l’humanité et le reste. Le dégoût et l’étrangeté suscités par ces portraits du pauvre ont donc sûrement de quoi enclencher un puissant mécanisme de réassurance psychologique mettant tout un chacun à l’abri, sous ce parapluie de fortune, de la déchéance qui l’inquiète.
Si en effet le chômage et la pauvreté frappent comme le tonnerre, sélectivement, les filous, les mauvais ouvriers et tous ceux qui ont péché, il n’y a pas de raison que la foudre tombe sur nous qui n’avons pas ces vices. Au surplus, étant entendu que dorénavant en France, comme nous le rappelle France Stratégie, « le travail paie », cette réassurance peut aussi bien fonctionner pour nous mettre à l’abri des admonestations d’un Président de la République guettant les filous qui tiennent le mur au coin de la rue.
Il subsiste une autre question, intrigante, au sujet de ces discours anti-pauvres. Au-delà de leur raison d’être : d’où viendrait leur efficacité ? Car on doit bien supposer qu’ils ont une certaine efficacité, surtout si on tient à l’explication fonctionnelle (le maintien de l’ordre). Sans tenter de faire ici le tour des réponses possibles, on peut penser que cette efficacité provient en grande partie de ce qui reste implicite dans leurs formulations, de ce qui n’est tout simplement pas exprimé, l’éternel mensonge par omission, dont la puissance rhétorique tient justement à ce qu’il n’a pas besoin d’être énoncé, tant il va de soi. Nous le savons tous – n’est-ce pas ? -, remédier à la pauvreté c’est forcément toujours « prendre » au riche pour « donner » au pauvre. Une fois dit cela, qui n’a pas besoin d’être dit, ni de cette manière ni de mille autres manières qui seraient plus lourdes, tout est dit. Tout, c’est-à-dire fondamentalement le corollaire qui est passé par là même en fraude au poste-frontière de l’inconscient : s’il est vrai qu’on prend quelque chose au riche (son argent ou son pouvoir, c’est tout un), c’est donc que cette chose lui appartient, et que non seulement cette chose lui appartient… mais qu’il ne l’a pas prise au pauvre.
Michel Husson est mort subitement durant l’été 2021. Il a laissé son manuscrit inachevé. Il aurait aimé le prolonger jusqu’à y intégrer la critique des théories contemporaines de l’emploi et du chômage, sur lesquelles il a beaucoup travaillé et contre lesquelles il a beaucoup bataillé. Le temps lui a manqué pour cette partie, ainsi que pour la mise en forme finale. On doit celle-ci au travail de relecture, de sélection, et de polissage d’Odile Chagny et de Norbert Holcblat. Grâce à eux, le lecteur retrouvera intactes dans cet ouvrage les qualités qui faisaient de Michel Husson l’un des penseurs les plus respectés et appréciés de la communauté des économistes critiques. Parmi toutes ces qualités, il convient de signaler le courage et la persévérance dont il a toujours fait preuve pour « monter au front », pourfendre, attaquer, critiquer et déconstruire minutieusement les dogmes et les expertises de la pensée dominante en économie. Car il en faut du courage pour passer autant de temps à s’instruire des bêtises et des crétineries des autres, à les comprendre et les critiquer, tout en ne négligeant pas de construire sa propre œuvre – laquelle est considérable. Ceux qui ont eu la chance de le voir et de l’écouter, lors des innombrables conférences-débats, séminaires, colloques durant lesquels il poursuivait inlassablement sa mission d’éducation populaire et d’activation du débat démocratique (dans le cadre d’Agir contre le chômage, d’Attac, de la Fondation Copernic, etc.), entendront peut-être à nouveau surgir ici, entre les lignes, sa voix douce et traînante, calme, posée, et son ton pince-sans-rire, masquant souvent une gouaille enjouée qui pouvait à l’occasion virer à l’humour acide, ravageur, et désopilant. C’était un autre aspect de son élégance en général.
Laurent Cordonnier