« On ne secoue pas si facilement ses semelles sur le seuil de l’histoire à faire [1]. » En ce mois de février 1977, l’un des dirigeants de la LCR, Denis Berger, redit à sa manière combien la culture communiste révolutionnaire entretient un rapport singulier avec l’historicité, entendue ici comme la capacité des acteurs sociaux à inscrire leur présent dans une histoire, à le penser comme situé dans un temps non pas neutre mais signifiant, par la conception qu’ils s’en font, les interprétations qu’ils s’en donnent et les récits qu’ils en forgent. Si l’historicité suppose une conscience mouvante et changeante du passé et du futur, façonnée à l’aune du présent, elle revêt une acuité particulière dans les organisations qui se réclament de la révolution. Car l’horizon y est pensé comme une question politique ; le futur révolutionnaire en est l’axe programmatique. Le passé lui-même revêt une valeur spécifique : il ne sert pas seulement de référence figée, il est aussi convoqué, au sens d’un acte qui le rend disponible. Les militant-e-s révolutionnaires savent combien les révolutions sont rares ; ils doivent pouvoir les prévoir pour être à l’heure et donc vraiment de leur temps, au moment où surgit l’événement : en somme, n’arriver ni trop tôt ni trop tard, n’être ni aventuristes ni opportunistes. Il y a là une façon de se mouvoir sur une corde raide temporelle. Cette exigence explique que les marxistes révolutionnaires soient si attachés à l’analyse de la situation, au déchiffrement de « la période », pour mieux saisir l’état des forces et des rapports de classes, les lignes de faille de l’ennemi, ses fissures et ses maillons faibles.
Mais il n’y a pas là que phénomènes socio-économiques analysés pour eux-mêmes. De leur caractérisation doit découler la stratégie politique de l’organisation. Contre ce que Daniel Bensaïd a nommé « la lenteur glaciaire des phénomènes électoraux », l’assurance que « la révolution frappe à la porte [2] » fait naître chez les militant-e-s un sentiment d’urgence, et par là même un rapport au temps exacerbé. Pour autant, le spectre du gauchisme n’est jamais loin, lancinant, ce dont les militant-e-s sont conscient-e-s : il y a lieu pour eux d’éviter – même s’ils n’y parviennent pas toujours – le substitutisme, les actions minoritaires, les raccourcis stratégiques, autant de manifestations théoriques et pratiques de cette impatience – une impatience dont le même Daniel Bensaïd exigera qu’elle soit « lente », malgré ou plutôt en raison même de l’oxymore [3]. C’est à ce prisme, donc, qu’on examinera les « années 1970 » de la Ligue communiste révolutionnaire [4] : celle de la conscience historique et du temps militant.
L’histoire mord-elle la nuque ? Périodisation et caractérisation
Après 1968, Daniel Bensaïd avance cette formule ensuite abondamment répétée quoique aussi critiquée dans les rangs la Ligue : « l’histoire nous mord la nuque ». L’heure est donc à l’enthousiasme et à la certitude d’une proche révolution. Durant la « campagne Krivine » au printemps 1969, on imagine que chaque électeur est potentiellement un militant révolutionnaire. Mais très vite, ces deux brèves mais denses années sont revisitées non sans distance : 1968 n’a en fait pas ouvert une phase révolutionnaire. Les critères de Lénine définissant ce qu’est une période révolutionnaire sont remis sur le métier et doivent permettre de montrer que précisément, en France, ces conditions n’étaient pas réunies : décomposition de l’appareil de répression, extension des formes de double pouvoir, crise de légitimité des instances de domination et notamment des institutions. Tout au long des années 1970 est donc opéré dans la Ligue un retour sur l’analyse historique de ce que fut Mai-Juin 1968, notamment par contraste avec d’autres expériences politiques de la décennie elle-même : la situation portugaise, quant à elle, apparaît bien, même brièvement, révolutionnaire [5]. En revanche, si révolution il n’y eut pas en France, 1968 détient une « fonction historique » selon les termes d’Ernest Mandel : elle ouvre une nouvelle période propice à la gauche révolutionnaire [6].
Cette analyse s’accompagne d’une réflexion renouvelée sur les structures du capitalisme dans une telle conjoncture. Dès 1969, le constat est fait de l’exacerbation que revêt la concurrence interimpérialiste, avec l’amorce d’une compression du taux de profit [7]. Le capitalisme se doit de « remodeler de fond en comble son appareil productif » en abandonnant des secteurs entiers jugés irredressables. Le diagnostic se fait aussi pronostic : il annonce des cortèges de privatisations dans les domaines jugés rentables [8]. Cette restructuration à l’échelle mondiale suppose pour les classes dominantes, telles que les observe du moins la Ligue, une intégration plus poussée des syndicats et dès lors une « collaboration de classes » accentuée. Le pompidolisme est ainsi envisagé comme un ensemble de modalités politiques tendant à favoriser cette intégration, par le biais des accords sur la mensualisation salariale, des contrats de progrès ou encore des calendriers de négociation. Ici, le rythme de la discussion entre État, patronat et syndicats est imposé et assigné par le pouvoir. C’est en quelque sorte la réponse qu’il entend apporter à la crise ouverte par 1968 ; il s’agit bel et bien de reconquérir par là la paix sociale. Dans une réunion de cellule regroupant notamment des ouvriers de Cléon, un militant explique que « ce système de contrats s’appliquera de manière de plus en plus systématique » pour « stabiliser le rapport de forces » entre mouvement ouvrier et bourgeoisie [9]. À terme, il s’agirait pour l’État d’éviter de nouvelles crises graves et de se donner un certain délai pour raffermir ses positions.
Cette intégration s’accompagne aussi d’une répression accrue, phénomène jugé complémentaire et non contradictoire avec le précédent. Il y aurait lieu ainsi de considérer la « liaison dialectique entre les tentatives d’intégration du mouvement ouvrier organisé et le renforcement du cours répressif du régime [10] ». La manifestation du 15 novembre 1969, organisée par le Parti communiste à propos du Vietnam, et l’arrestation de centaines de manifestants à cette occasion sont le symptôme d’une nouvelle période. La loi anti-casseurs, les suspensions d’enseignants militants, les bulldozers envoyés pour réprimer certaines grèves comme dans le conflit d’EDF-GDF, les procédures d’enquêtes pour reconstitution de ligue dissoute vont dans le même sens. Certains évoquent une « imprégnation policière de la vie quotidienne [11] ». Cette normalisation de la répression, qui serait comme naturalisée, engendrerait à son tour un nouveau rythme comme un nouveau temps politiques. De ce point de vue, « la période demeure celle ouverte par Mai : une crise sociale grave, ouverte, prolongée [12] ».
Eu égard à cette redistribution des cartes socio-politiques, quel est le niveau de la lutte de classes ? C’est évidemment la question fondamentale dans l’appréciation que livre la Ligue sur cette décennie. Selon l’analyse de Jean-Marie Vincent, les années 1970 marquent un tournant : en raison de la « crise rampante des rapports de travail et des rapports sociaux en général », « la classe ouvrière dans sa très grande majorité ne croit plus, comme elle le faisait dans les années cinquante et soixante, que le capitalisme est porteur d’un progrès continu, notamment d’une croissance effaçant peu à peu la pauvreté [13] ». Cela ne signifie pas qu’elle se bat davantage. Entre le début et la fin de la décennie, on recense environ 4 millions de « journées individuelles de travail perdues pour fait de grève ». Ce chiffre est jugé assez fort par rapport aux années 1950, mais modeste par rapport aux années 1960, voire particulièrement faible comparé à la situation italienne au cours de la même période : durant le « Mai rampant » italien, rien qu’entre 1971 et 1975, on compte 17 millions de journées de grève. Le degré de lutte apparaît donc toujours intense ; mais un coin y est enfoncé par la dégradation des conditions de vie, le développement des contrats à durée limitée, le travail à temps partiel des femmes, l’aménagement des horaires de travail. Une fois encore, la constatation s’accompagne d’une prévision : l’accroissement du travail précaire affaiblit le degré de combativité ; et l’on imagine alors que c’est la référence hebdomadaire du temps de travail qui finira, à cette aune, par être remise en question [14].
L’organisation se montre perplexe et critique à l’égard de la théorie proposée par le sociologue Alain Touraine à propos des « nouveaux mouvements sociaux ». Il faut certes les prendre en considération, dit-on dans la LCR. Mais les élaborations qui en font un parangon des mobilisations et le crible même de la modernité contre le mouvement ouvrier sont considérées comme des moyens de canaliser voire de briser toute référence à la lutte de classes, que maints observateurs comme Touraine jugent désormais périmée. « Faux prophètes et bons apôtres », écrit à leur sujet Jean-Pierre Garnier, ils viseraient à promouvoir « responsabilité et respectabilité » [15]. Pour autant, il y a lieu aussi d’actualiser les analyses à la mesure de ces nouveautés qu’il ne s’agit pas d’ignorer.
Que faire ?
Cette analyse de la période n’a toutefois pas d’autre fonction que d’adapter les réponses à y apporter. Tout au long de la décennie, la Ligue maintient pour axe fondamental de sa perspective politique celui de l’auto-organisation. La pratique même est évidemment confrontée à l’autogestion, mot-clef s’il en est durant ces années. Pour Antoine Artous et Daniel Bensaïd, la « notion d’autogestion connaît un succès à la mesure de son indéfinition [16] ». LIP est évidemment une référence mais, comme le dit lui-même Charles Piaget, il s’agit plus encore d’auto-défense. Ce que René Yvetot nomme l’« insolence ouvrière [17] » des travailleurs auto-organisés à LIP est un point d’appui pour « une éducation de l’avant-garde ouvrière sur la question du pouvoir [18] ». Ainsi se multiplient les interpellations à l’égard de la CFDT, elles-mêmes accompagnées d’une caractérisation sur les positions de la confédération : la CFDT se dit autogestionnaire, mais soutient-elle vraiment le contrôle ouvrier, les assemblées souveraines de salariés, les comités de soldats, l’autoorganisation des femmes, autant de propositions avancées par la Ligue de son côté ? Il s’agit pour elle de contribuer à populariser la question du pouvoir et de la prise du pouvoir, dans les entreprises en lutte et dans tous les domaines de l’activité sociale. En effet, le « troisième âge du capitalisme » théorisé par Ernest Mandel correspond selon lui à une extension des normes du système – mise en concurrence, recherche du profit, compétitivité – à de nombreux champs culturels et sociaux. Partant, il ne faudrait plus se contenter de soulever cette question du pouvoir, du contrôle des travailleurs et de la réappropriation à la seule échelle de l’entreprise, mais aussi du côté de l’écologie, du rapport à la consommation et dans bien d’autres domaines : contrôle de la population sur l’environnement et l’urbanisme notamment, autoréductions dans les supermarchés, « marchés rouges », « crèches sauvages », réquisitions des logements, refus collectif des loyers trop élevés, actions directes dans les transports avec jonction entre les travailleurs du secteur et les usagers. Jean-Marie Vincent le dit aussi : il faut « animer les luttes urbaines et toutes les luttes contre le mode de vie capitaliste », mais également « faire pénétrer la dynamique du mouvement de libération des femmes dans le mouvement ouvrier » [19]. La bataille pour la constitution de comités de soldats participe du même objectif : ils sont vus comme la prise d’un certain pouvoir au sein du contingent contre la hiérarchie militaire, et donc à la manière d’un retournement.
Ces éléments sont structurants pour la Ligue au fil des années 1970. À la fin de la décennie, ils demeurent affirmés et n’apparaissent pas contradictoires, mais au contraire complémentaires, avec la ligne de « battre Giscard ». La discussion est d’ailleurs menée au sein de l’organisation pour articuler ce mot d’ordre à celui de l’autoorganisation et à la préparation d’une grève générale opposée au « saucissonnage des luttes », mais « pour leur extension, leur coordination, leur centralisation [20] ». Certes, l’histoire ne repasse pas les plats. L’élection prévue en 1981 ne verra pas émerger des conditions similaires à celles du Front populaire. Mais les analyses qui sont faites, quarante ans après, de ce moment historique le sont aux fins de saisir comment cette expérience doit être à la fois reprise et dépassée : est ainsi soulignée la nécessité de mieux s’organiser à la base, en posant la question du contrôle ouvrier, pour contourner ce qui est considéré comme canalisations et trahisons par les directions réformistes.
Réforme ou révolution : le rapport à l’Union de la gauche
Durant cette décennie 1970 se mène par là même toute une réflexion sur les évolutions du réformisme français – c’est-à-dire, pour les révolutionnaires à cette époque, le PS et le PCF unis par le Programme commun signé en juin 1972. Une image est régulièrement avancée à leur sujet : face au capitalisme, le réformisme serait comme devant un tigre particulièrement féroce mais se contenterait de s’interroger sur « l’outil à employer pour lui limer les dents et les griffes sans qu’il s’en rende compte ». Or, « ce qui est à craindre, c’est qu’avant qu’il soit désarmé, le tigre ait bouffé les réformistes et le mouvement ouvrier avec » [21]. Dès lors, on assiste à ce que l’on pourrait désigner comme le renversement du stigmate de l’utopie. En termes de temporalité et de situation historique, l’utopie si souvent reprochée aux révolutionnaires leur paraît en fait plutôt propre aux réformistes. En effet, ceux-ci avancent encore des solutions keynésiennes dans une période marquée depuis une vingtaine d’années par l’internationalisation exacerbée du capitalisme, par l’intensification de la libération des échanges au niveau mondial, enfin par une baisse de la rentabilité du capital ; dans un tel contexte, les recettes de la relance keynésienne ne pourraient que renforcer encore la crise. « Dans une période où il est essentiel pour le capitalisme français de dévaloriser une partie du capital social et d’élever le taux d’exploitation pour recréer des conditions propices à l’accumulation du capital », « une politique réformiste ne peut qu’approfondir les difficultés économiques », note Jean-Marie Vincent [22].
Cette critique va de pair avec le jugement porté sur l’intégration institutionnelle des organisations réformistes. En ne remettant pas en cause le cadre de la Ve République, le PS comme le PCF paraissent oublier cet adage de Lassalle selon lequel une Constitution est essentiellement la traduction juridique d’un rapport de forces entre les classes sociales. En se coulant dans son moule institutionnel, les partis réformistes indiquent leur volonté de ne pas s’attaquer frontalement au système. « En réalité, estime encore Jean-Marie Vincent, les partenaires de l’Union de la gauche ne conçoivent pas leur prise de pouvoir comme une rupture fondamentale avec l’ordre ancien, mais comme une étape nouvelle dans une continuité institutionnelle acceptée et assumée comme telle [23] ». C’est la raison pour laquelle l’anticipation proposée quant à la future politique de la gauche au pouvoir est sans appel : « le PS et le PC s’apprêtent à appliquer une politique d’austérité, jumelle du plan Barre [24] ». Dans une discussion polémique avec Lutte ouvrière, la LCR insiste cependant sur la nécessité de ne pas « réduire la politique des révolutionnaires vis-à-vis du PS et du PC à une politique de dénonciation [25] ». D’une part, il apparaît essentiel à la direction de ne pas renvoyer dos à dos la gauche et la droite, d’autre part, « croire que les travailleurs perdront leurs illusions par la simple vertu des dénonciations verbales » apparaît trop idéaliste [26].
Car il ne s’agirait pas d’oublier que le Programme commun est jugé bien plus avancé que celui du Front populaire. Bien des points y apparaissent positifs : la suppression du secret commercial, l’ouverture des livres de comptes, l’extension des droits des syndicats. Selon la position majoritaire de l’organisation – et même si elle est traversée de longs débats à ce sujet –, cette Union de la gauche ne s’apparente pas au Front populaire, analysé naguère par Trotsky comme l’alliance entre deux partis du mouvement ouvrier (la SFIO et le PC) et un parti bourgeois (le Parti radical). Il ne s’agit donc pas de reprendre à nouveaux frais le mot d’ordre de « gouvernement ouvrier sans ministre bourgeois » puisque la question ne se pose pas. En revanche, une question paraît occultée dans le Programme commun, et c’est là que blesse le bât politique essentiel : « celle de l’avenir des rapports de travail ». « On pense à “démocratiser” le despotisme des capitalistes dans les entreprises », ce qui reviendrait à poser un « cataplasme sur une jambe de bois » [27]. De surcroît, l’abandon de la référence à la dictature du prolétariat par le Parti communiste français nécessite de s’interroger sur le choix d’une telle modification. Lénine serait-il devenu « rétro » ? « Nous n’aurons pas l’insolence de demander en qui la situation a tellement changé entre 1968 et 1976 », assure dans une prétérition une brochure de la Ligue après le XXIIe Congrès du PCF [28]. De fait, le « manifeste de Champigny » parlait encore de « la dictature temporaire du prolétariat ». L’histoire paraît plus que jamais bégayer puisque « déjà en son temps Lénine était accusé de “blanquisme” par les sociaux-démocrates de l’époque [29] ». Dans le même temps, ces évolutions traduisent aussi une période nouvelle, faite d’un affaiblissement relatif du Parti communiste ouvrant lui-même la voie à des responsabilités historiques pour la gauche révolutionnaire [30]. Celle-ci, cependant, s’avère ne pas être à la hauteur de telles exigences ; les dirigeant-e-s et militant-e-s de la Ligue le reconnaissent volontiers.
La construction par l’autocritique
Très vite après 1968 circulent des critiques sur un certain « juvénilisme » qui aurait caractérisé l’organisation ayant enfanté la Ligue : la Jeunesse communiste révolutionnaire. On peut à cet égard distinguer deux phases d’autocritique. La première commence vers 1970. Ses traits dominants consistent dans le rejet du « triomphalisme » : la révolution n’est pas pour demain, il faut donc s’installer dans une nouvelle temporalité, dans le long terme, supposant une solidification de l’organisation. D’aucuns constatent pour les déplorer l’« hétérogénéité considérable » et le « sous-encadrement » régnant dans l’organisation [31]. Passent encore au crible de l’auto-critique l’« incapacité à faire de l’agitation politique » et le « caractère formel et abstrait de l’écrasante majorité des tracts » [32] » Sont aussi condamnés les traits « 22 marsistes [33] » de l’organisation, directement hérités, donc, du Mouvement du 22 Mars, comme le fait de militer devant des usines sans y avoir de militant-e-s, d’aller d’une entreprise à l’autre, d’une lutte à l’autre, sans prendre le temps de s’y installer et de s’y implanter. « L’enthousiasme, la jeunesse, le sentiment d’être dans le droit chemin, le brio et l’astuce ne suffisent plus pour continuer de progresser » ; il y a lieu désormais de se préparer à un « affrontement prolongé avec l’État bourgeois encore puissant et [à] un corps à corps également prolongé avec les bureaucraties ouvrières également fortes » [34]. Cette réappréciation tactique revient à construire patiemment le parti, à le consolider aussi, y compris en lui conférant une part de clandestinité afin de se préparer à un probable combat violent.
Le deuxième tournant date du 21 juin 1973, jour de la manifestation organisée contre un meeting de l’organisation d’extrême droite Ordre nouveau : les affrontements avec la police conduisent à l’interdiction de la Ligue communiste [35]. A posteriori, dans son autobiographie, Alain Krivine analysera cette manifestation comme un piège tendu par Raymond Marcellin, le ministre de l’Intérieur d’alors [36]. Cette auto-critique post-juin 1973 passe par le rejet de la période « guévariste » de l’organisation [37]. Il faut désormais faire un travail de « taupe » – l’animal est alors la véritable mascotte de la Ligue, déclinée dans ses journaux et non sans humour, en référence à l’exclamation de Marx dans Le Dix-Huit Brumaire de Louis-Napoléon Bonaparte : « Bien creusé, vieille taupe ! », elle-même empruntée à Shakespeare [38]. Mais il faut bel et bien prendre le temps de creuser et ne plus s’arc-bouter à ce « léninisme pressé », comme le disait Régis Debray à propos du guévarisme. On peut y voir aussi une critique implicite de la formule fameuse, forgée par Daniel Bensaïd et déjà citée : « l’histoire nous mord la nuque ». C’est une « longue guerre de position » qui doit désormais s’instaurer et qui réclame une organisation respectant le centralisme démocratique, qui doit permettre de faire participer l’ensemble des militantes et des militants à l’élaboration de la ligne politique : un mode d’organisation dont certains jugent qu’elle a été négligée devant la précipitation et l’urgence du temps, « au nom d’impératifs d’efficacité à court terme [39] ». Comme le souligne Jean-Paul Salles, « se dessine une orientation privilégiant un “travail ouvrier” plus classique [40] ». Après des années d’activisme débridé, il faut donc « réapprendre les rythmes de recomposition du mouvement ouvrier », « l’opiniâtreté de la préparation de la révolution » [41].
Tout cela ne va pas sans désarroi du point de vue des affects militants. Ainsi la militante féministe Frédérique Vinteuil reproche-t-elle à Daniel Bensaïd sa « lucidité froide et un peu sèche » « qui se méfie des “tripes” trop vulnérables à l’idéologie dominante ». Elle revendique davantage d’émotion dans l’expression de ce qu’elle n’hésite pas à nommer l’« angoisse militante ». Ce sentiment puissant est le fruit d’une histoire, celle de la nuit du stalinisme, celle du temps où il était « minuit dans le siècle », comme l’écrivait Victor Serge. « Le stalinisme a définitivement tué le militant “innocent” » [42]. La période ouvre aussi le temps où le consensus militant se brise. Une remise en question s’impose ; elle se fait douloureusement. Certains regrettent d’avoir « remisé dans la pénombre » leurs « problèmes personnels », reproduisant à leur manière « la coupure bourgeoise de l’individu “privé” et de l’individu” public » [43]. Cet ébranlement, à la fois intime et politique, est aiguisé par la manière dont les organisations sont prises à partie. Sexpol consacre un numéro entier à « casser le morceau du militant “pur-dur” par tous les bouts ». Les témoignages s’y multiplient sur la sexualité supposée des militants, « tellement secondaire par rapport à la lutte contre le capitalisme [44] ». Comme l’a montré Georges Ubbiali, le « pansexualisme sexpolien » tend à privilégier l’individuel au détriment de l’action collective, contribuant à cette « assomption de l’individu » qui triomphera dans les années 1980 [45].
Sont aussi pointés du doigt par certains militant-e-s et dirigeant-e-s de la LCR les carences de l’organisation, ses retards sur certaines questions comme le féminisme, l’écologie, le nucléaire, les prisons. Cette réflexion est menée notamment par Jacques Kergoat qui refuse l’excuse de la mentalité supposée du mouvement ouvrier. « Parler d’un point de vue ouvrier sur ces questions, écrit-il, ne signifie pas nous lier nous-mêmes au rythme de maturation de la classe ouvrière [46] ».
L’analyse de la période, on l’a vu, conduit régulièrement à des prévisions cherchant à anticiper certaines évolutions. Ainsi, durant les années 1970 et notamment dans leur second versant, la montée du chômage est-elle perçue comme un facteur décisif qui déterminera la teneur politique des années 1980. « L’accélération – ou pas – de la montée du chômage est l’un des enjeux essentiels du début des années “1980”, analyse par exemple Pierre Julien en février 1979. Elle dépend avant tout de la résistance qu’opposeront les travailleurs à la “restructuration industrielle”. De l’issue de ce combat dépend, pour une grande part, un changement de rapport de forces social en faveur de la bourgeoisie. Sortant de trois décennies d’accumulation de forces et d’expériences, la classe ouvrière connaîtrait un recul grave si elle devait poursuivre la lutte sous la menace d’un chômage massif ». De ce point de vue, « le discours économique de Rocard préfigure l’adaptation en cours » [47].
Cette configuration évolutive de la Ligue mériterait d’être resituée dans une comparaison avec d’autres organisations et dans la façon dont elle-même envisage sa situation par confrontation avec elles. De son point de vue, et schématiquement, certains partis ou groupes seraient bien trop « étapistes » – et seraient donc confiants dans une révolution par étapes là où les trotskystes lui préfèrent une révolution permanente –, tels certains partis maoïstes orthodoxes comme le Parti communiste marxiste-léniniste de France (PCMLF). D’autres seraient au contraire trop spontanéistes et ne réfléchiraient pas assez à la transition, au « pont » à jeter entre les revendications immédiates et la perspective de la révolution, comme le suggérait Trotsky en 1938 dans le Programme du même nom – il s’agit ici en particulier des « maos-spontex » façon Vive la Révolution !. D’autres enfin, comme Lutte ouvrière ou l’OCI « lambertiste » se montreraient bien trop dogmatiques, figeant à ce point l’héritage qu’ils en feraient un « talmudisme [48] », perdant le marxisme vivant.
Resterait alors la permanence de la révolution permanente. Un dessin paru en février 1981 dans Barricades, le journal des Jeunesses communistes révolutionnaires, montre Trotsky seul au milieu de nulle part, en pleine mer, sur un radeau : moralité politique, il faut savoir ramer à contre-courant. Cet humour caractéristique aide sans doute à « tenir », d’un point de vue individuel et militant. Mais, par-delà, c’est aussi une invitation à faire de Trotsky, comme le demandent alors certains, « le plus vivant de nos contemporains [49] ».
Ludivine Bantigny