A première vue, c’est un terrain sans grand intérêt. Une parcelle non bâtie près d’une autoroute en Seine-Saint-Denis qui n’intéresse a priori personne. À la surprise des élus locaux, elle a pourtant aiguisé les appétits de la Banque Suisse et de la banque nationale du Qatar qui y voient un placement de long terme dans une zone qui ne va pas cesser de prendre de la valeur.
Derrière la crise du logement, la course au foncier, vu comme un produit spéculatif, est un phénomène sur lequel butent tous les aménageurs publics.
Banques, compagnies d’assurance, fonds de pension sont en effet de plus en plus nombreux à s’intéresser aux sols. « Des acteurs qui disposent de très importantes liquidités et ont besoin de les placer dans des valeurs sûres sur une moyenne-longue période », précise Édouard Dequeker, professeur à la chaire d’économie urbaine de l’ESSEC qui a travaillé sur la spéculation foncière, un sujet qu’il juge encore trop sous-estimé par les pouvoirs publics.
Chantier de construction dans la ville de Pantin en Seine-Saint-Denis en 2021. © Photo Xavier Popy / REA
Les chiffres donnent pourtant le tournis. En vingt ans, les prix des terrains à bâtir ont triplé, avec une nette accélération ces dernières années. Dopé par la crise du logement, et l’envolée des prix des habitations, le foncier constructible vaut désormais de l’or.
Lors du Conseil national de la refondation (CNR) dédié au logement, un consensus s’est dégagé parmi les participants, une première, pour demander un encadrement du foncier sur le modèle de l’encadrement des loyers. « C’était quelque chose de complètement inimaginable il y a encore cinq ans », assure Catherine Sabbah, déléguée générale de l’l’institut des hautes études pour l’action dans le logement. Mais aujourd’hui, même les gros promoteurs immobiliers, qui se sont livrés à une course aux terrains sans merci ces dernières années, contribuant à faire monter les enchères, assurent qu’ils ne peuvent plus suivre.
Selon l’Observatoire du foncier d’Île-de-France, les dernières années battent record sur record. Dans le Val-de-Marne, le prix de vente médian du foncier a pris + 46 % par rapport à l’année précédente, qui était déjà un niveau historique. Au-delà de la région parisienne, et des grandes métropoles, où la spéculation foncière a atteint des sommets, c’est désormais tout le territoire qui est gagné par la course au foncier.
La perspective du zéro artificialisation nette (ZAN) introduit dans la loi Climat et résilience en 2021, qui fixe l’objectif de réduire de moitié d’ici à 2030 l’artificialisation des terres et d’arriver à zéro en 2050, a déjà commencé à aiguiser les appétits sur les terrains. Le foncier constructible étant amené à devenir une denrée de plus en plus rare, sa valeur ne va faire que monter. Si sa nécessité d’un point de vue écologique n’est en rien contestable, l’absence de mesure pour contrer la spéculation qu’il engendre ne peut qu’interroger.
Les sols, un produit très rentable
Les sols, un produit financier comme un autre ? Au-delà de la question politique de fond, l’urgence pour les pouvoirs publics face à la crise majeure du logement qui se prépare est que l’investissement dans le foncier est même devenu un des placements les plus rentables.
L’Institut de l’épargne foncière et immobilière (IEIF), rappelle Édouard Dequeker , a ainsi établi qu’un placement financier sur cinq ans dans des foncières a un taux de rentabilité de 11,4 % bien supérieur à d’autres produits comme les actions (8,6 %), les bureaux en France (5,6 %), les SCPI (5,3 %), les obligations (4,4 %), les logements à Lyon (4,2 %) ou les logements à Paris (3,6 %).
Face à ce phénomène, les collectivités locales semblent parfois bien démunies. « Ce sujet est trop souvent réduit à des approches purement techniques, si bien que l’on en oublie l’aspect éminemment politique, avance Édouard Dequeker. Le foncier est un enjeu trop souvent traité en silo au sein des collectivités territoriales, alors que c’est la ressource première de l’aménagement et qu’elle mériterait de ce fait un traitement transversal aux autres politiques publiques. »
En annonçant des investissements à venir : une nouvelle ligne de transport, un collège, les collectivités lancent un compte à rebours sur l’acquisition de terrains qui peuvent prendre dix fois leur valeur. Le propriétaire d’une friche en bordure d’une future ligne de tramway n’a qu’à attendre que le prix de son bien monte, année après année, sans rien faire. Il est sûr de le revendre au prix fort, parfois à la ville qui cherche à construire des logements à proximité de la nouvelle zone d’activité qu’elle a elle-même développée. « On se retrouve dans cette situation absurde où la puissance publique paie au final deux fois ce terrain », souligne l’ancien député Daniel Goldberg, auteur d’un rapport en 2016 sur la « mobilisation du foncier privé en faveur du logement ».
Le manque de données disponibles sur le foncier n’aide pas les collectivités à adopter des stratégies de long terme, relève aussi Édouard Dequeker. « Pour produire de véritables outils d’aide à la décision publique, il serait nécessaire en la matière de mieux connaître les propriétaires des terrains et de comprendre leurs stratégies, de mesurer précisément la vacance de différentes zones, leur mutabilité, voire leur potentiel de renaturation. » Pour lui, cette forme d’opacité sur le sujet « participe largement au retard et à l’impuissance des acteurs publics en matière d’intervention et de régulation ».
Des conséquences délétères sur le logement
Le rapport du député Jean-Luc Lagleize de 2019 sur la maîtrise du coût du foncier dans les opérations de construction pointait aussi l’ambiguïté de la puissance publique qui « alimente elle-même cette machine à inflation foncière en recourant systématiquement au mécanisme d’enchères publiques sur leurs biens fonciers et immobiliers afin de les attribuer au plus offrant ».
Les conséquences d’un foncier hors de prix sont délétères sur le logement.
Pour rentabiliser l’achat d’un foncier cher, les promoteurs - quand ils ne produisent pas des bureaux – construisent du logement très dense ou très cher, souvent en total décalage avec les besoins locaux.
Première victime : le logement social. « La situation est évidemment beaucoup plus grave pour les bailleurs sociaux qui ont du mal à sortir des opérations », témoigne l’ancienne ministre du logement Marie-Noëlle Lienemann, aujourd’hui présidente de la Fédération nationale des sociétés coopératives d’HLM. « Et c’est parfois la qualité de ce qui est produit qui en pâtit. »
Un des outils antispéculatifs mis en avant lors des débats du CNR logement est de dissocier le bâti et le foncier sur certains terrains en développant les baux réels et solidaires (BRS). Le mécanisme est simple : un organisme sans but lucratif et agréé par l’État achète des terrains et fait construire des logements. Seul le bâti est vendu – ce qui fait baisser de 30 % en moyenne le prix de vente. Les propriétaires, choisis sous condition de ressource, doivent en faire leur résidence principale et savent qu’à la revente leur plus-value sera limitée.
Créés par la loi Alur de 2016, les BRS rencontrent un certain succès mais sont encore très peu nombreux. Moins de mille ont déjà été commercialisés et un peu plus de dix mille sont aujourd’hui en construction.
Une proposition du CNR logement, et que Matignon devrait soutenir, est le rachat d’opérations immobilières bloquées pour les transformer en baux réels et solidaires. Le groupe de travail qui a planché sur « le pouvoir d’habiter » propose aussi un plan de rachat des passoires thermiques remises sur le marché, pour les rénover et les revendre en BRS .
Malgré le succès grandissant de cette formule, elle ne pourra pas, à elle seule, briser la bulle spéculative autour du foncier.
C’est pourquoi la question – longtemps taboue – d’un encadrement des prix du foncier fait aujourd’hui un quasi-consensus chez les acteurs du logement.
Dans un pays qui a sacralisé la propriété foncière depuis la Révolution française, envisager la moindre limitation du droit de propriété tient encore, pour beaucoup, de l’hérésie.
L’urgence sociale, écologique, implique pourtant plus que jamais de s’interroger sur le statut des sols qui ne peuvent être réduits à un bien comme un autre. Et encore moins comme un simple bien spéculatif.
Le gouvernement qui devait faire des annonces sur le logement ce mardi 9 mai, annonces une nouvelle fois reportées, ne pourra pas faire l’impasse sur ce sujet majeur.
Lucie Delaporte