Ce texte s’attache à un point majeur du débat sur la guerre d’Ukraine [1]. Il est apparu clairement que l’opinion qui réduit l’agression russe à une « guerre de l’Otan » est inconsistante. Non seulement cette position s’intéresse peu au processus historique depuis la fin de l’Union soviétique, mais elle ne tient pas compte de la dynamique impériale propre de la Russie que Vladimir Poutine a endossée à sa manière [2]. Un autre point aveugle d’une telle posture est l’absence du principal intéressé parmi les acteurs placés sur la scène : l’Ukraine. La guerre ne serait intelligible que comme la volonté d’un unique impérialisme, l’américain, assisté par l’Otan, ou seulement comme un affrontement de grandes puissances qui ne souffrent pas de perdre leurs vassaux voisins immédiats. Les petits pays seraient alors des pions dont la politique n’a aucune signification et les peuples des acteurs encore moins intéressants. Ils ne sont pas pris en considération car ils seraient des « faibles » face à des « forts » et leur histoire propre ne jouerait aucun rôle [3]. Cette vision est répandue dans des fractions significatives de l’opinion publique de gauche dans le monde et parmi un certain nombre de groupes et d’auteurs.
Illustration : Wikimedia Commons.
Je ne reprendrai pas ici l’histoire du gouvernement poutinien qui s’est signalé par ses guerres menées invariablement contre les populations civiles, depuis celle de Tchétchénie à partir de 2000 jusqu’à celles d’Afrique aujourd’hui par le truchement des assassins dits mercenaires Wagner, en passant par la Géorgie et la Syrie. Je m’intéresserai à l’histoire du soulèvement d’Euromaïdan (nom donné par les Ukrainiens au soulèvement de la place Maïdan entre novembre 2013 et février 2014) et de ses suites jusqu’à la présente guerre. Marquée par l’initiative populaire et l’auto-organisation, elle est fondamentale dans la résistance de la population ukrainienne qui a fait obstacle aux plans de Poutine de façon décisive depuis cinq mois.
Ni l’Ukraine ni Maïdan ne sont le diable nazi. Il y avait certes des fascistes organisés sur la place Maïdan, et j’y reviendrai. Contrairement au discours poutinien sur Maïdan fasciste et Ukraine nazie, non seulement ils étaient très minoritaires, mais ils n’ont eu aucune influence sur la manière dont la place a conduit sa politique. La place était une protestation citoyenne très mûre contre la politique menée par un gouvernement pro-russe et elle portait une volonté d’orientation du pays vers l’Europe. Elle était à la fois anticolonialiste, patriotique et démocratique. Ces composantes n’ont cessé de se développer à travers l’histoire des huit années qui séparent la « Révolution de la dignité », autre nom d’Euromaïdan, de la guerre de Poutine. Après 2014 et jusqu’à la guerre comprise, il y a dans la conjugaison de l’action de l’Etat avec l’initiative populaire, un phénomène très original qui appelle l’attention sur la portée de l’expérimentation démocratique en jeu au-delà de l’Ukraine. Ces aspects organisent le texte qui suit.
Maïdan = la place de l’Indépendance
L’expérience collective de Maïdan est particulièrement démonstrative. Une chose m’avait frappé et m’avait porté à aller enquêter sur place à Kyiv en avril 2015 : face aux tirs des snipers le 20 février 2014, qui ont tué plusieurs dizaines de personnes ce jour-là, les manifestants non armés, protégés seulement de boucliers métalliques plus ou moins improvisés, ne fuyaient pas [4]. Images très éloignées de celles de la fusillade du 4 juillet 1917 sur la perspective Nevski à Saint-Pétersbourg. D’où pouvaient venir une telle résolution, une telle force collective ?
Il m’a semblé qu’il fallait chercher ce secret de Maïdan sur la place même, bien plus que dans un supposé nationalisme exalté, dans une organisation de phalanges militarisées ou dans une contrainte quelconque. Il était dans sa fréquentation par des personnes très diverses et dans l’ensemble des activités dont elle était le siège : alimentation de tous, santé, délibération, autodéfense, culture, religion, lecture, courrier, art, musique… L’utopie était sur la place alors qu’elle n’avait même pas été convoquée. De tels faits invitaient à une posture de l’enquête qu’on peut désigner après coup comme pragmatiste, au sens où le phénomène ne semble pouvoir se penser et, peut-être, s’expliquer qu’en fonction de sa propre dynamique, du processus aléatoire de son déroulement sur la place [5].
Euromaïdan a commencé le 21 novembre 2013. À partir de la première répression violente de la fin novembre, elle est devenue le lieu fertile du croisement d’une multitude des pratiques par lesquelles elle s’est formée comme place, espace public, agora, lieu politique, et a produit une opinion commune indéfectible dans la durée somme toute brève de trois mois [6]. Maidan Nezalezhnosti est le nom de la place en ukrainien : place de l’Indépendance. Tout un programme. D’autant plus que le mot même de « maïdan » ne signifie rien d’autre en persan et en arabe que « place publique » [7] ! Sur place, donc, il s’est développé toute une série de pratiques du quotidien : nourrir les présents par des cuisines improvisées, alimentées par les occupants ou les Kiéviens qui apportaient d’énormes quantités de vivres ; prendre soin d’eux médicalement à la fois du fait de l’hiver et du fait des blessures provoquées par les attaques policières (s’en occuper sur place et dans les hôpitaux, aider à organiser des urgences dans le monastère le plus proche…) ; conduire en commun l’examen des questions du jour ; accueillir les gens de toutes les grandes villes et régions du pays qui avaient chacune leur tente sur la place ; organiser la poste (papier), son information ou un service juridique à la disposition de tous ; installer des pianos disponibles en permanence, une bibliothèque publique, etc. [8] Groupes et associations ont proliféré, comme le célèbre AutoMaïdan regroupant les propriétaires de voitures. Ceux-ci quadrillaient la ville tout autant pour des actions de communication, de transport, de vigilance que d’assistance. Autre groupement, SOS Euromaïdan s’est chargé spécifiquement de repérer et de suivre les disparitions de personnes à la suite des épisodes de violence policière [9]. Des pratiques ont été aussi inventées dans le faire même, comme celle de « bénévole hospitalière », expression qui désigne la volontaire qui suit les blessés dans les hôpitaux pour s’occuper de leurs besoins et les protéger de l’enlèvement par la police [10].
Il convient de noter que si le nom de Maïdan résume les trois mois qui ont conduit à la fuite du président Ianoukovitch, de nombreux Maïdan se sont formés sur les places de villes d’Ukraine, de l’ouest à l’est, c’est-à-dire aussi dans les régions plus russophones qui allaient bientôt être le siège d’un tout autre bouleversement. Dès lors, le nom de Maïdan ne saurait occulter le fait que celle de Kyiv n’était pas seule, mais un élément central sans aucun doute d’une grappe beaucoup plus vaste, riche de sens, de circulations, d’échanges et de tensions . [11]
Dans cette configuration, l’organisation de l’autodéfense était un phénomène majeur. Elle a commencé à se mettre en place après l’attaque policière du 30 novembre 2013. Il s’est alors formé spontanément des « centuries » (nom emprunté aux unités cosaques) animées par les personnes les plus diverses, comme des travailleurs sociaux, des enseignants ou des cadres d’entreprise. La panoplie des centuries ne manquait elle-même pas de bigarrure : parmi la grande trentaine qu’elles étaient, de taille très variée malgré leur nom, il y en avait une de femmes, une de Juifs, une non violente (qui n’en est pas moins intervenue dans les opérations les plus délicates et risquées) et celle du Secteur civique (une organisation ad hoc de la place qui s’était donné pour tâche de former un appui pour les problèmes logistiques du quotidien [12]. Les sotni (« centuries ») avaient, elles aussi, leurs tentes. Elles animaient les activités de défense, comme celle de fabriquer des cocktails molotov (dont la recette et le mode d’emploi étaient par ailleurs donnés sur les réseaux sociaux) et des barricades.
L’assemblée des étudiants qui s’est installée à la Maison d’Ukraine, en bordure de la place Maïdan, retient aussi l’attention. Il s’agissait d’une réunion quotidienne qui fonctionnait selon les critères définis dans les assemblées du mouvement altermondialiste depuis le Forum social mondial de Porto Alegre en 2001. Ces critères – une gestuelle qui règle l’expression des participants, des formules de modération avec des rôles précis pour que la parole de chacun soit respectée de façon égalitaire, des retours ad libitum sur les procédures pour assurer une démocratie rigoureuse – ont été introduits grâce à des circulations internationales d’étudiants et d’artistes ukrainiens et étrangers. Ils sont reformulés sur Maïdan comme ils le sont ailleurs en fonction des circonstances et des lieux [13]. Cette assemblée, où se travaillent les règles d’un accord non imposé et délibératif, anime sa propre bibliothèque, des cours universitaires donnés sur la place, des projections de film suivies de débats, entre autres activités.
Maïdan dans un paysage global
S’il fallait une preuve du caractère démocratique d’Euromaidan, elle serait dans le nombre élevé de traits qui l’insèrent dans la série des « mouvements de la place publique » des années 2010 [14]. La « place publique » s’est en effet invitée sur les places réelles dans nombre de pays, pour ne penser qu’à la place Tahrir au Caire, à la place de la Kasbah à Tunis, à la place Taksim à Istanbul ou à celle de Maïdan à Kyiv. C’est bien aussi ce que les Gilets jaunes ont fait des ronds-points en les inventant contre toute attente comme lieu démocratique, ou encore les protestataires biélorusses des cours d’immeubles en 2020 [15]. Si ces mouvements ont chacun une forte singularité, y compris ceux du « printemps arabe » qui éclate dans une série de pays à partir de 2010, ils n’en sont pas moins comparables au point qu’ils constituent un moment très particulier à une échelle globale : celui-ci ne paraît rien d’autre que le début de l’expérimentation d’une nouvelle légitimité démocratique sans parti ni leader, s’inspirant certes de l’histoire mais non sans trancher aussi avec elle.
Le plus souvent, ces mouvements se sont découverts sans leader et sans parti sans l’avoir recherché. C’est le cas tout aussi bien de la Tunisie en décembre 2010, de Tahrir qui l’a suivie de peu, de la place Taksim à Istanbul en 2013 que de Maïdan. Dans cette dernière ville, la place a rejeté les leaders auto-proclamés qui s’offraient (tous hommes), issus de plusieurs partis d’opposition dont Svoboda qui est clairement d’extrême droite. Trois de ces leaders (Vitali Klitschko, Arseni Iatseniouk et Oleg Tiagnibok) n’en ont pas moins occupé une grande scène installée presque depuis le début en son centre, et tenté de de saturer constamment l’espace sonore par de la musique lancée au plus fort et jusqu’à très tard dans la nuit. Le 19 janvier 2014, après de violentes attaques de la police qui ont causé les premiers morts, l’une des « soirées » (vetche) hebdomadaires de la place, inspirées des assemblées villageoises traditionnelles, s’est tenue, où tous les présents pouvaient discuter publiquement et intervenir. La place a crié : « Des leaders ! des leaders ! » (« Liderá ! Liderá ! »). La réponse est venue de la scène de l’opposition officielle et l’un des trois leaders autoproclamés mais non reconnus par Maïdan a admis que, de leader, la place n’avait pas [16].
La place s’est donc formée comme telle et a produit une opinion forte par la combinaison spontanée de toute la série de pratiques du quotidien déjà évoquée, circulant d’un espace localisé à l’autre, d’une tente à l’autre, d’une barricade à l’autre. Toutes ces pratiques entrelacées ont constitué un immense tissu d’attentions réciproques, de sollicitude, d’assistance directe, de débats et de palabres orientés sur le faire, formant une riche convivialité porteuse de relations sociales inédites [17]. Il s’est instauré sur les lieux une légitimité qui s’est autorisée de et s’est construite dans une coprésence durable. Se reconnaissant sans leader, la place ne s’est pas dispersée pour autant, bien au contraire. Il s’est créé une opinion propre suffisamment forte pour ne pas se disperser sous le feu des snipers, et vaincre. Rien de plus démocratique que cette victoire que les anti-Maïdan ont immédiatement nommée un coup d’Etat, comme le fait Poutine encore aujourd’hui. La veille de la fuite de Ianoukovitch le 22 février, un accord avait en effet signé entre les leaders autoproclamés de la place et le gouvernement de Ianoukovitch. La fuite de ce dernier, après qu’il a eu tenté de vaincre la place par le feu, a évidemment rendu l’accord caduc.
A la suite de cet épisode inouï, les opposants, passés au pouvoir, et parmi eux les mêmes leaders auto-proclamés, sont venus soumettre un à un à la place pour approbation ou rejet les ministres du gouvernement provisoire en formation. Sur un autre plan, il convient de noter que l’acte était performatif et constituait la place en sujet politique doté d’une légitimité, tout aussi réel, agissant que fugace. La place s’est en effet physiquement dispersée progressivement au cours du mois suivant, non sans que quelques ministères, comme ceux de l’Education et de la Culture, connaissent une occupation (pacifique) par des élèves, des étudiants et des professionnels.
Extrême droite
J’ai entendu dans plusieurs pays, en Amérique latine et en France, exprimer la certitude que Maïdan était un mouvement fasciste [18]. Cette idée est portée par des personnes proches de l’extrême gauche. Or elle est aussi celle que défend et propage le gouvernement de Poutine. Il serait intéressant de s’attarder sur ce qui, dans une certaine pensée de gauche, permet de rejoindre ainsi une pensée impérialiste et raciste – puisque le projet poutinien consiste à annihiler ce qui est ukrainien, en particulier un « nazisme » qui s’imprime en tout un chacun dans la mesure où même le citoyen ukrainien ordinaire est un « nazi passif » [19]. La réduction de l’impérialisme au seul impérialisme américain, l’inébranlable vision positive des politiques russes, la dévalorisation de mouvements qui ne soient pas dirigés par les bons partis, le soupçon répété d’une manipulation par les services américains, l’héritage de la pensée communiste et de son inversion du langage (libération étant le nom de la nouvelle oppression, par exemple), toutes ces opérations intellectuelles devraient être étudiées pour comprendre ce phénomène paradoxal, sans négliger les actes pratiques d’influence et de pénétration des réseaux par la puissance russe.
Comme dans plusieurs mouvements de cette période, des fascistes étaient présents sur Maïdan, comme ceux du Secteur droit (Pravyï Sektor) et de la formation politique Svoboda. La place aurait-elle été de gauche (ou même peut-être de droite), elle aurait chassé rapidement ces acteurs importuns (pour illustrer leur représentativité, ces groupes n’ont fait aux législatives qui ont suivi Maïdan que 2 % tous ensemble). Or Maïdan, comme les mouvements des places, n’était ni de droite ni de gauche. La place, pas plus que les ronds-points des Gilets jaunes, ne s’installait pas selon la répartition des bancs dans l’hémicycle de la démocratie représentative. Ni à São Paulo, ni à Istanbul, ni à Kyiv, ni en France, les mouvements n’ont pris sur eux de chasser l’extrême droite. En revanche, et c’est le plus notable, celle-ci a été contenue et maintenue à la marge, quand elle n’a pas été réduite à sortir du mouvement par elle-même. En Ukraine, du fait de la dynamique propre de la place, immiscible dans l’outrance raciste, l’action des groupes fascistes n’a pas été en mesure de conquérir quelque hégémonie que ce soit ni dans la vie quotidienne, ni dans l’expression politique construite par la place, ni même dans les épisodes violents. Les centuries formées par les groupes fascistes ont joué un rôle très limité dans la défense militaire de Maïdan. Sous toutes ses formes, l’extrême droite a été tenue en lisière. La place comme creuset d’échanges sociaux, culturels, religieux, politiques et aussi nationaux, créant une très haute interconnaissance dans la diversité, n’était pas soluble dans l’extrême droite, ni dans l’extrême gauche d’ailleurs (celle-ci se présente invariablement avec des programmes socio-politiques tout construits et cherche à les faire adopter par les places ou ronds-points sans s’intéresser à leurs demandes propres, comme cela a été le cas à Maïdan). En un épisode démonstratif, une centurie d’extrême droite s’est confrontée violemment avec une centurie de la place avant un moment très tendu. La première exigeait que la seconde la laisse passer et occuper un point, l’accusant d’être composée de « culs noirs », expression par laquelle les ex-Soviétiques racistes désignent les Caucasiens. Il a suffi que la seconde centurie lui rappelle que le premier mort de Maïdan était justement un Arménien, Serhiy Nigoyan (quand le deuxième, d’ailleurs, était un Biélorusse) pour marquer la défaite de la première centurie qui a dû quitter les lieux [20].
Le travail de la place
Ce dernier point indique un autre trait que Maïdan possède en commun avec d’autres mouvements des places et ronds-points. Elle est le siège d’une action en personne et en présence, et cette présence a le caractère d’être obstinée, et de l’être plus d’une fois au risque de la vie. Elle ne fait que se renforcer face aux mesures répressives qu’elle affronte, comme c’est aussi bien le cas sur la place Tahrir que sur Maïdan. Ainsi, en Ukraine, après le passage des lois du 16 janvier 2014 qui criminalisaient les comportements des manifestants, les cortèges se sont orientés vers le Parlement dans l’acceptation délibérée d’une violence qui n’a pas manqué d’éclater fortement, entraînant les premiers morts [21]. Dans une même obstination, le risque de mourir est ouvertement assumé par de nombreux manifestants du mouvement tunisien de décembre 2010 et janvier 2011 [22], et celui de recevoir une balle de LBD (Lanceur de balles de défense) par les Gilets jaunes.
Maïdan a aussi en partage avec d’autres mouvements le trait de présenter une réclamation circonscrite et délimitée. De telles demandes de ces mouvements sans leader peuvent apparaître mineures comme la préservation du parc Gezi à Istanbul ou l’abandon des 20 centavos d’augmentation du prix des transports à São Paulo, ou nettement plus fortes et presque inimaginables comme le « Dégage Ben Ali ! », le « Dégage Moubarak ! » ou le « Dehors, la bande ! » de la place Maïdan. C’est leur précision et leur circonscription mêmes, resserrées sur la justice et la justesse, qui rassemblent des nombres surprenants et inédits de manifestants des rues et d’occupants des places, outrepassant les catégories sociales, de genre, de religion, d’ethnie, d’âge, etc.
Maïdan s’était ainsi constituée en site de l’invention démocratique et ceci manifestait combien le centre de la démocratie s’est déplacé, quittant les vieux pays des premières démocraties représentatives, et rejoignant le maïdan. Cette démocratie sans représentant est à la fois réelle et nouvelle. Elle ulcère les pouvoirs politiques et policiers et déroute la presse et autres observateurs jusqu’à de nombreux chercheurs en sciences sociales.
Toutes ces pratiques entrelacées et la grande interconnaissance pragmatique qu’elles créaient sur les lieux mêmes, entre les personnes présentes en tant que personnes, ont eu un très large effet. On peut avancer que ces millions d’interactions et liens actifs ont contribué à la capacité d’affronter la pire violence et en fin de compte de décider de la victoire [23]. Pour le militant anarchiste de Kyiv Taras Kobzar, « avec le temps, ce soulèvement est clairement apparu comme une authentique révolution nationale, comme une profonde refondation de la communauté politique et sociale ukrainienne à partir d’une réelle auto-organisation de la société civile » [24].
La place était le lieu de la délibération. Les tentes abritaient des discussions sans fin, des sites comme la mairie de Kyiv, la maison des Syndicats et la Maison d’Ukraine en étaient le siège aussi, sans mentionner toutes les activités d’alimentation, de soins, d’épisodes violents, d’attente. Jamais un objectif de la place n’a été formulé de façon formelle et stricte, mais un accord tacite dépassait toute formulation. « Dehors, la bande ! » le résume bien et rassemble « Virer Ianoukovitch ! », « On n’en peut plus ! », et autres… « La place Maïdan n’est que la face visible d’une véritable « routine révolutionnaire », tenue par des habitants de Kiev et des Ukrainiens d’autres régions, fondée sur le bénévolat, l’auto-organisation et la coordination horizontale », écrit la sociologue Anne Bory [25]. Par ces processus complexes marqués tout autant par la convivialité que par la violence, la place prenait en charge le destin du pays, grâce à une mobilisation populaire qui s’avérait irrépressible.
On ne saurait être plus loin d’un putsch. Et plus près d’une immense invention populaire indéfectiblement égalitaire et démocratique. Adopter la version poutinienne d’une place fasciste et putschiste signale l’extraordinaire éloignement de ses tenants du terrain de l’activité protestataire et de tout ce qu’elle recèle comme inventions, surprises, émotions et, pour résumer, pratiques collectives qui sont au plus loin, certes, d’une activité partisane. Dans les rencontres de tous ordres mijotait et s’actualisait, dans la coprésence active même, une démocratie en acte.
Il est de coutume de dire que le Printemps arabe et le mouvement des places n’ont entraîné pour les peuples concernés que des catastrophes. Et il est vrai que le bilan est terrible, même si, sur le moment, Ben Ali, Moubarak et Ianoukovitch ont dégagé, si le parc Gezi a été préservé et le prix des transports bloqué au Brésil, et même si les Gilets jaunes ont obtenu en un mois plus que leurs premières revendications. Revenus par millions pour chasser les Frères musulmans qui avaient gagné les élections en Égypte, les révolutionnaires ont été victimes de leur propre victoire quand le général Sissi les a pris pour cible tout autant que les Frères. Le processus qui a conduit la Turquie à une dictature même pas masquée vient en grande partie de l’horreur de l’autonomie populaire provoquée chez Erdoğan et les siens par la place Taksim. Poutine, qui a soutenu les manifestations anti-Maïdan faites sous le signe de la main tendue en un salut fasciste, ne craint rien tant que de telles places dans sa sainte Russie. Pour cela, tout autant que pour avoir contraint à la fuite le président pro-russe, il a puni l’Ukraine d’abord par la prise de la Crimée dès le lendemain de la fuite de Ianoukovitch, puis par le déclenchement d’une guerre endémique à l’est du pays dès février 2014. Les puissants du Brésil, noyés dans d’inimaginables schémas de corruption, ont adopté en 2018 comme président un pervers psychopathe et fasciste pour échapper à des Journées de juin au centuple. À la fin de 2016, Assad, Poutine, Erdoğan et Rohani (qui sait aussi ce qu’est avoir la rue face à lui) ont conclu, pour la peine du monde et des peuples, une alliance des ulcérés : leur cauchemar partagé des peuples qui se soulèvent les tient ensemble. Plus récemment, les Gilets jaunes ont payé leur inventivité démocratique insupportable au pouvoir par une répression plus sévère que celle de Mai-Juin 68 et par une trentaine d’yeux crevés.
Et il est vrai qu’à la suite de la victoire acquise dans un premier temps, vient celui d’une répression sauvage de la part des pouvoirs, si elle n’avait pas été enclenchée auparavant. Mais, dans la phase qui succède à ce premier moment unique et victorieux, l’œuvre de liberté, d’égalité, d’adelphité (qui joint sororité et fraternité) et de solidarité se poursuit également par de nombreuses activités plus discrètes, sinon tout à fait silencieuses, par lesquelles les citoyennes et citoyens ordinaires s’insèrent collectivement dans la vie sociale et politique. C’est ce qui nous occupera désormais, à partir de la dissolution de Maïdan et jusqu’à la guerre d’Ukraine comprise.
Les suites de la place avant la guerre d’Ukraine
Le mouvement des places n’est pas un fusil à un coup. Il se prolonge sous d’autres formes au-delà de la victoire. La conscience civique historique des Ukrainiens, multiséculaire, déployée au cours de la Guerre civile d’après 1917 en particulier autour de l’armée de Makhno, relancée par la fin de l’Union soviétique, démultipliée par les perspectives ouvertes par Euromaïdan, anime des collectifs variés dans de nombreuses localités. Il peut s’agir de lancer des réformes partant du bas et du local comme, par exemple, des initiatives de quartiers pour monter un théâtre ou un parc pour les enfants. A plus large échelle, on peut noter la commission mixte qui s’est formée, joignant parlementaires et activistes de Maïdan des professions les plus variées pour convertir les délibérations de la place en lois, avec un taux non négligeable de réussite de ce transfert direct de la protestation à la législation.
La partie la plus visible, et aussi la plus étudiée par les sociologues qui se sont intéressés à la place et à ses suites, est sans conteste la militaire, avec tout ce qui entoure cette activité. Si la prise de la Crimée par la Russie n’a pas déclenché de guerre, la volonté de Poutine de punir l’Ukraine de son désir de liberté l’a fait engager une confrontation de caractère nationaliste à l’est du pays. Celle-ci a pris dès le printemps 2014 une nature militaire et a été installée délibérément comme le foyer purulent d’une guerre endémique [26].
L’ouverture de ce front y a conduit des milliers d’occupants de Maïdan comme des places d’autres villes d’Ukraine. Les uns ont pris les armes, en formant des bataillons de volontaires, en y comprenant même un d’anarchistes. Les autres se sont faits bénévoles pour des tâches médicales et para-médicales, d’autres encore se sont déplacés pour reconstruire des écoles dans les villages des zones de combat et aider les populations des deux bords à continuer à se parler, comme celles et ceux qui se regroupent dans l’ONG toujours active Noviï Donbas [27]. Cette dernière illustre la continuité entre Maïdan et la guerre actuelle, comme c’est le cas de bien d’autres d’organisations plus ou moins formalisées. Perrine Poupin a interviewé une psychologue, Hanna Mokrousova, qui a créé durant Maïdan un « Service psychologique de crise » pour assister les victimes des violences. Celui-ci a poursuivi ses activités depuis 2014 durant la guerre du Donbass et les a redéployées depuis le 24 février 2022 [28].
Il est difficile de sous-estimer la portée de ces activités du cours de ces huit années. Ce n’est pas seulement le nombre des combattants volontaires qui ont aidé la faible armée ukrainienne à se renforcer à partir de 2014 (sans parler de l’assistance américaine sur ce plan) [29]. C’est bien l’expérience de l’initiative citoyenne et de l’organisation horizontale qui a fait merveille et dont l’armée a fait son profit : « Afin d’asseoir sa légitimité et d’assurer une plus grande efficacité, le gouvernement temporaire laisse la société civile – entendue ici comme des groupes auto-organisés de citoyens formés à l’hiver 2013-2014 et qui sont restés actifs après la fuite de Ianoukovitch – s’emparer de compétences qui lui étaient jusqu’à présent réservées » [30]. Et donc, « les micro-initiatives des volontaires demeurent (…) essentielles pour permettre le maintien des unités militaires sur le front, pour l’approvisionnement en essence des véhicules légers, l’approvisionnement en médicaments et consommables des unités médicales, l’équipement technique, mais également pour le renouvellement des équipements de base tels que les uniformes et les gilets pare-balles » [31].
Anastasia Fomitchova analyse finement les rapports des initiatives spontanées des citoyens avec la politique des différentes composantes de l’armée. Il s’agit bien d’articulation :
« Dans la première phase de la guerre (printemps 2014-février 2015), le front s’organise grâce à ces groupes de bénévoles qui font des allers et retours dans la zone de combat pour fournir les unités mobilisées en vivres et en équipement de base (vêtements, casques, gilets pare-balles, sacs de couchage…). Ces réseaux d’appui viennent indépendamment s’articuler aux forces armées régulières et aux bataillons de combattants volontaires en contournant l’administration militaire ».
Dans la variété des acteurs collectifs qui s’engagent dans la participation à la guerre, la politiste identifie, outre l’initiative informelle, « trois types de structures s’articulant aux unités combattantes : les collectifs, faiblement institutionnalisés, reposant sur la mise en commun de ressources individuelles, les associations, désignant des collectifs ayant structuré leur action mais étant peu ou pas bureaucratisés, et enfin les fondations, qui désignent les organisations institutionnalisées et bureaucratisées, fonctionnant à partir d’une logique lucrative ». La consolidation de l’armée passe par là et atteint un niveau significatif, sans qu’elle cherche à saisir toutes les initiatives dans sa propre organisation générale [32].
Il est intéressant de noter qu’un organe étatique aussi décisif que l’armée accepte d’entrer dans des relations plus aléatoires avec une diversité d’organes externes qui ne soient pas des entreprises privées, mais des groupements se voulant autonomes [33]. Ceux-ci gèrent, chacun à leur manière, le degré d’institutionnalisation qu’ils se permettent. Si l’armée cherche à intégrer les volontaires pour rehausser sa légitimité, elle tolère, du moins dans les premières années de l’après-2014, le refus de certains de s’y intégrer, comme celui des combattants tchétchènes (hostiles, bien entendu, au président Kadyrov pro-Poutine). Quant au bataillon Azov, il est au contraire absorbé au sein de l’armée et finit progressivement par perdre son affichage néo-nazi pour une posture qui reste toutefois démonstrativement ultranationaliste [34].
Dans ce frottement organisé entre l’intérieur et l’extérieur, il peut même se produire une contamination de l’armée par l’horizontalité héritée de Maïdan et la hiérarchie en vient à connaître des accommodements. A. Fomitchova signale un intéressant phénomène : « Les problèmes matériels rencontrés par les militaires et l’absence de hiérarchie claire au sein des unités renforcent l’existence d’une hiérarchie intrinsèque au groupe, fondée sur le rôle plutôt que le rang, l’accès aux ressources des associations et des réseaux d’entraide s’appuyant sur des réseaux constitués au début du conflit ». Avec l’existence de cette « hiérarchie informelle au sein des unités » tolérée, sinon encouragée, on n’a pas un phénomène qui soit unique. L’Ukraine dans son histoire mais encore d’autres nations de l’ex-Union soviétique ont connu des processus comparables. Ceux-ci, pour A. Fomitchova, évoquent une « décharge » que les armées opèrent sur le civil [35]. Les jeux de hiérarchie rappellent encore la « déhiérarchisation » qu’avait notée Emmanuel Saint-Fuscien dans la seconde partie de la guerre de 1914-1918, issue de la proximité croissante des soldats avec leurs chefs due à la logique et à la durée des combats [36]. Cette déhiérarchisation se joindrait alors à celle qui se manifeste dans nombre d’activités sociales civiles. C’est entre autres à travers elle que l’armée se renforce à un point que l’armée russe apprécie à ses dépens depuis le 24 février 2022.
L’irruption de la guerre d’agression
Qu’y change l’irruption de la guerre dans toute sa sauvagerie ? Lorsque l’extraordinaire résistance de la population ukrainienne à l’agression russe est célébrée, elle apparaît comme l’élargissement de ces pratiques déjà expérimentées depuis huit ans. Maïdan et les années postérieures ont contribué à créer un capital unique de relations entre l’Etat et un peuple qui se mobilise dès le premier jour dans une initiative spontanée et démultipliée : la défense de l’Ukraine est son affaire, plus encore que jamais. Certes, le temps n’est plus celui d’un gouvernement pro-russe mais l’Etat a, après Maïdan, fourni peu de bonnes raisons pour que la méfiance à son égard disparaisse. L’attaque russe et la guerre de destruction qui en procède réunissent l’ensemble de la population. La mobilisation des adultes masculins a été décrétée, mais le nombre de femmes qui s’engagent dans la défense territoriale (DT), civile par définition, est considérable.
Les pratiques d’auto-organisation se poursuivent sous une impulsion plus forte et à des échelles plus étendues. « L’expérience de l’attaque menée sur Kyiv montre que, comme en 2014, les réseaux bénévoles de l’arrière ont été un paramètre essentiel pour appuyer la résistance armée face à l’agression russe. Ces réseaux, qui viennent en appui aux militaires et aux populations civiles, ne remettent ainsi pas en cause l’autorité de l’État, mais viennent donc compléter, sous la forme de mobilisations spontanées, l’action de celui-ci », note A. Fomitchova. Pour elle, le local et le central ne s’en articulent que mieux : « (Les) réseaux paraétatiques ont permis une redistribution plus rapide de l’aide, ceux-ci pouvant cibler précisément les besoins de chaque unité militaire (pour les équipements légers de type casques, gilets pare-balles, trousses de premiers secours) sans venir concurrencer le rôle de l’État ou remettre en cause la chaîne de commandement » [37].
Ce sont des tâches très pratiques qui sont effectuées, celles qu’imposent une guerre de conquête. Une observatrice de terrain note que « les gens essaient de se porter volontaires et d’organiser un certain soutien aux civils. Il y a beaucoup d’auto-organisation souterraine pour soutenir l’évacuation des personnes, pour les aider à atteindre un endroit sûr, mais aussi pour soutenir celles qui restent dans les villes, qui ne peuvent pas ou ne veulent pas partir, mais qui manquent de médicaments ou de nourriture. Certaines initiatives de base se préparent également à la guérilla de manière organisée, mais aussi de manière non organisée » [38].
La défense territoriale, investie par des milliers d’acteurs, est le siège de multiples activités auxiliaires de défense civile. Voici ce qu’a écrit dès le 2 mars Larysa Artiugina sur sa page facebook. Larysa, qui vit à Kyiv, est une activiste de la première heure de Maïdan et l’une des créatrices de l’ONG Novyï Donbas :
« Aujourd’hui, je suis allée dans différents endroits près de Kyiv avec différents défenseurs. Les Ukrainiens se battent sur chaque centimètre de leur territoire et sont férocement guérilleros. Des combattants colorés locaux, des points de contrôle dans chaque village, les noms de village supprimés, des hérissons antichars, un soutien national aux forces armées, une auto-organisation instantanée des citoyens – thé, déjeuners, chauffage au bois –, l’Ukraine est devenue un grand Maïdan. Ensemble nous sommes nombreux, nous ne serons pas vaincus ! Nous piétinerons les chars russes de nos propres pieds » [39].
« L’Ukraine est devenue un grand Maïdan » : en d’autres termes, la défense de l’Ukraine, une tâche patriotique, dépend de la mobilisation populaire (et non pas seulement de l’armée) et celle-ci s’inspire de Maïdan. Ce propos peut être en même temps considéré comme une réflexion sur la démocratie. Il suppose que, d’une certaine manière, la population s’impose à l’État non seulement pas son nombre et sa résolution, mais aussi par sa manière de faire : autonome, indéfectiblement, même en temps de guerre, sans toutefois qu’il s’agisse d’une position conflictuelle envers l’État et encore moins l’armée. Nul n’a besoin de dire à la population ce qu’elle doit faire – à la population ukrainienne moins qu’à toute autre.
Le temps est celui de la guerre, mais le rapport à l’État y reste gouverné par le rapport à l’initiative populaire. Certes, celle-ci ne saurait être absente de quelque guerre d’agression que ce soit – du côté de l’agressé du moins, car il en est autrement de celui de l’agresseur. Quant à celui de cette guerre, on constate la profonde crise de recrutement dans laquelle il se trouve, due au caractère injuste de son entreprise et au mensonge effronté qu’il impose à sa population. Dans le cas de l’Ukraine plus que dans d’autres, cette relation s’ancre dans une histoire vive, qui est en même temps de longue durée. En effet, l’essor du volontariat, de la participation volontaire à la guerre, n’a rien d’une participation citoyenne soumise, subordonnée : au contraire, elle s’origine à la fois dans l’histoire séculaire d’affirmation ukrainienne, dans celle des luttes nationales depuis le début du XXe siècle, en particulier celle de Makhno, et celle des « révolutions » dans l’âge post-soviétique, puis surtout celle de Maïdan – au cours de laquelle peuple s’est constitué autour de la volonté de rejoindre l’Europe plutôt que de conserver un partenariat privilégié avec la Russie. Par ailleurs, depuis 2014, de leur côté, l’Etat et l’armée n’ont cessé de se restructurer. La guerre leur a conféré une autorité nouvelle. « Le choc de l’agression russe du 24 février puis la dynamique positive de la perspective de l’adhésion de l’Ukraine à l’Union européenne (…) ont donné un nouvel élan aux militants de la démocratie » [40]. Les gens du front veulent des résultats et la société civile, par des individus ou des associations, intervient directement et efficacement. Au moment où j’écris, tout avance, comme c’est le cas de la lutte contre la corruption et des oligarques qui sont invités à moins se mêler de la politique.
De la place à la guerre
De nombreuses lectures certes sont possibles. Celle de Taras Kobzar est d’un remarquable réalisme. Il tire des leçons de la période et les oriente vers l’avenir :
« D’après moi, la vie publique en Ukraine depuis la révolution de Maïdan est traversée de toutes parts par des tendances que je considère comme plutôt libertaires. Les noms, les couleurs et les formes diffèrent de ceux des forces anarchistes traditionnelles, mais dans leur essence, ces dynamiques s’inscrivent dans les principes de l’anarchisme : électivité et alternance du pouvoir, démocratie directe, auto-organisation et développement de liens horizontaux, armement universel du peuple, spontanéité et sens de l’initiative, capacité des groupes civiques de base à contrôler le gouvernement, information libre et transparente au sein de la société civile et entre les citoyens et le gouvernement. Certes, beaucoup de choses existent à l’état embryonnaire et coexistent avec les institutions bourgeoises et la corruption, mais tout est en évolution et il est en notre pouvoir de poursuivre ce que nous avons commencé depuis Maïdan » [41].
Comme si le temps n’était plus aux révolutions mais à d’autres manières pour le peuple de s’imposer aux puissants de façon non destructrice et non moins impérative pour autant, et dans la prise en charge du destin des nations tel qu’il se présente à l’histoire qui advient.
Maïdan disait à quoi était prête une population qui payait de près de cent vingt morts son obstination à vouloir rejoindre l’Europe plutôt que rester dans l’orbite de la Russie. Cette guerre dit avec une force plus que décuplée que la plus grande brutalité et des milliers de morts ne sauraient pas plus la détourner. Or cette adresse à un président d’Ukraine en 2014, puis à un président de Russie spécialisé dans les sales guerres en 2022, donne lieu non pas à des actions conspiratrices, comme celles du parti bolchevique et à une révolution captée par ce parti, mais à une démocratie égalitaire et horizontale. Un autre siècle.
Au cours de la Résistance française contre l’Occupation allemande en France de 1940 à 1944, les communistes se sont alliés à leurs ennemis bourgeois et en particulier avec de Gaulle. La Libération venue, ils n’ont pas objecté une seconde à l’intégration complète des mouvements de résistance dans l’armée. Il y avait, sous-jacente, la perspective du pouvoir d’Etat. L’initiative populaire résistante, par ailleurs très hiérarchisée, devait rentrer dans le rang et se subordonner d’un côté à l’Etat français, de l’autre au projet stalinien. Le communisme n’est plus là. La possibilité est revenue d’une tension entretenue, productive, non conflictuelle, entre les logiques de l’Etat et de la démocratie représentative et celles des groupements horizontaux de tous types, dans une sorte de non-institutionnalisation plus ou moins étendue, calculée de part et d’autre. Sous réserve d’une enquête plus large, il n’est sans doute pas au monde un pays où tout s’accorde plus que l’Ukraine : l’histoire longue d’une volonté d’indépendance, portée par l’initiative populaire, l’histoire de moyenne durée de l’auto-organisation du temps post-soviétique et enfin le court terme de Maïdan et de la guerre où cette initiative joue un rôle majeur dans la protection du pays. Cette expérience insupportable à Poutine saura-t-elle garantir que l’invention démocratique alternative (une tension positive entre représentation, commandement et horizontalité) ne soit pas remise en cause une fois la paix revenue ?
Là pourrait se tenir la leçon démocratique de la dernière décennie ukrainienne et de la splendide résistance de la population de ce pays à la guerre d’écrasement de Poutine.
Yves Cohen