Une foule d’étudiants de l’université de Tsinghua, à Pékin, brandissant des feuilles de papier vierges et scandant : « Démocratie, État de droit, liberté d’expression ! » En arrière-plan on peut entendre une jeune femme qui crie dans un mégaphone : « Si nous ne parlons pas parce que nous avons peur d’être arrêtés, je crois que nous allons décevoir notre peuple. En tant qu’étudiante de Tsinghua, je le regretterai toute ma vie ! »
« Nous tenons des bouts de papier vierges parce qu’ils représentent tout ce que nous voulons dire mais ne pouvons pas le faire à cause de la censure » explique Zhao** via un message crypté depuis la Chine continentale. gé de 22 ans, originaire de Shanghai, il est diplômé récemment d’une université de Pékin. Selon Zhao, de nombreux jeunes ont perdu confiance dans le zéro-Covid après une série de tragédies comme l’accident de bus de Guizhou, qui a tué 27 patients transportés vers une installation de quarantaine. Parallèlement, la consolidation du pouvoir de Xi Jinping pour un troisième mandat historique, combinée au chômage généralisé des jeunes et à la diminution des perspectives d’emploi pour les diplômés universitaires, crée des couches mécontentes de jeunes dans la société chinoise.
« Ce sentiment de manque de pouvoir et de peur nous décourage quant à notre avenir », explique Zhao. « Beaucoup d’entre nous disent que nous serons la “dernière génération” [les jeunes en Chine qui choisissent de ne pas avoir d’enfants en guise de protestation] et choisissent de “se mettre à plat” [faire le strict minimum], parce que nous ne pensons pas que les choses vont s’améliorer. Nous ne voulons pas permettre à la génération à naître de venir au monde et d’endurer la torture de ne pas être libre.
« J’ai rejoint les manifestations parce qu’elles représentaient pour moi une expérience nouvelle et incroyable. Il est difficile pour nous, continentaux, d’avoir une expérience des mouvements sociaux en raison de la répression d’État… Je suis aux côtés de tous ceux qui luttent pour leur liberté : les Ouïghours, les Tibétains, les habitants de Hong Kong et de Taïwan. Je veux que l’ensemble du système soit démantelé et que chacun puisse s’exprimer librement. »
Traditionnellement, les étudiant·es ont été à l’avant-garde de la résistance au pouvoir du Parti communiste chinois (PCC). Lors du soulèvement de 1989, elles et ils ont joué un rôle de premier plan dans les manifestations de la place Tiananmen, qui ont servi de détonateur social à un mouvement de grève à l’échelle nationale. Mais après la défaite du mouvement, les campus universitaires sont devenus étroitement surveillés et de plus en plus répressifs.
À partir du milieu des années 2000, un environnement moins autoritaire a permis l’émergence de groupes d’étudiants marxistes présentant un certain degré d’indépendance vis-à-vis du PCC. Les étudiants activistes ont établi des liens avec des réseaux de militants syndicaux dans le delta de la rivière des Perles et se sont impliqués dans l’organisation syndicale.
Cette situation a pris fin en 2018, lorsqu’une campagne de syndicalisation ratée a provoqué une répression de la part des autorités. Les administrations universitaires ont discipliné les étudiants et restreint sévèrement les activités des marxistes. L’Université de Pékin a dissous sa Société d’études marxistes au nom de la « réorganisation ». Début 2019, les étudiants qui ont protesté contre les mesures disciplinaires ont été harcelés, battus et emprisonnés. Certains ont même disparu.
« Les manifestations sur les campus marquent les débuts d’un mouvement étudiant, d’autant plus que certains étudiants militants commencent à se méfier du gouvernement et des autorités scolaires », explique Ji Hengge **, marxiste, depuis la Chine continentale. « Ces manifestations, qui ont eu lieu dans plus de 50 campus universitaires [du 26 au 27 novembre dernier], ont été les plus importantes depuis le soulèvement de 1989. On est encore loin d’un mouvement étudiant de grande ampleur, d’autant que les étudiants ne sont pas suffisamment organisés pour l’instant. Leurs manifestations sont le plus souvent spontanées, leurs revendications ne sont souvent pas unifiées, et la plupart des étudiants n’ont même pas encore agi. Mais ces manifestations à l’université peuvent devenir un modèle pour d’autres étudiants – elles ont montré que les étudiants peuvent se battre pour leurs droits en manifestant. »
L’usine d’assemblage d’iPhone Foxconn, située dans la province de Henan, à Zhengzhou, la capitale provinciale, emploie plus de 200 000 travailleurs et représente 60 % des exportations de la province. Elle a été le théâtre d’une résistance farouche aux politiques industrielles qui obligent les travailleurs à vivre à l’intérieur de l’usine.
Fin octobre, des informations ont commencé à circuler sur des infections au Covid et des décès à l’intérieur de l’usine. Craignant d’être infectés et de ne pas pouvoir partir, des milliers de travailleurs ont escaladé les murs de l’usine et se sont faufilés entre les clôtures pour s’échapper vers leurs villes natales. « Ils font toujours passer la quantité produite en premier et la vie humaine en second. La vie humaine ne signifie rien pour eux », a fait remarquer Mme Zhang**, l’une des ouvrières qui s’est échappée, dans une interview en chinois sur WeChat.
Dans la foulée, les autorités locales de Zhengzhou ont lancé un projet visant à atténuer les pénuries de main-d’œuvre de Foxconn. (Apple comptait sur Foxconn Zhengzhou pour produire son nouvel iPhone 14 à temps pour la période de Noël).
Début novembre, 10 000 nouveaux travailleurs du Henan et des provinces voisines sont arrivés à l’usine. Mais les primes promises aux nouveaux travailleurs à leur arrivée (6 000 yuans, soit 821 €) n’auraient été versées qu’en mars de l’année prochaine. En réaction, des milliers de travailleurs ont affronté la police anti-émeute, brisant des barrières et les lançant sur le personnel de sécurité. Foxconn a été contraint d’indemniser chaque recrue à hauteur de 10 000 yuans (1368 €) et de fournir des trajets gratuits en bus aux travailleurs qui souhaitaient quitter l’usine et retourner dans leur ville natale.
« Foxconn a présenté sous une forme concentrée ce que de nombreuses personnes ont vécu en Chine », nous a dit depuis les États-Unis Eli Friedman, coéditeur de China on Strike : Narratives of Workers’ Resistance. « Depuis le confinement de Shanghai au début de l’année, les capitaux ont été autorisés à circuler librement tandis que la mobilité humaine est réduite au strict minimum – les travailleurs étant contraints de dormir, manger et travailler sur leur lieu de travail – dans le but de contenir le virus tout en maintenant la croissance économique. C’est une situation très différente de la politique de zéro-Covid à Wuhan en 2020, où seul le strict nécessaire à la vie fonctionnait. »
Dans ce système « en boucle fermée », la responsabilité du bien-être des travailleurs (y compris les mesures Covid) incombe aux entreprises telles que Foxconn. « Ces entreprises n’ont aucune expérience, aucune capacité et, franchement, aucun intérêt à maintenir ces travailleurs en vie à un niveau décent de subsistance humaine », déclare Friedman. « Il est facile de voir comment une telle situation dégénère rapidement : des rumeurs commencent à se répandre, des personnes en bonne santé tombent malades, des camarades de travail meurent dans leurs dortoirs. Et c’est donc tout à fait logique : les travailleurs se sont précipités vers la sortie. »
Friedman souligne que toute forme d’action coordonnée de ce type nécessite au moins un certain niveau d’organisation. « De l’extérieur, il est difficile de savoir exactement quels réseaux ont été impliqués. Mais si vous enfermez 200.000 personnes, pour la plupart jeunes, dans une usine et que vous les obligez à vivre ensemble dans des dortoirs, c’est précisément dans ce type d’environnement que les griefs peuvent être discutés et que l’organisation des travailleurs peut commencer à apparaître. »<
Dans un article publié par la revue Made in China, Jude Howell (1) note qu’à partir du début des années 2000 une attitude plus détendue du gouvernement chinois à l’égard des ONG étrangères a conduit à la création d’organisations syndicales indépendantes. Celles-ci ont à leur tour contribué à créer des réseaux militants impliqués dans un regain d’auto-activité de la classe ouvrière, qui a coïncidé avec un boom de la fabrication orientée vers l’exportation. En 2010, des grèves ont éclaté chez Foxconn et Honda dans la province de Guangdong, avant de s’étendre à Toyota à Tianjin, une ville proche de Pékin dans le nord-est, et dans plusieurs usines du sud du pays. Ces grèves ont permis d’obtenir une série d’augmentations de salaire et d’améliorer les conditions de travail, ce qui a déclenché une vague de grèves dans des usines à capitaux majoritairement étrangers jusqu’à la fin 2015.
Depuis lors, le gouvernement de Xi Jinping a largement réussi à éliminer les réseaux, à arrêter les dirigeants et les militants syndicaux, à en pousser d’autres à se cacher et à fermer les organisations syndicales indépendantes. Associé à un ralentissement économique et à une baisse de la confiance en soi dans la classe ouvrière, le résultat a été une diminution spectaculaire des grèves et de l’organisation du travail ces dernières années.
L’impact initial de la révolte de Foxconn suscite un certain optimisme prudent. « L’image des travailleurs migrants tenant tête au grand capital et à l’État chinois est désormais entrée dans l’imaginaire national », déclare Friedman. « Bien qu’il ait été rapidement éliminé du récit des médias dominants, le soulèvement de Foxconn a jeté les bases des émeutes qui allaient suivre à Urumqi et des manifestations ultérieures qui ont éclaté sur les campus et dans les rues. »
L’incendie d’un immeuble d’habitation à Urumqi, la capitale du Xinjiang, qui a fait au moins dix morts – largement imputé aux restrictions du Covid qui verrouillent les immeubles d’habitation de l’extérieur et empêchent l’accès aux services d’urgence – a déclenché des manifestations dans tout le pays, visant certains aspects des mesures de santé publique qui, selon beaucoup, ne protègent pas les vies. Les victimes de l’incendie étaient toutes des Ouïghours, le groupe ethnique à majorité musulmane opprimé du Xinjiang. Après l’incendie, des émeutes ont éclaté lorsque des milliers de manifestants de la majorité Han ont encerclé les bâtiments gouvernementaux et exigé que justice soit rendue aux victimes, ainsi que l’assouplissement des restrictions du Covid pour permettre un meilleur accès à la nourriture et aux services essentiels.
Les manifestations de solidarité avec les victimes de l’incendie d’Urumqi se sont rapidement étendues à Pékin, Shanghai, Wuhan, Guangzhou et à de nombreuses autres villes à la fin du mois de novembre. Les manifestants ont allumé des bougies, déposé des fleurs blanches et tenu des morceaux de papier blanc sur leur visage et leur tête (le blanc est la couleur traditionnelle du deuil en Chine). De nombreuses manifestations se sont transformées en appels à la fin des confinements ; certains ont même exigé la déchéance du PCC et de Xi Jinping. À Pékin, au moins un millier de personnes se sont rassemblées le long du troisième périphérique de Pékin, en scandant : « Nous sommes tous des gens du Xinjiang ! »
« Moins de Ouïghours que de Han ont participé aux manifestations, en grande partie parce que le gouvernement s’est montré politiquement plus répressif et vindicatif envers les Ouïghours », explique Ji Hengge. « Bien que le mouvement se soit rapidement calmé et que le sujet de l’oppression des Ouïghours ne soit pas actuellement à l’ordre du jour, les manifestations ont montré le potentiel des Ouïghours et des Chinois Han à lutter dans l’unité face à un oppresseur commun… Globalement, il s’agissait d’une lutte pour l’unité entre les Ouïghours et les Chinois Han. »
En dehors de la Chine continentale, les manifestations de solidarité se sont étendues à Hong Kong les 27 et 28 novembre. Des étudiants de l’université de Hong Kong ont distribué des tracts relatifs à l’incendie d’Urumqi et ont brandi des feuilles de papier vierge, tandis que de petits groupes de personnes se sont rassemblés dans le quartier central des affaires avec des messages de solidarité envers la Chine continentale.
« Ces personnes ont fait preuve d’un immense courage en se rassemblant à nouveau pour exprimer leur mécontentement à l’égard du régime », explique par courriel depuis Hong Kong le socialiste Lam Chi Leung. « Depuis la défaite du soulèvement de 2019 et l’adoption de la loi sur la sécurité nationale, beaucoup de gens ont eu trop peur de protester. Les continentaux ont redonné confiance aux militants de Hong Kong et leur ont fourni une raison de se lever et de se battre. »
Depuis les années 1990, Hong Kong abrite des groupes qui se consacrent au développement, sur le continent chinois, de mouvements sociaux liés à l’égalité des genres, aux droits humains, aux questions environnementales et à la solidarité entre travailleurs. La plupart des organisations ont soit cessé leurs activités, soit réduit considérablement leur travail en raison de la répression accrue.
Un petit nombre de militantes pro-démocratie qui avaient autrefois une opinion négative des continentaux – en raison de leur indifférence (ou de leur opposition) au soulèvement de 2019 et aux vagues précédentes de luttes pro-démocratiques – ont changé d’attitude et se sont impliqués dans des manifestations de solidarité. D’autres ont refusé de le faire en raison du manque de solidarité de la partie continentale envers Hong Kong par le passé. « Je suis en total désaccord avec cette attitude », déclare Lam Chi Leung à propos de ceux qui refusent de faire preuve de solidarité. « Elle ne sert qu’à diviser le peuple de Hong Kong et du continent ; elle renforce le régime du PCC qui nous opprime tous. La classe ouvrière de Chine et de Hong Kong a un intérêt commun à lutter pour la démocratie et l’égalité sociale dans nos pays. Ce n’est que lorsque les peuples de Chine et de Hong Kong s’unissent dans une lutte commune que nous avons une chance de vaincre le PCC. »
Depuis 1989, le Parti communiste chinois a dû faire face à des manifestations beaucoup plus importantes que celles qui ont eu lieu ces dernières semaines. Mais les précédentes vagues de lutte étaient surtout localisées et avaient tendance à éviter de critiquer le gouvernement national. Le rétrécissement du champ de la dissidence acceptable sous Xi Jinping – principalement par le biais d’une répression accrue – a créé les conditions des manifestations les plus étendues depuis 1989.
Pékin a désormais renoncé à son engagement en faveur de l’objectif zéro-Covid et a levé certaines mesures de santé publique telles que les confinements. Feng Zijian, conseiller au sein du groupe de travail chinois sur le Covid, estime que l’épidémie qui en résulterait pourrait infecter 60 % des 1,4 milliard d’habitants du pays. Une nouvelle modélisation de Wigram Capital Advisors, un groupe de conseil macroéconomique qui a fourni des modèles aux gouvernements pendant la pandémie, publiée dans le Financial Times (2), suggère que jusqu’à 1 million de personnes pourraient mourir dans les mois à venir. Ce chiffre peut sembler improbable, puisqu’il implique un taux de mortalité supérieur à celui qu’aucun autre pays n’a encore connu. Mais même une fraction d’un tel total serait une catastrophe de santé publique. Dans un pays comme l’Australie – qui est bien mieux placé et mieux préparé pour faire face aux retombées de la propagation du virus – le système hospitalier reste en crise et le Covid long est devenu une catastrophe de santé publique, paralysant des dizaines, voire des centaines de milliers de personnes de la classe ouvrière.
La question est de savoir si Pékin, en abandonnant ses mesures de confinement incroyablement punitives, mettra en œuvre des mesures de santé publique qui protègent les vies et respectent les autres besoins humains fondamentaux. Ces mesures consisteraient notamment à payer les travailleurs pour qu’ils restent chez eux tout en veillant à ce que leurs besoins soient correctement satisfaits, à fermer les industries non essentielles, à mettre en œuvre des mesures strictes de santé et de sécurité au travail dans les industries essentielles qui restent ouvertes, à développer considérablement les infrastructures de soins de santé et à instaurer des programmes de vaccination à l’aide de vaccins dont l’efficacité est scientifiquement prouvée.
Une autre question est de savoir si les formes de « mémoire institutionnelle » dans les mouvements ouvriers et étudiants chinois, que le régime de Xi Jinping a effectivement détruits, peuvent maintenant être régénérées alors que le virus se propage largement. Seul le temps nous le dira. Après tout, alors que le mouvement Black Lives Matter aux États-Unis a prospéré malgré le carnage de la pandémie, dans d’autres endroits, comme à Hong Kong, l’activité politique a été sévèrement réduite, car les jeunes ont mis en œuvre leurs propres mesures de santé publique, mettant en garde contre les rassemblements publics qui pourraient contribuer à une épidémie mortelle du virus, en particulier chez les personnes âgées.
Pendant un bref instant, les protestations contre l’État chinois ont mis en lumière le pouvoir potentiel des travailleurs et des étudiants à défier le régime. « De l’extérieur, le PCC peut sembler monolithique, avec Xi cimentant un pouvoir et un contrôle total sur la Chine pour de nombreuses années à venir », mais les dernières mobilisations « ont maintenant complètement brisé cette illusion – leur impact se fera sentir pendant de nombreuses années à venir », estime Ji Hengge.
Robert Narai