Dans de nombreux pays du Sud, le travail des femmes a contribué à la compétitivité commerciale, ce qui explique la préférence sans précédent des entreprises pour la main d’œuvre féminine. Avec du recul, la féminisation de la main d’œuvre décrit deux réalités. D’une part, la forte croissance de la participation des femmes à la main d’œuvre industrielle. Au Bangladesh, dans les années 1980, quelques dizaines de milliers de femmes travaillaient dans ce secteur. Avec le boom du prêt à porter, leur nombre s’élève désormais à plusieurs millions.
D’autre part, cette expression renvoie également à une précarisation des conditions de travail. Les entreprises ont utilisé le travail des femmes comme source d’avantage concurrentiel et la division sexuelle et « racisée » du travail a été exploitée dans la recherche de profit à tout prix. Ces schémas inégalitaires ont exposé une majorité de femmes aux écarts de rémunération, à la ségrégation professionnelle, aux excès d’heures supplémentaire, à la flexibilisation et l’informalisation du travail, à l’insécurité et aux violences sexistes.
L’intensification des chaînes de valeur mondiales et la généralisation de la sous-traitance ont créé sans conteste de la croissance et des emplois, mais elles ont entraîné une dégradation des conditions de travail et des déficits majeurs en termes de travail décent, en particulier aux extrémités de la chaîne, où règne une opacité et une absence de droit. Les discriminations de genre sont, quant à elles, « endémiques » dans ces chaînes d’approvisionnement.
Le travail à domicile en sous-traitance, qui échappe à la réglementation du droit du travail, est une pratique répandue dans plusieurs pays asiatiques exportateurs de vêtements comme le Bangladesh et l’Inde. De nombreuses femmes s’y retrouvent en raison de la flexibilité des horaires qui leur permet, au prix de doubles ou triples journées, de combiner des activités génératrices de revenus, une charge de famille et des responsabilités domestiques. Ces emplois témoignent d’une logique d’externalisation poussée à l’excès, qui a conduit des fournisseurs à se décharger de leurs responsabilités en tant qu’employeurs (protection sociale, sécurité au travail, etc.) et à faire porter certaines charges (loyer, électricité, outil de travail…) et risques (fluctuation de la demande) sur les travailleuses et travailleurs les plus vulnérables.
L’effondrement du Rana Plaza, un immeuble abritant plusieurs ateliers textiles au Bangladesh, il y a 10 ans, est un autre cas emblématique du cynisme d’un modèle économique qui exploite, détruit et tue. Sur les 3900 personnes qui travaillaient le jour de la catastrophe, 1138 travailleur·euses y ont laissé la vie, 2500 autres ont été blessé·es. Une très grande majorité étaient des femmes.
Ce drame ne constitue pas un accident isolé ou une fatalité. La logique de production de la fast fashion est celle du « juste-à-temps », du « zéro stock, zéro délai ». Les grandes enseignes ont instauré une telle pression sur les fournisseurs que s’est mise en place une sous-traitance en cascade qui s’est traduite par des salaires indécents, des horaires excessifs, l’absence de couverture sociale, des lieux de production insalubres.
Face aux violations flagrantes des droits humains dans les chaînes de valeurs mondiales, des campagnes ont été menées, depuis les années 1990, sous la pression des consommateur·trices, pour améliorer la qualité des emplois liés à l’exportation. Le drame du Rana Plaza a fait trembler l’édifice du commerce mondial. L’impunité des entreprises a été remise en cause, la responsabilité des grandes enseignes a été questionnée et des efforts entrepris, par des organisations de la société civiles et des syndicats notamment, pour exiger des États qu’ils recourent à des normes et des lois contraignantes.
Les attentes sont à la hauteur du drame. Une proposition de directive européenne sur le devoir de vigilance a vu le jour et est en cours de négociation. Elle constitue sans conteste une avancée par rapport aux principes volontaires, mais ce texte montre toutefois des limites et des lacunes, notamment sur les enjeux de genre qui ne se trouvent pas explicitement repris dans le texte. En ne tenant pas compte de l’entièreté de la chaine de valeur – de bout en bout –, en gommant ces extrémités, il a fini par invisibiliser les femmes, qui se retrouvent « capturées », davantage que les hommes, dans ces zones de non droit.
Les relations de pouvoir de genre…de classe et de « race » sont aujourd’hui toujours au cœur des pratiques économiques et commerciales et participent de leur fonctionnement.
Ce constat ne signifie toutefois pas la fin de l’histoire… Il exhorte plutôt au changement.
Le commerce mondial doit être transformé, tendre vers des échanges justes et durables, compatibles avec une réduction des inégalités (notamment de genre), le respect de l’environnement et le bien-être des populations du Nord comme du Sud.
Aurélie Leroy
Abonnez-vous à la Lettre de nouveautés du site ESSF et recevez par courriel la liste des articles parus, en français ou en anglais.