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Parmi » les gauches révolutionnaires, la IVe Internationale se distingue par une certaine ouverture politique, rétive au sectarisme, et se caractérise comme l’un des « courants chauds » du marxisme pour employer la formule d’Ernst Bloch, qui accordent une place essentielle à la subjectivité, à la capacité d’agir des protagonistes, bref à un marxisme humaniste [1]. « Contre Althusser » et les mouvances qui s’en inspirent, ce courant trotskiste défend le volontarisme contre l’objectivisme et l’initiative révolutionnaire contre la mécanique des structures.
Il s’inscrit d’autant plus dans une histoire transnationale des projets politiques qu’il est précisément internationaliste et se veut révolutionnaire, hors frontières. Il se dote ainsi d’instances, de passeurs, de supports, de traductions qui permettent des circulations. Pour le montrer, ce texte s’appuie sur des sources jusque-là peu ou pas explorées : les archives de la IVe Internationale dont des dizaines de cartons dorment encore, presque intouchés, dans les caves de la BDIC [2]. Comptes-rendus de réunions internes, préparations et interventions de Congrès et de conférences internationales, brochures, presse et tracts sont autant de documents propices à cerner cette espérance révolutionnaire, avec ses aléas et ses oscillations.
Il convient donc de se pencher sur une culture politique, marxiste hétérodoxe, dans le rythme ternaire qu’elle confère à sa pratique : examen de la situation sociale, économique et politique ; stratégie à mettre en œuvre ; programme et projet pour une société alternative au capitalisme et à l’économie de marché : autant d’expériences militant-e-s, dotées de pratiques quotidiennes, circulant d’un pays à l’autre et ouvrant la voie à une utopie concrète, à entendre dans le sens strict du mot – un ailleurs, mais réalisable, ouvrant le champ des possibles.
I- De l’analyse de la situation sociale, économique et politique à l’élaboration stratégique
L’état du capitalisme et ses contradictions
La IVe Internationale propose, dans cette conjoncture et partant d’elle, une réflexion renouvelée sur les structures du capitalisme. Dès 1969, le constat est fait de l’exacerbation que revêt la concurrence interimpérialiste, avec l’amorce d’une compression du taux de profit [3]. Le capitalisme se doit de « remodeler de fond en comble son appareil productif » en abandonnant des secteurs entiers considérés comme irredressables. Le diagnostic se fait aussi pronostic : il annonce des cortèges de privatisations dans les domaines jugés rentables [4].
Lors d’une conférence internationale qui se déroule en juin 1974, l’un des principaux dirigeants de la IVe Internationale, Ernest Mandel, évoque la récession économique qui touche la plupart des grands pays capitalistes, avec des faillites retentissantes non plus seulement de petites entreprises isolées mais de groupes importants. En Grande-Bretagne notamment, quelques-unes des plus grandes banques privées se trouvent au bord de la faillite. Le chômage structurel s’impose comme le résultat de l’automation et l’accroissement impressionnant de la productivité. En 1973, « chiffre à peine croyable », la productivité aurait augmenté de près de 15 % en un an dans l’ensemble de l’Europe. Or, « si chaque ouvrier fait 14 % de besogne de plus par heure, mais si la production n’augmente que de 5 à 7 % », le chômage ne peut que s’imposer [5].
Cette restructuration à l’échelle mondiale suppose pour les classes dominantes une intégration plus poussée des syndicats et dès lors une « collaboration de classes » accentuée. Car l’un des recours traditionnels en période de difficultés économiques est d’utiliser les organisations ouvrières – ou du moins leurs directions – tel un frein aux luttes sociales potentielles. L’argument est alors qu’il faut être prudents, faire attention à ne pas altérer davantage encore un climat économique dégradé. Ce discours est tenu à gauche en Angleterre, en république fédérale d’Allemagne et dans les pays scandinaves ; c’est aussi celui auquel ont droit les travailleuses et travailleurs portugais, à peine achevée la « révolution des Œillets ». C’est en quelque sorte la réponse que l’État entend apporter à la crise ouverte par 1968 puis par la récession économique : reconquérir la paix sociale.
Analyse du réformisme
La IVe Internationalese penche ainsi sur l’« intégration organique » à l’État des organisations du mouvement ouvrier, caractéristique du Welfare State. Pour un Jean-Marie Vincent par exemple, l’insertion de militants syndicaux dans la « trame institutionnelle de la société bourgeoise » par l’arbitrage des conflits du travail renvoie à une « politique contractuelle de régulation du coût de la main-d’œuvre » d’une grande habilité stratégique, puisqu’elle met « le mouvement ouvrier à la remorque du capitalisme qu’il prétend combattre tout en croyant le transformer [6].
La critique va de pair avec l’analyse du réformisme et de ses évolutions à ce stade du capitalisme. Les partis communistes européens, dont les évolutions sont l’objet d’analyses attentives, sont désormais caractérisés comme « néo-réformistes », ayant abandonné la projet révolutionnaire au profit d’une voie parlementaire repoussant l’échéance du socialisme à un horizon toujours plus lointain. L’explication qui en est donnée est internationaliste : le réformisme apparaît comme une option choisie pour mieux préserver les intérêts de l’URSS : « parce qu’il fallait à tout prix empêcher une révolution qui aurait compromis l’équilibre mondial des forces et le sort de la bureaucratie soviétique, il était nécessaire d’inventer une théorie des voies pacifiques au socialisme [7]. » Mais, en imaginant des réformes internes à l’État, ce sont finalement des illusions que sèment les dirigeants des PC.
Une image est régulièrement avancée à ce sujet : face au capitalisme, le réformisme serait comme devant un tigre particulièrement féroce mais se contenterait de s’interroger sur « l’outil à employer pour lui limer les dents et les griffes sans qu’il s’en rende compte ». Or, « ce qui est à craindre, c’est qu’avant qu’il soit désarmé, le tigre ait bouffé les réformistes et le mouvement ouvrier avec [8] ». Dès lors, on assiste à un renversement du stigmate lié à l’utopie : si souvent reprochée aux révolutionnaires comme irréaliste et lunaire, elle leur paraît plutôt propre aux réformistes. En effet, ceux-ci avancent encore des solutions keynésiennes dans une période marquée par l’intensification de la libération des échanges au niveau mondial et par une baisse de la rentabilité du capital. La relance keynésienne ne pourrait que renforcer la crise.
Ces analyses internationales de la période s’appuient sur des exemples locaux mis en commun par l’entremise du Secrétariat unifié : circulent ainsi des expériences pratiques.
II- Circulation d’expériences pratiques. Modalités, imprégnations, revendications
Différents supports de circulation
Dans les années 1970, les expériences des militant-e-s de la IVe internationale circulent de diverses manières avec des supports variés. Par exemple, des journaux comme La Internacional sont rédigés en espagnol pour l’émigration espagnole en France. Le dernier numéro daté de décembre-janvier probablement 1975-1976 précise avoir rendu compte des « événements les plus importants à l’origine de l’agonie du franquisme et le surgissement impétueux du mouvement de masses à partir des mobilisations de 1970 contre les procès à Burgos, de Isko et ses camarades : les grandes grèves générales (Ferrol, Vigo, Besos, Pampelune…), les procès de la dictature, les luttes contre la circulaire Marcellin-Fontanet, la collaboration des gouvernements français et espagnol, la contre-révolution chilienne, la révolution vietnamienne, etc. […] L’internationale, malgré ses irrégularités, ses limites et ses déficiences, a aspiré à se faire le porte-voix des marxistes révolutionnaires au sein de l’émigration espagnole en France. ». L’arrêt de La Internacional s’adapte là encore, aux « nouvelles exigences de la situation politique ». En effet, auparavant deux journaux étaient diffusés en parallèle aux émigrants espagnols : Combate, le journal de la LCR-ETA et La Internacional, un supplément à Rouge. Cependant, l’éditorial du dernier numéro de La Internacional souligne qu’« à mesure que l’évolution de la situation politique en Espagne prend de l’importance, maintenir deux organes parallèles, (Combate et La International) qui rendent compte de cette situation politique, s’avère de plus en plus superflu. C’est pourquoi nous choisissons de les remplacer par une édition extérieure de Combate, supplément émigration. » [9]
Pour élaborer la campagne sur l’avortement et la contraception, la IVe Internationale constitue des fiches sur les enjeux par pays à ce propos : « les informations qui suivent ont été réunies à l’occasion de plusieurs réunions internationales et sur la base de la presse des sections de la IVe internationale. Elles concernent les pays suivants : Allemagne, Angleterre, Australie, Belgique, Canada-Quebec, Danemark, Espagne, Etats-Unis, Hollande, Ile Maurice, Irlande, Italie, Luxembourg, Mexique, Nouvelle-Zélande, Suisse. Elles sont datées (fin septembre 1978) et donc susceptibles de modifications vu la situation mouvante dans une série de pays. Elles pourront être complétées ultérieurement et devraient partiellement servir de base pour l’un des chapitres de la brochure que la LCR devra sortir dans le cadre de cette campagne. » [10]
Enfin, outre de nombreux articles dans la presse nationale- telle que Rouge- des brochures sont élaborées dans les sections pour rendre compte de ce qui s’est joué ailleurs et des leçons qu’il est possible d’en tirer. C’est par exemple le cas d’un brochure intitulée Portugal, l’alternative, dans laquelle il est précisé en introduction : « Les articles des camarades Hansen et Foley exposent la situation au Portugal comme placée devant l’alternive : dictature militaire ou démocratie bourgeoise. L’article des camarades Mandel, Frank et Maitan, qui expose la position de la direction de la Quatrième Internationale, présente la situation au Portugal comme se developpant sous l’alternative : pour ou contre la révolution socialiste. Le Secrétariat Unifié de la Quatrième Internationale a estimé d’autant plus nécessaire de rassembler les articles en question pour faire publiquement connaître cette controverse que les problèmes qui y sont débattus n’intéressent pas seulement la marche de la révolution au Portugal mais également le développement de la lutte de classe en Europe occidentale, et plus particulièrement à présent au Portugal, en Espagne, en Italie et en France. » [11] Ne sont pas seulement publiés ici des textes de la IVe Internationale : en effet, les orientations stratégiques du SU s’inscrivent dans des débats y compris avec d’autres organisations se réclamant d’autres traditions d’extrême-gauche, en l’occurrence ici, le courant du SWP.
Si donc les échanges transitent à travers diverses publications, les orientations stratégiques de la IV internationale se discutent également à l’occasion de nombreuses rencontres.
Rencontres : l’exemple des conférences ouvrières
Vu cette redistribution des cartes, quel est le niveau de la lutte de classes d’après l’organisation qui, en marxiste, s’en réclame et s’y appuie ? En ce domaine, les années 1970 marquent selon elle un tournant : en raison de la « crise rampante des rapports de travail et des rapports sociaux en général », « la classe ouvrière dans sa très grande majorité ne croit plus, comme elle le faisait dans les années cinquante et soixante, que le capitalisme est porteur d’un progrès continu, notamment d’une croissance effaçant peu à peu la pauvreté [12] ». Cela ne signifie pas qu’elle se bat davantage. Entre le début et la fin de la décennie, on recense environ 4 millions de « journées individuelles de travail perdues pour fait de grève » en France. Ce chiffre est jugé assez fort par rapport aux années 1950, mais modeste par rapport aux années 1960, voire particulièrement faible comparé à la situation italienne au cours de la même période : durant le « Mai rampant » italien, rien qu’entre 1971 et 1975, on compte 17 millions de journées de grève. Le degré de lutte apparaît donc toujours intense ; mais il est affaibli par le développement des contrats à durée limitée et le travail à temps partiel des femmes. Une fois encore, la constatation s’accompagne d’une prévision : l’accroissement du travail précaire diminue le degré de combativité [13].
C’est à l’occasion de rencontres dans des conférences ouvrières par exemple que les militant-e-s de la IVe internationale échangent sur les grèves ouvrières en Europe par exemple. A cette occasion, un rapport introductif lance, le plus souvent, la discussion. Dans un rapport sur les « tâches des révolutionnaires en Europe », le « camarade Udry » revient en 1974 sur l’implantation récente des militants révolutionnaires dans différents secteurs et ce à l’échelle européenne, précisant qu’ils sont « capables d’impulser directement des initiatives d’un niveau exceptionnellement élevé. […] La maturation d’un tel phénomène, au travers de dizaines de luttes, peut aboutir dans quelques années, à une situation radicalement différente de celle connue en mai 68, lors d’une explosion sociale d’envergure. » [14] Cela signifie que « nous devons comprendre que demain, très concrètement, nous pourrons lancer des initiatives à l’échelle internationale, certes restreintes, mais dont l’exemplarité sera extraordinaire ». [15] Prenant, entre autre l’exemple du marché commun, le rapport revient l’internationalisation du capital et précise que cela rend d’autant plus nécessaire l’internationalisation des luttes, c’est à dire le fait de penser leur stratégie non plus seulement à une échelle nationale : « Cela met à l’ordre du jour depuis plusieurs années des négociations internationales de contrats collectifs, des grèves européennes, des actions de solidarité à l’échelle européenne. »
Le rapport évoque par la suite sur des exemples concrets de luttes qui ont été marquées par une solidarité internationale (Kodak Vincennes ; travailleurs allemands de la filiale de Kodak) et s’intéresse à la manière dont la solidarité pourrait se développer dans des entreprises comme Caterpillar [16], Seat-Fiat, ou Rhône Progil qui ont des usines dans différents pays européens ou des militants révolutionnaires pourraient agir très concrètement de manière concertée. Le rapport se conclut comme suit : « cela passe par une conception claire d’opposition à toute idée fédéraliste de l’Internationale. Cela passe par une centralisation politique qui rende possible la compréhension aussi bien des particularités que des aspects généraux. Cela est aussi la condition sine qua non pour donner à l’un de nos acquis essentiels à l’échelle européenne, au mot d’ordre des Etats Unis Socialistes d’Europe, un contenu concret qui, dès maintenant, se prépare dans les luttes, luttes qui à leur tour en indiquent l’actualité objective immédiate. » En d’autres termes, il importe que la IVe Internationale fonctionne comme une organisation centralisée pour parvenir à mettre en œuvre une orientation.
Revendications et programme de transition
En s’appuyant sur ces états des lieux, l’organisation se donne une double tâche, tout à la fois théorique et pratique. La première tient dans la formulation de mots d’ordre qui inviteraient à sortir de l’impuissance sociopolitique. L’idée est de partir des revendications qui émanent des luttes pour s’orienter vers la remise en cause du pouvoir patronal. Parmi ces mots d’ordre figurent l’ouverture des livres de compte des entreprises, l’échelle mobile des salaires, le droit de veto sur les cadences, les embauches et les licenciements, par un « contrôle ouvrier », expression d’un pouvoir embryonnaire frontalement opposé à la logique de la domination capitaliste. Ces perspectives entendent formuler, au plus près de la situation quotidienne des salariés, la contestation du pouvoir exercé par le patronat :
« Car le capitalisme se caractérise par le fait que le Capital, que les capitalistes, commandent aux hommes et aux machines. Contester ce droit de commande ; lui opposer un pouvoir d’une autre nature, c’est commencer dans les faits la lutte pour le renversement du régime capitaliste [17]. »
La situation peut évidemment différer selon les endroits et les pays concernés. Dans l’Etat espagnol en transition vers la sorti du franquisme, les militant-e-s insistent sur la nécessaire défense des revendications démocratiques et des mots d’ordre liés à la question des nationalités. Cela apparaît comme une « précondition » pour que l’organisation gagne la confiance de la population [18].
Le deuxième axe réside dans une méthode pratique d’intervention dans les luttes : il s’agit d’y promouvoir toutes les expériences de « démocratie directe » ou « démocratie ouvrière », par les assemblées générales, les comités de grève élus, les comités d’action, pour relativiser la centralité du pouvoir et ouvrir la voie à d’autres formes de vie démocratique [19].
Se familiariser à exercer des responsabilités, s’accoutumer à décider pour soi : la méthode de la « démocratie ouvrière » que propose la culture communiste révolutionnaire fait resurgir « la vieille question sans cesse actualisée » : « comment une classe exploitée et dominée peut-elle poser sa candidature au pouvoir [20] ? ». Dans ce courant politique, la Révolution française est analysée comme une révolution essentiellement bourgeoise, dans et par laquelle la prise de pouvoir politique fut le couronnement d’une position déjà dominante sur le plan social et économique. Au contraire, le prolétariat reste dominé et privé de toute parcelle de pouvoir ; il faut qu’il s’habitue à s’en emparer, selon une forme démocratique opposée à la délégation parlementaire pensée comme une relégation dans une passivité résignée.
Mais il ne s’agit pas de soulever cette question du pouvoir, du contrôle des travailleurs et de la réappropriation à la seule échelle de l’entreprise, mais aussi du côté de l’écologie, du rapport à la consommation et dans bien d’autres domaines : contrôle de la population sur l’environnement et l’urbanisme notamment, autoréductions dans les supermarchés, « marchés rouges », « crèches sauvages », réquisitions des logements, refus collectif des loyers trop élevés, actions directes dans les transports avec jonction entre les travailleurs du secteur et les usagers. Il faut « animer les luttes urbaines et toutes les luttes contre le mode de vie capitaliste », mais également « faire pénétrer la dynamique du mouvement de libération des femmes dans le mouvement ouvrier » [21].
Cette démarche, que Léon Trotsky avait appelée « transitoire », cherche à trouver une articulation entre les revendications immédiates et la prise du pouvoir, par la décision collective et l’incorporation d’« habitudes démystifiantes » : la politique ne se situe pas nécessairement au gouvernement ou au Parlement. Une telle méthode est pensée comme un long travail préparatoire à la révolution ; elle rompt avec la passivité et l’abandon de la décision aux « spécialistes » et aux « compétents ». Dans cette acception, la révolution suppose un cycle de lutte et d’imprégnation, fort éloignée de la « Révolution-éclair » qu’Henri Weber qualifie à l’époque de « fable [22] ». À rebours du « Grand Soir » et de ses majuscules, l’événement révolutionnaire n’est ni dénié ni renié ; mais il présuppose, avant son avènement, une accoutumance à la radicalisation progressive des luttes, intégrant une pratique démocratique revivifiée.
Tout au long de la décennie, la IVe Internationale maintient donc l’auto-organisation pour boussole politique et stratégique. Elle est évidemment confrontée à l’autogestion, mot-clef s’il en est durant ces années. LIP est une référence mais, comme le dit lui-même Charles Piaget, il s’agit plus encore d’auto-défense. L’« insolence ouvrière [23] » de LIP est un point d’appui pour « une éducation de l’avant-garde ouvrière sur la question du pouvoir [24] ». Ernest Mandel insiste sur la « capacité de cristallisation » que détient l’idée d’autogestion. Après les critiques du terme autour de 1968, il s’agit désormais d’assumer pleinement cette idée. Mais pas à n’importe quel prix ou condition. L’organisation refuse les projets d’autogestion morcelée, d’origine proudhonienne ou anarcho-syndicaliste, qui apparaissent davantage comme des « simulacres d’autogestion » : ils donnent en effet des illusions s’ils restent limités à quelques entreprises et favorisent en réalité une auto-exploitation ; ils masquent aussi, comme en Yougoslavie, une certaine centralisation politique au profit d’un parti, en l’occurrence la Ligue des communistes de Yougoslavie, où le monopole du pouvoir demeure entre les mains de la bureaucratie. L’autogestion doit donc se définir comme un exercice du pouvoir par les travailleuses et travailleurs à tous les niveaux de la vie sociale, contre toute forme de socialisme bureaucratique [25].
La centralisation économique est assumée, pour autant. Elle n’a rien à voir avec un goût pour la rentabilité économique : Mandel rappelle que, contrairement à Lénine, la IVe Internationale n’est pas séduite par le taylorisme, qui sert surtout le capitalisme en tant que technologie efficace pour valoriser au maximum le capital. Il faut pouvoir compter sur d’autres développements technologiques, comme le font les ingénieurs au cœur des processus révolutionnaires, les chimistes de Cuba par exemple, qui développent la sucrochimie à partir des déchets du sucre, en lieu et place de la pétrochimie. Il est permis d’espérer qu’un jour, des technologies permettent des unités de production relativement réduites. Mais, en l’état, ce n’est pas le cas. La technologie donnée en héritage par le capitalisme est très centralisée : par exemple, des centrales électriques où travaillent deux cents oui trois cents ouvrières et ouvriers peuvent fournir du courant à un million de personnes ; dans l’industrie du papier, une seule machine fabrique la quantité suffisant à la consommation de plusieurs millions. « Dans un tel contexte, il est totalement utopique de vouloir morceler la décision économique au niveau de ce qui peut être décidé à l’entreprise ». Le choix n’est donc pas entre « centralisation bureaucratique » et « autogestion décentralisée » : la IVe Internationale s’affirme partisane d’une autogestion démocratiquement centralisée ou d’une autogestion planifiée : non pas par idéal de la centralisation, mais parce qu’il s’agirait d’une nécessité objective qui correspond à la réalité de la vie économique. « Si la centralisation ne se fait pas de manière consciente, càd planifiée, délibérée, alors elle se fera de manière spontanée, anarchique, derrière le dos des travailleurs et des producteurs » [26].
L’organisation met aussi en avant le droit de regard et de contrôle des organisations ouvrières dans l’enseignement et dans les casernes, la syndicalisation des soldats pour qu’ils exigent leurs droits de travailleurs sous l’uniforme, la levée des clauses de secret professionnel ou de devoir de réserve qui lient les personnels de l’État. Toutefois, « il ne s’agit pas d’investir l’État mais de peser sur ses contradictions pour en briser les rouages [27] ». Ainsi au Portugal, au sein du Mouvement des forces armées, la ligne politique appuyée par le Secrétariat unifié est-elle un approfondissement des fractures dans l’armée, notamment par la constitution de comités de soldats, en lien avec les syndicats ouvriers [28].
Cette conception du travail au sein même de l’État et contre lui est pour partie le fruit d’une opposition à d’autres stratégies : la stratégie dite « italienne », de plus en plus tournée vers l’intégration dans l’État pour un combat mené de l’intérieur, et celle avancée par Nicos Poulantzas, pour qui la révolution cesse d’être « un affrontement armé avec l’État [29] ». La critique qui leur est adressée, au sein de la IVe Internationale est de prendre trop peu de recul vis-à-vis de la « démocratie représentative ». À terme, la place des conseils risque d’être subordonnée à la forme parlementaire. Le piège serait de déboucher sur un réformisme classique, abandonnant à terme toute perspective révolutionnaire.
Cette crainte n’est pas abstraite ni déconnectée de la situation historique. Elle est étayée par des exemples récents et brûlants. Au Chili, les comités de ravitaillement ont rapidement été liquidés au nom de la démocratie parlementaire tout comme les noyaux révolutionnaires dans l’armée ou les conseils de travailleurs. Au Portugal, la souveraineté de la Constituante a également pris le pas sur les commissions ouvrières. Or, la démocratie directe n’est pas « une forme démocratique parmi d’autres » : elle est une « forme supérieure ». Daniel Bensaïd y insiste : « comme Gramsci l’avait lucidement perçu dès l’expérience de Ordino Nuovo, à travers les comités, conseils ou soviets, le travailleur surmonte la fracture de l’homme et du citoyen, le dédoublement entre l’homme privé et l’homme public, la lésion entre l’économique et le politique [30] ».
À la notion de « processus long » avancée par Poulantzas, ils répondent en rappelant qu’en effet, la déchirure du consensus social et de l’ordre établi se mènera à l’issue d’une accumulation d’expériences et qu’il s’agira bel et bien d’un processus. Pour autant, il n’y a pas lieu d’effacer l’idée de rupture, qui continue de s’incarner dans l’hypothèse stratégique de la grève générale insurrectionnelle et auto-organisée : c’est là « un fil à plomb [pour] une pratique révolutionnaire quotidienne tendue vers un but final au lieu de flotter au fil des improvisations [31] ».
III– Pratiques militantes
Le quotidien du militantisme
En France, très tôt après 1968 des critiques circulent sur un certain « juvénilisme » qui aurait caractérisé la Jeunesse communiste révolutionnaire. On peut à cet égard distinguer deux phases d’autocritique. La première commence vers 1970. Ses traits dominants consistent dans le rejet du « triomphalisme » : la révolution n’est pas pour demain, il faut donc s’installer dans une nouvelle temporalité, le long terme, qui suppose une solidification de l’organisation. Les traits « 22 marsistes [32] » de l’organisation, hérités du Mouvement du 22 Mars, sont condamnés, comme le fait de militer devant des usines sans y avoir de militant-e-s, d’aller d’une entreprise à l’autre, d’une lutte à l’autre, sans prendre le temps de s’y installer et de s’y implanter. « L’enthousiasme, la jeunesse, le sentiment d’être dans le droit chemin, le brio et l’astuce ne suffisent plus pour continuer de progresser » ; il y a lieu désormais de se préparer à un « affrontement prolongé avec l’État bourgeois encore puissant et [à] un corps à corps également prolongé avec les bureaucraties ouvrières également fortes » [33]. Cette réappréciation tactique revient à construire patiemment le parti, à le consolider aussi, y compris en lui conférant une part de clandestinité afin de se préparer à un probable combat violent.
Le deuxième tournant date du 21 juin 1973, jour de la manifestation organisée contre un meeting de l’organisation d’extrême droite Ordre nouveau : les affrontements avec la police conduisent à l’interdiction de la Ligue communiste [34]. Cette auto-critique post-juin 1973 passe par le rejet de la période « guévariste » de l’organisation [35]. Il faut désormais faire un travail de « taupe » – l’animal est alors la véritable mascotte de la Ligue, déclinée dans ses journaux et non sans humour, en référence à l’exclamation de Marx dans Le Dix-Huit Brumaire de Louis-Napoléon Bonaparte : « Bien creusé, vieille taupe ! », elle-même empruntée à Shakespeare. Mais il faut bel et bien prendre le temps de creuser et ne plus s’arc-bouter à ce « léninisme pressé », comme le disait Régis Debray à propos du guévarisme. On peut y voir aussi une critique implicite de la formule fameuse, forgée par Daniel Bensaïd et déjà citée : « l’histoire nous mord la nuque ». C’est une « longue guerre de position » qui doit désormais s’instaurer. Comme le souligne Jean-Paul Salles, « se dessine une orientation privilégiant un “travail ouvrier” plus classique [36] ». Après des années d’activisme débridé, il faut donc « réapprendre les rythmes de recomposition du mouvement ouvrier », « l’opiniâtreté de la préparation de la révolution [37] ». Tout cela ne va pas sans désarroi du point de vue des affects militants.
Les affects militants
L’immédiat après-1968 apparaît comme une époque militante heureuse. « La révolution frapp[e] à la porte [38] ». Le basculement de la société et le renversement du capitalisme renvoient à un futur immédiat. Le contexte national et international étaye l’affirmation de cette conviction : les décolonisations, les mouvements anti-impérialistes un peu partout dans le monde, en particulier à Cuba et au Vietnam, la grève de mai et juin comme « répétition générale », sont censés en témoigner. Plus qu’une espérance, c’est une assurance. Les militant-e-s vivent ce moment dans la radicale certitude que demain sera différent. Leur existence au présent en est tout entière imprégnée : leur parcours personnel, leurs études, leurs orientations professionnelles revêtent moins d’importance tant elles et ils sont sûr-e-s que leur avenir prendra place dans une société débarrassée de l’oppression et de l’exploitation. Cela explique mieux cette sociabilité où les sphères de vie sont imbriquées : l’engagement, s’il est intense, apparaît somme toute socialement « peu coûteux [39] ». La frontière alors passe moins entre le « nous » et le « je » qu’entre « nous » et « eux ». Eux : la classe dominante, la bourgeoisie capitaliste, les patrons, les gouvernants.
La réflexion sur le sujet du « je » et des émotions naît d’un changement de période, certes progressif, sans à-coups, mais qui s’installe par étapes et se dote d’une interrogation peu à peu lancinante. Une première phase s’impose au début des années 1970 : des interrogations surgissent sur l’« optimisme révolutionnaire » voire le « triomphalisme » qui prévalaient jusqu’à présent. Des textes internes concèdent que « l’affrontement avec la bourgeoisie » sera « prolongé » ; son dénouement est désormais reporté à un avenir indéterminé, et cette incertitude nouvelle a des conséquences sur les attitudes individuelles [40]. Pour exemple, dans une « cellule » regroupant des salariés de la SNCF et de l’entreprise Dassault en région parisienne, plusieurs militant-e-s critiquent l’un de leurs camarades dont l’optimisme leur semble exagéré ; ils fustigent l’« expression de [son] état de béatitude générale », son « parti-pris euphorique » niant les difficultés d’implantation, pour conclure durement : « Prends garde qu’un jour à force d’avancer dans le sens de l’histoire un sourire béat aux lèvres tu n’avales une guêpe [41] ». C’est la posture même qui est en jeu dans l’ironie sarcastique, jusqu’à la stature physique : dans la critique s’enlacent les affects (l’excès de confiance, qui se lit sur le visage, et la réprobation qu’elle suscite) et la caractérisation politique, même si, en dernière analyse, c’est bien la politique qui prime dans ces sentiments et ressentiments. La divergence porte sur l’appréciation de la situation, mais elle suscite indéniablement des émotions.
La véritable charnière chronologique se situe cependant plus tard, vers 1975-1976. Ce mitan des années 1970 est frappé par le rétrécissement des possibles, la dissolution de l’horizon, ce que plus tard Krystof Pomian nommera « la crise de l’avenir [42] ». Le constat vaut plus encore pour ces organisations : les militant-e-s deviennent des révolutionnaires sans révolution. Une vague de textes, à usage interne ou public, rend compte des affects engendrés par une telle situation, vécue toujours intensément et parfois dramatiquement. D’aucuns évoquent le « recrutement d’un certain type de militants venus à l’organisation, croyant en la révolution pour demain et par suite fonctionnant “à l’enthousiasme” », « peu préparés à une longue guerre de position » [43]. Dès lors se développe le thème de « l’inquiétude militante », une expression utilisée par Daniel Bensaïd pour clore son livre paru en 1976, La Révolution et le pouvoir. Pudiquement, et donc brièvement, il fait état des suicides dans l’extrême gauche, de ce désespoir qui étreint certaines et certains et, pour la première fois, des « déchirements intimes du militant ». Contrastant avec le style généralement assuré voire péremptoire de la production théorique, cet ultime chapitre aborde « la vie quotidienne du militant », faite davantage d’« inquiétudes » que d’« intouchables vérités ». Le doute saisit le vif, désormais. Le « manteau du mode de vie flotte, trop ample, sur le robuste squelette de la théorie », ainsi mise à nue face à ces fragilités. S’incruste aussi dans ce texte autoréflexif la peur des tendances autoritaires, comme si le spectre du totalitarisme « soviétique » venait hanter les consciences militantes et engendrer une terreur du basculement dans une nouvelle oppression, qui cette fois serait l’œuvre même de la révolution. « Le militant redoute de découvrir le visage de ce pouvoir qui tremble au bout de ses actes. Il porte en lui son goulag intérieur, qui ne cesse de l’interpeller ». Pour autant, ces questions demeurent encore peu abordées, car le « surmoi pèse comme une coupole » : l’idéal révolutionnaire, la révolte contre l’ordre existant laissent peu de poids aux questionnements sur l’engagement et aux états d’âme militants [44].
Ce sont pourtant ces états d’âme qui ont droit de cité désormais. Alors qu’il assume d’aborder ce questionnement, le livre de Daniel Bensaïd fait réagir de manière plutôt négative dans les rangs de l’organisation, notamment par plusieurs articles parus dans la revue Critique communiste. Leurs auteur-e-s lui reprochent de n’être pas allé assez loin dans l’interrogation, de ne pas l’avoir suffisamment politisée. Il y a bel et bien une « crise du militantisme », mais c’est un « fait politique » [45]. « Le personnel est politique », selon la formule lancée par le Women’s Lib et reprise en France notamment par le Mouvement de libération des femmes ; il convient donc de politiser ces questions et non de les personnaliser ; c’est précisément de n’avoir pas considéré ces interrogations comme politiques, d’avoir confiné « le politique » dans un périmètre trop étroit, au final étriqué, qui porte ces découragements à l’incandescence ou au désespoir.
L’« angoisse militante » est le fruit d’une histoire, celle de la nuit du stalinisme, celle du temps où il était « minuit dans le siècle », comme l’écrivait Victor Serge. « Le stalinisme a définitivement tué le militant “innocent” ». L’« ère du doute » s’est installée. Mais il y a lieu aussi de surmonter la tentation de la désolation, par le soupçon actif et politique : « militer aujourd’hui c’est militer dans le doute et la critique permanente. C’est forcément salutaire ». La conscience des « déchirements » qui fissurent l’expérience des militant-e-s révolutionnaires, est aussi un appel déterminé à l’interrogation franche et ouverte sur l’affectivité [46].
De nouvelles lignes de faille précisément s’assument désormais. Parmi elles : la fracture entre public et privé. Denise Avenas et Alain Brossat ne craignent pas d’évoquer « l’impossibilité de surmonter la béance » entre l’existence privée et l’engagement [47]. Frédérique Vinteuil parle pour sa part de « la vie dite privée », « cette vie privée que la tradition du mouvement ouvrier n’envisage qu’en tant qu’elle limite, qu’elle menace la vie publique » [48]. La mise à distance indique la difficulté d’aborder le sujet, les tabous qu’il faut surmonter pour mieux s’y confronter. Le neuf ici tient à cette interrogation insistante, en lien évident avec les évolutions sociales globales, la « révolution » du féminisme et des sexualités en particulier, mais aussi l’influence de la psychanalyse alors à l’apogée de son ascendance politique. Une fois de plus, ce qui importe dans les rangs de l’organisation, c’est la politisation de la question. Elle est bien prise à bras le corps – le corps y occupe d’ailleurs une place à part entière. Un certain nombre d’articles font état des contradictions intimes qui assaillent les militant-e-s révolutionnaires, contestataires de la société dans laquelle il leur faut pourtant bien vivre. Et c’est ce tiraillement qui est source de déchirement, par la « contradiction entre la conscience et l’existence » rendant la « vie révolutionnaire profondément insécurisante [49] ». La fracture des affects vient de ce que les militant-e-s souhaitent être la « négativité de la bourgeoisie » mais « appartiennent à cette société comme toute antithèse à la thèse », en procèdent, comme « le produit et le poison » [50].
De l’intervention féministe à la place des femmes dans l’organisation
Quelle que soit la réponse finalement apportée à ces débats, les militant-e-s du moins s’en saisissent, signe d’un autre « Que faire ? » en période de reflux et de relatif désarroi. Ils et elles ne négligent plus son importance et sa prise de conscience. C’est au cours des années 1970, évidemment en lien avec les mouvements féministes, que ce courant politique accorde à la place des femmes dans la société en général et dans les organisations révolutionnaires en particulier une véritable réflexion. Par-delà, les femmes jouent un rôle important dans l’élaboration théorique et pratique sur le sujet de l’individu dans le parti et de la place des émotions. On pourrait y voir la confirmation de l’approche différentialiste, selon laquelle les femmes se préoccupent par essence davantage des autres – en raison de leur éducation et donc d’une construction psychosociale. Mais le rôle qu’elles jouent dans la dynamique impulsée à ces discussions tient aussi à la conscience de ce que leur impose l’organisation. Les femmes représentent 29 % des membres de la LCR en décembre 1974, mais elles ne sont que 16 % dans les instances de direction [51]. Bien que la Ligue soit la plus engagée des organisations trotskistes dans le mouvement féministe, certaines militantes évoquent cependant le « phallocratisme » qui continue d’y régner, même s’il a « disparu sous ses formes les plus grossières ». Elles pointent du doigt les codes implicites du service d’ordre, cinglent les allures de « cow boy » et les rouleurs de « mécaniques », étrillent certaines postures physiques adoptées par les militants dans les réunions comme une réaffirmation insistante de leur virilité : accentuations polémiques, gestes décidés, ton et voix déterminés à en imposer [52]… De telles attitudes engagent le militant dans sa personne même ; elles renvoient à sa psychologie, étalonnée à l’aune de normes collectives supposées, intériorisées et même, au sens strict, incorporées. La nouveauté tient au fait qu’il y a lieu désormais de les considérer, sinon de les traquer. Le travail de dévoilement qu’opèrent les femmes principalement – mais certains hommes y prennent aussi leur part – se révèle essentiel en ce qu’il dénaturalise et repolitise les manifestations du « moi » et leurs incidences pour l’organisation.
Certain-e-s attirent également l’attention sur les conséquences de l’existence fréquente des couples militants dans le parti. De fait, l’endogamie concerne plus de 60 % des membres : ce phénomène « semble découler du mode de vie militant » « et même le renforcer en évitant les sources de conflit ou de tension identitaire » [53]. L’exigence et l’intransigeance de cet engagement, débordant sur la sphère de l’intimité, seraient à l’origine de cet entremêlement renforcé entre vie privée et vie militante. L’organisation est un lieu de rencontre ; elle unit par des liens non seulement politiques mais affectifs ; au vu de cet investissement, l’endogamie permet l’évitement – relatif cependant – des querelles portant sur la distribution et l’attribution du temps quotidien. Cependant, elle est source d’autres conflits, que mettent en évidence certain-e-s militant-e-s : ils et elles soulèvent notamment le problème des couples se réunissant dans une même cellule, avec cet avantage évident d’un temps militant vécu ensemble et cet inconvénient, moins visible et plus insidieux, d’une domination masculine reproduite : hésitation des femmes devant la prise de parole, relative soumission aux propositions et idées de leur compagnon, manque d’initiative dans l’élaboration [54]…
Une fois encore, plusieurs positions s’expriment sur le sujet. Nul ne remet en cause l’existence de « groupes femmes » ou « groupes de conscience » dont le travail est « centré sur le vécu » – ces réunions non mixtes s’inspirent des pratiques du mouvement féministe. Cependant certains récusent la « théorisation du rôle des femmes dans l’organisation » et s’insurgent face à l’idée qu’elles auraient pour « mission, à cause de certains problèmes touchant à la parole, aux rapports de force, la violence, de changer les rapports de force dans l’organisation ». Ce serait à leurs yeux confiner la femme dans un « rôle réactionnaire » : celui de « pacificatrice » [55]. Une nouvelle fois donc, l’argumentation procède d’une politisation. En l’occurrence, il s’agit de s’opposer au différentialisme essentialisé – alors même qu’à l’époque il est encore peu théorisé [56].
Conclusion
Nous avons tenté de saisir en quelques mots les orientations stratégiques essentielles mises en avant par la IVe Internationale dans une décennie marquée par des mobilisations de masse actualisant l’espérance révolutionnaire dans un certain nombre de pays d’Europe et leurs effets sur les pratiques militantes alors même que se développent également les mouvements féministes dits de la « seconde vague » dans nombre de ces pays. Nous avons évoqué certains des canaux par lesquels circulent non seulement des éléments d’appréciation sur les situations variées mais également des débats stratégiques. Il faut aussi souligner que, au milieu de ces débats s’égrènent un certain humour et même une forme d’auto-ironie, peut-être pour conjurer la difficulté d’être, toujours, une petite minorité. Un dessin paru en février 1981 dans Barricades, le journal des Jeunesses communistes révolutionnaires, montre ainsi Trotsky seul au milieu de nulle part, en pleine mer, sur un radeau : moralité politique, il faut savoir ramer à contre-courant. Cette malice caractéristique aide sans doute à « tenir », d’un point de vue individuel et militant.
Ludivine Bantigny et Fanny Gallot
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