Un juge fédéral au Texas a demandé à la FDA, la Food and Drug Administration (qui a notamment le mandat de permettre la commercialisation des médicaments sur le territoire américain) de suspendre l’autorisation de la Mifepristone, une pilule abortive utilisée aux USA depuis 2000 dans plus de la moitié des avortements.
Le juge Kacsmaryk, connu par ailleurs pour ses positions homophobes et transphobes, est proche des milieux militants anti-avortement dont « l’argument » est que la Mifepristone n’est pas « sûre » pour la santé des femmes. En gros, un groupe de fanatiques et UN juge s’estiment plus compétents sur le plan scientifique que la plus haute Administration de la santé du pays. En particulier, le juge prétend les femmes seraient démunies sur un plan psychologique après l’utilisation de la pilule abortive. Il faudrait donc leur interdire d’avorter, elles ne savent pas ce qu’elles font, un propos classique chez les anti-choix : « c’est pour leur bien, c’est pour leur santé ». En d’autres termes, les femmes n’auraient pas de libre-arbitre et comme elles n’ont pas de libre-arbitre… imposons-leur nos décisions concernant leur corps ; tel est le raisonnement.
Dans son jugement, le juge utilise un vocabulaire qui est directement emprunté aux militants anti-avortement. Il refuse d’utiliser le mot « fœtus », par exemple, et parle systématiquement de « personne à naître », d’« enfant à naître ».
Pour fonder sa décision, le juge Kacsmaryk s’appuie sur une loi qui date de 1873, la Comstock Act, obsolète depuis 100 ans, qui interdit l’envoi par la poste de tout élément ou information relatifs à l’avortement et à la contraception.
Les enseignements politiques
Premièrement, cette décision nous dit que les adversaires les plus durs de l’avortement ne vont pas s’arrêter avec la décision Dobbs de la Cour suprême de juin 2022 qui supprime le droit constitutionnel à l’avortement et laisse à chaque État fédéré la possibilité de légiférer sur le sujet. Là, on est dans la dynamique d’une interdiction pure et simple sur l’ensemble du territoire des États-Unis. L’argument de la démocratie (c’est au peuple de décider dans chaque État) n’a pas tenu longtemps, preuve qu’il n’en était pas un.
Selon la juriste et spécialiste de ces questions Mary Ziegler, au-delà de la pilule abortive, le but est bien de trouver les moyens d’interdire, et même de criminaliser l’avortement à l’échelle nationale.
Est-ce surprenant ? Non. Et on le voit à la rhétorique utilisée ; il s’agit bientôt de demander à la justice de reconnaître les droits d’un fœtus, voire d’un embryon.
Quid de la procédure judiciaire ?
Premièrement, les pouvoirs du Juge Kacsmaryk sont limités : il ne peut pas obliger pas FDA à changer ses procédures d’autorisation de médicaments. Ce serait une violation de la loi fédérale. Il peut à la rigueur exiger, de sa part, un réexamen de sa décision, et cela prendrait des années. Il ne peut pas non plus l’obliger à interdire le médicament. Et il ne peut contraindre ni l’industrie pharmaceutique d’arrêter de le fabriquer, ni les pharmacies de ne plus le vendre. La FDA peut donc tout à fait ignorer cette décision du juge Kacsmaryk. Et du reste, le ministère américain de la Justice vient de faire appel de celle-ci.
Deuxièmement, juste après la décision texane, un autre juge fédéral, à Washington, a publié un jugement contraire, demandant la FDA de faciliter l’accès à ce médicament, sûr et efficace.
Selon la juriste Mary Ziegler, le fait qu’il y ait deux décisions de juges contraires l’une à l’autre pourrait amener l’affaire devant la Cour suprême. Mais en attendant... Cela instille le doute chez certaines patientes et la peur chez certains médecins. Et les anti-choix poussent leurs pions. Rappelons qu’il y a quelques années à peine, des lois locales fixant à 6 semaines le délai légal pour avorter étaient considérées comme ahurissantes. On a vu le résultat.
Imaginons que dans quelques mois ou dans quelques années, la Cour suprême interdise la pilule abortive partout (elle est déjà interdite dans les Etats fédérés qui ont banni l’avortement). Les conséquences en seront que le marché noir va prospérer et les pilules vendues ne seront pas safe. Car les femmes continueront de vouloir s’en procurer… Au péril de leur santé et de leur vie. Comme avec toute mesure restreignant l’avortement, partout dans le monde. Autre effet direct : si l’on estime qu’un juge a le pouvoir de rejeter un médicament pour des raisons politiques, il peut le faire pour tous les médicaments.
Quant au parti républicain…
Malgré sa contre-performance aux élections de mi-mandat de novembre dernier, notamment en raison de l’arrêt Dobbs à la Cour suprême qui a mobilisé l’électorat démocrate, le parti républicain continue sa croisade anti-avortement. En janvier dernier, il a adopté une résolution demandant au Congrès d’aller aussi loin que possible dans ce domaine (pour l’instant les élu.e.s à Washington n’en veulent pas). Il y a quelques jours, dans le cadre d’une élection populaire, les républicains ont perdu largement un siège décisif à la Cour suprême du Wisconsin. En Caroline du Sud, certains ont proposé une loi pour faire de l’avortement un crime… punissable de la peine de mort (cherchez la logique).
Que se passera-t-il en 2024 ? La campagne sera marquée par ce sujet, c’est vraisemblable. Mais le parti n’a pas pris la mesure du décalage immense avec l’opinion publique. C’en est presque fascinant.
Marie-Cécile Naves