Quand on veut tuer son chien, on l’accuse d’avoir la rage. Quand on veut tuer une association, on l’accuse d’« ambiguïtés face à l’islamisme radical ». Interrogée mercredi 12 avril lors des questions au gouvernement, au Sénat, la première ministre Élisabeth Borne est revenue sur les propos du ministre de l’intérieur, Gérald Darmanin, la semaine dernière.
Celui-ci avait en effet déclaré, au sujet des financements publics de la Ligue des droits de l’homme (LDH) : « Je ne connais pas la subvention donnée par l’État, mais ça mérite d’être regardé dans le cadre des actions qui ont pu être menées. » Des propos flous qui avaient déjà suscité un tollé.
Mais la cheffe du gouvernement, qui n’avait déjà pas condamné les propos de son ministre la semaine passée, a été beaucoup plus loin devant les sénateurs et les sénatrices, en réponse à une question de la présidente du groupe communiste Éliane Assassi. Après quelques phrases par lesquelles Élisabeth Borne a dénoncé « une accusation tout aussi grave que mensongère » face à ceux qui parlent d’« une dérive autoritaire » du pouvoir, puis insisté sur l’importance « que les associations de soutien aux droits de l’homme poursuivent leur action de vigie, d’ailleurs largement financées par l’État et les collectivités », elle a lâché les coups. Un positionnement étrange venant d’une femme prétendument de gauche, mais qui, en sursis à Matignon, peut craindre de se voir remplacée par son ministre de l’intérieur.
Élisabeth Borne au Sénat, le 15 mars 2023. © Photo Ludovic Marin / AFP
« J’ai beaucoup de respect pour ce que la LDH a incarné, a déclaré Élisabeth Borne, insistant sur le fait qu’elle avait bien lu la tribune parue le jour même dans L’Humanité en soutien à l’association. Je ne comprends plus certaines de ses prises de position. Cette incompréhension n’est pas nouvelle. Elle s’est fait jour dans ses ambiguïtés face à l’islamisme radical et elle s’est confortée depuis quelques mois. Et je rappelle que cette association a attaqué un arrêté interdisant le transport d’armes par destination à Sainte-Soline. »
Que reproche exactement la ministre à la LDH quand elle parle de ses « ambiguïtés face à l’islamisme radical » ? Sollicité par Mediapart, son cabinet indique qu’elle faisait référence à « des choses publiques. Par exemple, le fait que la LDH soit la seule grande association de défense des droits humains qui ne s’est pas portée partie civile dans le procès de Charlie Hebdo ».
Difficile aussi de ne pas penser au fait que la LDH avait dénoncé « une dissolution politique » du CCIF (Collectif contre l’islamophobie en France), et s’était rendue coupable, aux yeux de ses détracteurs comme le Printemps républicain, mais aussi une partie de la gauche, d’avoir participé à la marche contre l’islamophobie, en 2019.
« Nous accuser d’ambiguïté avec l’islamisme radical, c’est pire que tout », déplore auprès de Mediapart Patrick Baudouin, le président de la LDH. « Il est évident » que l’association condamne l’islamisme radical qui véhicule « tout ce que nous dénonçons, car cela va dans le sens inverse des valeurs que nous défendons sur la justice, l’État de droit, ou sur l’égalité hommes-femmes », précise-t-il. Et d’ajouter : « Semer ce fiel sur notre proximité avec l’islamisme radical, c’est inadmissible. »
Derrière les accusations d’Élisabeth Borne, le président de la LDH voit également un écho des tensions qui avaient eu lieu entre le ministre de l’intérieur et l’association au moment de l’affaire Iquioussen, lors de laquelle la LDH était intervenue pour contester l’arrêté d’expulsion de l’imam. L’association avait en effet jugé que « l’expulsion du territoire français de l’intéressé serait effectuée en violation manifeste des règles de droit et notamment du droit au respect dû à la vie privée et familiale ».
« Des propos que la LDH désapprouve au plus haut point et sans aucune réserve, datant de plusieurs années, ne sauraient en effet justifier son expulsion du territoire français, où il est né, y a toujours vécu et où il a fondé sa famille et alors même qu’il n’a jamais fait l’objet de la moindre condamnation pénale », avait également déclaré l’association, en s’attachant manifestement trop au droit pour le gouvernement.
« À l’époque, j’avais fait plusieurs plateaux télé pour expliquer que nous dénoncions cette expulsion et qu’il devait être poursuivi pénalement en France, mais aussi que nous condamnions ses propos antisémites et sa vision du monde moyenâgeuse. Mais Gérald Darmanin en avait fait un étendard politique », raconte Patrick Baudouin. Si les récents propos de Gérald Darmanin, « qui est souvent dans l’outrance », ne l’ont pas étonné, en revanche, « qu’Élisabeth Borne jette l’hallali [le] surprend car [il] continue de la classer dans le camp républicain ».
Dans son intervention au Sénat, la première ministre tente également d’enfoncer un coin entre les bonnes et les mauvaises associations. « Cette incompréhension est partagée par de nombreux acteurs associatifs et dans une lettre adressée hier au président de la Commission nationale consultative des droits de l’homme, le président de la Licra a dénoncé les dérives et la défaillance de la Ligue des droits de l’homme », a-t-elle estimé.
Dans son courrier, la Licra dénonce les prises de position de la LDH, reprises par la Commission nationale consultative des droits de l’Homme (CNCDH), dans les suites des violences de Sainte-Soline. La CNCDH avait en effet fait part de ses interrogations face au « caractère structurel des violences policières illégitimes » qu’elle a « déjà largement documenté ». Elle avait également parlé de la « quasi-impunité dans laquelle opèrent les forces de l’ordre lorsqu’elles commettent des exactions » et dénoncé « la rhétorique du ministre de l’intérieur » visant « à dénigrer les défenseurs des droits humains et les organisations de la société civile, et à menacer de toucher à leurs subventions ».
D’où sans doute cette conclusion de la première ministre face aux sénateurs et sénatrices, en guise de réponse anticipée peut-être aussi, au rapport sur Sainte-Soline que prépare la LDH, puisqu’elle termine sa réponse par un « hommage aux policiers et aux gendarmes qui connaissent leur devoir d’exemplarité, assurent l’ordre républicain dans notre pays et dont plus de 1 800 ont été blessés depuis début janvier ». Car d’après Élisabeth Borne, « manifester est un droit fondamental, ce n’est pas en excusant des violences qu’on le défend ».
L’avocat Arié Alimi, qui avait lui aussi participé à la marche contre l’islamophobie en 2019 et qui défend régulièrement des victimes de violences policières, estime quant à lui qu’« après les attaques contre les chercheurs, les enseignants, ce sont les associations de droits humains qui deviennent des cibles ». « Le schéma de l’islamo-gauchisme a fait long feu, mais il est recyclé à défaut d’intelligence politique. Mme Borne devrait pourtant savoir ce à quoi ce type de raisonnement conduit », déplore-t-il.
« On assiste à un dangereux dérapage du gouvernement qui offre une opportunité de respectabilité des idées liberticides des extrêmes droites », a pour sa part commenté le sénateur communiste Pascal Savoldelli.
Après la sortie de Gérald Darmanin, la semaine dernière, la LDH a, par la voix de son président qui espérait « dialoguer et échanger dans le calme », demandé un rendez-vous à la première ministre. Son cabinet affirme lui avoir répondu favorablement. En accusant publiquement cette association plus que centenaire d’accointances avec les islamistes et de soutien aux violences, en faisant le tri entre les bonnes et les mauvaises associations, en réfutant d’emblée toute possibilité de violences policières, Élisabeth Borne a apporté, pour l’heure, une réponse moins calme qu’autoritaire.
Pauline Graulle et Christophe Gueugneau