« Rendez-vous dans la rue », « On continue », « 64 ans c’est non ». Lundi 20 mars, en fin de journée, les élu·es de La France insoumise (LFI) brandissent à nouveau des pancartes dans l’hémicycle de l’Assemblée nationale. Le résultat du vote sur la motion de censure transpartisane, déposée par le groupe Libertés, indépendants, outre-mer et territoires (Liot), vient de tomber : 278 député·es ont voté en sa faveur (voir le détail du vote).
La balle n’est pas passée loin. Il fallait 287 voix pour mettre fin à la réforme des retraites et renverser le gouvernement. Neuf voix ont donc manqué. Alors que des « démission, démission ! » résonnent, le gouvernement fait pâle figure. Derrière les ministres, les bancs de la « majorité présidentielle », dont on ne sait plus si elle mérite vraiment ce nom, sont pour beaucoup désertés depuis le début des débats.
Les députés de la Nupes brandissent des pancartes « 64 ans c’est non » après le vote de deux motions de censure à l’Assemblée nationale, le 20 mars 2023. © Photo Bertrand Guay / AFP
Si seul·es les député·es favorables à la motion de censure avaient la possibilité de voter à ce scrutin, l’absence des député·es de la majorité témoigne tout de même d’un malaise profond au sein des troupes macronistes, qui souhaitaient dans leur écrasante majorité aller au vote jeudi dernier sur le fond de la réforme. La fébrilité du gouvernement, craignant de voir leur texte rejeté, en a décidé autrement, avec le 49-3. Le sentiment de solitude autour d’Élisabeth Borne était encore plus palpable lundi, même si la réforme est désormais « considérée comme adoptée », selon les termes exacts de la Constitution.
« Aujourd’hui, il n’y a plus de majorité dans cet hémicycle. On ne peut pas continuer avec un homme seul là-haut qui continue de manière monomaniaque à gouverner contre le peuple », assène le député LFI François Ruffin, face à la nuée de journalistes réunis dans la salle des Quatre-Colonnes du palais Bourbon. « Quand le compte n’y est pas, on retire sa réforme », appuie le socialiste Boris Vallaud.
Si le compte n’y est pas, c’est que plusieurs député·es Les Républicains (LR) ont finalement désobéi à la ligne de leur parti pour voter la censure. Pas en nombre suffisant – 19 des 61 élu·es du groupe ont franchi le pas, en majorité des proches de Laurent Wauquiez –, mais assez pour faire trembler le pouvoir. Trois députés de la droite d’opposition sont allés jusqu’à voter la motion de censure présentée par le Rassemblement national (soutenue par 94 voix).
Des fractures béantes
Après le résultat du vote, Aurélien Pradié, devenu l’une des figures de la fronde LR, lance « un cri d’alerte » : « La première ministre et le président de la République ne peuvent pas ignorer cet électrochoc considérable. Qui peut croire qu’on peut mettre la poussière sous le tapis encore longtemps ? Ce texte est empoisonné. Il y a des fractures dans le pays qui demain ne seront peut-être pas cicatrisables. Dans quelle démocratie va-t-on ? Les institutions sont en danger, Emmanuel Macron ne peut pas continuer à jouer avec le feu. »
Plus explicite, un député macroniste lâche, sous couvert de l’anonymat : « C’est le Rassemblement national qui va ramasser la mise. » Un peu plus tôt, dans l’hémicycle, le discours de la députée RN Laure Lavalette, montée à la tribune pour défendre la motion de censure de son groupe, témoignait de la pleine conscience de l’extrême droite de l’avantage qu’elle pourrait tirer de la situation. « Nous ne craignons jamais les urnes et sommes prêts à y retourner », disait-elle, pointant tacitement la peur du gouvernement.
Pour le député LR Pierre-Henri Dumont, qui avait annoncé dès lundi matin qu’il voterait la motion de censure, le message est clair : « À partir du moment où le gouvernement dit que voter pour la motion de censure, c’est se prononcer sur un projet de loi, en avant Guingamp ! » La veille, la patronne du groupe Renaissance, Aurore Bergé, déclarait sur France Inter : « Si, pendant des semaines, des députés LR sont venus sur vos plateaux dire à quel point cette réforme était mal faite, il faut qu’ils assument, qu’ils votent la censure. »
Dans la salle des Quatre-Colonnes, Mathilde Panot, présidente du groupe LFI, se projette pour sa part vers la suite : « Rien ne s’arrêtera après cette motion de censure qui n’est pas passée à neuf petites voix. » L’intersyndicale appelle à une nouvelle journée de mobilisation jeudi 23 mars, qui fait espérer à l’élue une « motion de censure populaire ». C’est aussi ce que souhaite Jean-Luc Mélenchon, qui rappelle que le contrat première embauche (CPE) avait été retiré en 2006 après avoir été voté, grâce à la mobilisation.
Sur la place du Palais-Bourbon, qui jouxte l’Assemblée, le triple candidat à la présidentielle a donné rendez-vous aux journalistes. Pendant qu’une délégation de député·es LFI se rend place Vauban, près des Invalides, où la manifestation grossit à vue d’œil, Jean-Luc Mélenchon commente ce qu’il juge être le crépuscule du macronisme : « Ce soir, quelque chose est déchiré en profondeur. Neuf voix d’écart signifient que le divorce est complet et que personne ne s’y retrouve. Le processus de la censure parlementaire n’est pas passé, le moment est venu de passer à la censure populaire. »
Plutôt que de compter sur l’issue de la saisine du Conseil constitutionnel, ou celle du référendum d’initiative partagée (RIP), le leader de LFI regarde vers la grève : « Il faut obtenir par la grève, par la mobilisation, le retrait du texte. Macron doit prononcer des mots simples : “Je retire le texte.” » S’ils soutiennent aussi les manifestations, les communistes veulent également faire monter le scénario du RIP : « Il faut qu’on tende une corde supplémentaire à notre arc avec le RIP, car ça permettra d’aller auprès des gens et d’occuper le terrain politique, de poursuivre le bras de fer avec le RN. Nos sections sont prêtes », confie le député Hubert Wulfranc.
Des manifestants de plus en plus déterminés
À deux pas du palais Bourbon, la tournure que prend la manifestation, au même moment, témoigne d’une colère populaire qui pourrait ne pas vouloir attendre les neuf mois réglementaires pour un tel référendum. Les assemblées générales (AG) des étudiant·es, massives ce matin, attestent aussi d’un mouvement qui ne s’essouffle pas, et qui pourrait même s’amplifier avec de nombreux blocages d’universités mardi.
Pour guetter le résultat du vote des député·es, plusieurs centaines de personnes se sont regroupées place Vauban, autour d’un ballon vert accroché à une camionnette de Sud Rail, en y croyant vaguement. « On a un peu d’espoir quand même », indique Sofian, étudiant à Versailles, en mangeant des madeleines avec deux camarades. « Sur un malentendu…, réagit Théo. Compter sur [le parti] Les Républicains pour contrer une réforme de droite, faut le faire. Mais si on n’était pas utopistes, on ne serait pas là. »
Alors que les discussions sont encore en cours dans l’hémicycle, certain·es manifestant·es anticipent déjà les conséquences d’un rejet de la motion de censure transpartisane. « Ça va s’énerver ! »,juge ainsi Sofian. « La pression populaire va s’accentuer »,certifie Théo. Cet étudiant n’a pas encore fait de rassemblements sauvages. « Mais si vraiment ça s’embrase, on ira ! » Il sourit. « Enfin, peut-être… »
La camionnette diffuse les dernières interventions de l’Assemblée. On écoute à peine, assis sur l’herbe du terre-plein. « J’ai vu la BRAV [brigade de répression des actions violentes – ndlr] à moto dans les jardins des Tuileries, s’exclame un militant plus âgé. Dans les jardins, à moto !, répète-t-il. On voit ça dans quel pays ? » « J’espère que la motion va passer, vu le mécontentement que la réforme a soulevé, les députés ont quand même des comptes à rendre », veut encore croire Anna.En ce moment, cette universitaire quadragénaire participe à une action par jour, et se mettra en grève dès le rejet de la censure.
Cette motion, Razika « n’y croit pas du tout ». « Ça serait bien qu’il y ait une révolution, dit-elle. Les politiques ne sont pas là pour nous, mais les manifestations, on y croit. On croit dans la rue. Il y a de plus en plus de monde qui sort ! » Non loin, deux militants, drapeaux du Parti communiste français (PCF) à la main, échangent sur la violence policière. « Le PCF devrait avoir une équipe de médics », dit l’un. « On n’en est pas encore là », lui intime son ami.
L’échec de la censure, « ça va remettre une pièce dans la machine »,avance Virginie, une cheminote en grève depuis le 8 mars, qui précise qu’elle a « mis de l’argent de côté ». « Je vais pas tenir trois mois non plus,rit-t-elle, mais c’est un conseil que je donne, mettre de l’argent de côté pour la grève ! »
Colère dans la rue, règlements de comptes dans l’hémicycle
À la sono, c’est au tour d’Adrien Quatennens d’intervenir. On siffle. On coupe même le son. Le discours d’Élisabeth Borne est suivi sur l’autoradio de la camionnette. La première ministre est en train de défendre dans l’hémicycle son passage en force, comme si de rien n’était. Les député·es LFI se lèvent dès qu’elle monte à la tribune. « Le 49-3 n’est pas l’invention d’un dictateur, mais le choix profondément démocrate qu’a fait le général de Gaulle et qu’a approuvé le peuple français », déclare la cheffe du gouvernement.
À 16 heures, c’est le député centriste Charles de Courson qui avait ouvert les prises de parole dans l’hémicycle, avec un ton aussi mesuré dans la forme que tranchant sur le fond. Défendant la motion de censure déposée par son groupe, et signée par l’ensemble des composantes de la Nouvelle Union populaire écologique et sociale (Nupes), l’élu de la Marne a tapé fort contre l’œuvre législative du gouvernement et son « mépris du Parlement ».
S’adressant directement à Élisabeth Borne, assise au premier rang entre le ministre du travail, Olivier Dussopt, et celui chargé des relations avec le Parlement, Franck Riester, il a lancé : « Madame la première ministre, relire aujourd’hui votre discours de politique générale est cruel. Vous avez échoué à rassembler, à convaincre, alors vous avez cédé à la facilité, et évité la sanction du vote. Rien ne vous obligeait au 49-3. Ce vote [refusé par le gouvernement, jeudi dernier – ndlr], vous l’auriez très probablement perdu, mais c’est la règle en démocratie. »
Faisant part de son « inquiétude » face à un « pays qui se déchire », Charles de Courson en a appelé à « retrouver le chemin de l’écoute, du dialogue, du respect… », sans pouvoir finir sa phrase, la présidente de l’Assemblée nationale, Yaël Braun-Pivet, jugeant le moment opportun pour lui couper net le micro après ses dix minutes réglementaires. Le centriste a néanmoins poursuivi son discours pendant plusieurs secondes, sans qu’on l’entende, sous l’ovation debout de la totalité des député·es de la Nupes.
Toute la journée, les interventions des différents groupes politiques ont viré aux règlements de comptes, chacun·e s’accusant mutuellement d’avoir mis le pays dans un état proche de l’explosion. Aurore Bergé, la présidente du groupe Renaissance, a enchaîné les coups portés tour à tour contre la Nupes et la prétendue « grande coalition » qu’elle s’apprêterait à former avec le RN et Liot – « J’ai honte du tapis rouge que vous dressez à l’extrême droite », a-t-elle lancé aux bancs de la gauche – ; contre la droite LR et ses « calculs individuels » bien loin de « l’intérêt général » ; et contre l’extrême droite « car oui, c’est ce que vous êtes au fond ».
Des paroles bien vaines au regard du résultat du vote, qui témoigne d’une défiance encore jamais atteinte vis-à-vis de la réforme des retraites et, plus encore, de l’exercice du pouvoir d’Emmanuel Macron. Si la prétendue aile gauche de la « majorité présidentielle » conserve encore, après tant d’années et de déceptions, l’espoir de reprendre la main sur la suite du quinquennat – notamment avec la loi « grand âge » et une potentielle loi « superprofits » –, il est peu probable que cela suffise.
Place Vauban, le résultat du vote provoque une rumeur sourde et un mouvement de foule vers l’avenue de Villars et le quartier Montparnasse. Une manifestation sauvage, déjà. Et un slogan : « Nous aussi, on va passer en force ! » Les policiers de la BRAV et des compagnies d’intervention barrent la route du cortège improvisé. Demi-tour. Après plusieurs tentatives, la foule nassée de toutes parts par des cordons policiers quitte les lieux, au compte-goutte, pour se diriger vers d’autres points de rassemblement.
Sans attendre les initiatives de l’opposition, Élisabeth Borne annonce dans la soirée qu’elle va « directement » saisir l’institution de la rue de Montpensier pour un examen du texte « dans les meilleurs délais ».
Tout le monde, à l’instar du communiste Hubert Wulfranc, s’interroge sur le coup d’après : « Macron a forcément une stratégie, ce n’est pas possible autrement. Il est à la croisée des chemins, il ne peut pas rester quatre ans avec une majorité scotchée à 28 points de popularité. » À la tribune, Mathilde Panot ne prêtait pas autant de ressources à l’exécutif. Sa conclusion avait même des airs d’oraison funèbre : « Même l’empereur Caligula a été vaincu ! C’était après s’être regardé dans le miroir. Qu’Emmanuel Macron contemple son reflet. Il y verra bientôt sa chute. »
Mathieu Dejean, Pauline Graulle et Karl Laske