Se rendre en Russie, c’est, pour Xi Jinping, affirmer de façon éclatante son soutien à Vladimir Poutine à un moment critique de la guerre en Ukraine, et quelques jours après l’émission d’un mandat d’arrêt à l’encontre du président russe par la Cour pénale internationale. Par ce geste, le leader chinois rappelle au monde que l’axe sino-russe est solide.
Alternative à une Europe désormais hostile, la République populaire de Chine (RPC) est, pour la Russie, bien plus qu’un soutien de circonstance. C’est un allié réel dans les enceintes internationales et sur les marchés mondiaux pour contrer l’influence occidentale en général et américaine an particulier.
Pour autant, l’Occident fait-il désormais face à un bloc des régimes autoritaires doublé d’une alliance eurasiatique ? La relation sino-russe est aussi traversée de méfiances réciproques, de rivalités ouvertes et même de compétitions féroces.
Contre la relation transatlantique, un axe eurasiatique
Le soutien de la RPC à la Russie est loin d’être conjoncturel. Les deux pays n’ont cessé de développer leurs échanges et leurs coopérations au cours deux dernières décennies. Après avoir, en 1994, résolu leurs différends frontaliers issus de la période soviétique, ils ont conclu, dès 2001, un partenariat stratégique bilatéral qui s’est matérialisé sur plusieurs plans.
Les échanges commerciaux ont crû de façon régulière malgré les crises économiques (2008, 2014, 2021). Ils ont même atteint en 2022 le niveau de 190 milliards de dollars, un record, et une augmentation de 30 % par rapport à 2021.
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La RPC est devenue dès 2010 le deuxième partenaire commercial de la Russie, derrière l’Union européenne dans son ensemble, mais devant tous les pays de l’UE pris individuellement. Fourniture d’énergie, de minerais et de matériel de défense côté russe, exportation de machines-outils, de produits pharmaceutiques et de composants électroniques côté chinois : les complémentarités se sont rapidement renforcées par l’instauration d’échanges financiers en roubles et yuans et d’une banque de développement au sein des BRICS.
Le gazoduc Force de Sibérie, lancé en 2014 et inauguré en 2019, relie la Sibérie au nord-est de la Chine. Elle sera bientôt renforcée par Force de Sibérie 2. Ces infrastructures donnent à la Russie un débouché alternatif à l’UE, engagée dans une stratégie de sevrage des hydrocarbures russes. Elles offrent également à la RPC un fournisseur d’énergie à bas prix au moment où les États-Unis ont repris une position de leader sur les marchés mondiaux de l’énergie.
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Ce partenariat est largement cimenté par la contestation de l’Occident sur la scène internationale. Bien avant l’arrivée de Xi Jiping au pouvoir en 2013 et avant la rupture de la Russie avec l’Occident en 2014, les deux anciens empires remettaient déjà en cause l’action internationale des États-Unis en particulier et des Occidentaux en général : au Conseil de sécurité des Nations unies (CSNU) comme partout dans le monde, les diplomaties chinoises et russes se sont mutuellement épaulées pour critiquer les interventions de l’OTAN à l’étranger (Serbie, Afghanistan), pour contester les régimes démocratiques libéraux et pour dénoncer les « doubles standards » d’un Occident qui violerait les règles qu’il entend imposer aux autres acteurs internationaux.
Au CSNU, le droit de veto a été abondamment utilisé par la Russie (29 fois) et par la RPC (15 fois) depuis 1991 pour contrer les condamnations occidentales sur l’Ukraine, Taïwan, le Xinjiang, etc. On constate donc une « alliance défensive objective » entre puissances nucléaires membres permanents du CSNU.
Cet attelage anti-occidental se double d’une certaine coopération à l’échelle eurasiatique : conjointement créatrices de l’Organisation de Coopération de Shanghaï (OCS) en 2001, Russie et Chine ont cherché à instaurer une véritable hégémonie conjointe en Eurasie pour lutter contre le terrorisme, le séparatisme et le crime organisé dans la région. Mais aussi pour contrer l’influence des États-Unis dans la région suite aux guerres d’Irak et d’Afghanistan. L’OCS rapproche lors d’exercices militaires réguliers dans toutes les dimensions (air, terre, mer, cyber) les deux puissances militaires et leurs alliés. Le soutien chinois à la Russie s’était signalé en septembre dernier par la participation de la RPC à l’exercice Vostok 2022 en Extrême-Orient.
La visite de XI Jinping à Moscou confirme que la RPC est un « foul weather friend » de la Russie, autrement dit un allié même par temps de crise : en Eurasie et à l’ONU, sur le plan économique et dans les domaines militaires, le partenariat stratégique sino-russe est réel et prétend porter une vision du monde alternative (et hostile) à celle de l’Occident. De façon plus concrète, la RPC soutient discrètement l’invasion russe en refusant d’adopter des sanctions, en alimentant le complexe militaro-industriel russe et en proposant récemment un plan de paix russo-ukrainien qui met l’accent sur les garanties de sécurité pour la Russie.
De la méfiance aux rivalités
Européens et Américains doivent-ils donc se préparer à contrer un bloc des régimes autoritaires dont la Chine et la Russie seraient les chefs de file, avec l’Iran, la Syrie, la Corée du Nord, la Syrie ou encore les régimes d’Asie centrale ? Le risque géopolitique d’une « désoccidentalisation » du monde est réel. Mais il doit être nuancé.
Entre Moscou et Pékin, les sources de défiance sont réelles. La Russie redoute depuis longtemps le poids économique, démographique et militaire de la Chine, en particulier dans son propre Extrême-Orient dépeuplé et sous-développé. En matière de population et de PIB, le rapport est structurellement de 1 à 10 en faveur de la RPC. La tenue d’un sommet de l’APEC (Asia-Pacific Economic Cooperation) à Vladivostok en 2012 répond à la volonté de Moscou de ne pas être rétrogradé au rang de faire-valoir ou de brillant second de la Chine. Et la remilitarisation de l’Arctique par la Russie a pour but de réaffirmer sa maîtrise d’une route maritime où Pékin affirme ses ambitions, brise-glace à l’appui.
Quant à la Chine, elle observe une réserve évidente et constante vis-à-vis des aventures expansionnistes de la Russie : elle n’a pas reconnu l’indépendance de l’Ossétie du Sud et de l’Abkhazie après la guerre russo-géorgienne de 2008. De même qu’elle n’a pas reconnu l’annexion des quatre provinces ukrainiennes prises par la Russie en septembre 2022. Et son plan de paix pour l’Ukraine a pour premier point le respect de l’intégrité territoriale du pays – sans préciser si cela signifie que la Chine souhaite que la Russie abandonne le Donbass et la Crimée. Bref, sur les questions existentielles de la géopolitique russe, la RPC laisse planer l’ambiguïté, entre soutien et médiation. Le bloc présente des signes évidents d’effritement.
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Les rivalités entre Chine et Russie sont même ouvertes en Asie centrale, en Asie du Sud et en Afrique. De nombreuses fissures apparaissent, comme à l’époque soviétique, dès qu’il s’agit d’hégémonie régionale. Les cinq États d’Asie centrale anciennement Républiques socialistes soviétiques sont l’objet d’une rivalité presque séculaire entre les deux anciens empires. D’un côté, la Russie a nourri son influence sur place par le biais d’organisations régionales qui excluent la Chine : l’Organisation du Traité de Sécurité collective (OTSC – 2002) sert de cadre à la coopération sécuritaire et militaire entre le « grand frère » russe et certaines de ses anciennes dépendances (hors Ouzbékistan) ; la Communauté des États Indépendants (CEI) et l’Union économique eurasiatique (UEE) donnent des cadres géographiquement et institutionnellement variables pour contrer le dynamisme chinois dans la zone.
Les « nouvelles routes de la soie » (OBOR puis BRI) lancées en 2013 étaient précisément destinées à secouer et contourner l’hégémonie russe : les investissements et les prêts massifs, la construction d’infrastructures ferroviaires et logistiques ainsi que l’installation d’une base militaire chinoise au Tadjikistan ont suscité des craintes très fortes à Moscou. Le partenaire stratégique chinois cherche en effet délibérément à marginaliser la Russie dans la région.
Le dynamisme russe en Afrique (Centrafrique, Mali, Burkina Faso, etc.) et en Asie du Sud (Inde, Vietnam) ne doit pas être réduit à la contestation de l’Occident (et de la France) sur des fronts extra-européens. Il doit aussi être compris comme une volonté de peser dans le rapport de force bilatéral sino-russe.
Ainsi, c’est avant tout pour gêner la Chine que la Russie a milité en faveur de l’adhésion de l’Inde à l’Organisation de Coopération de Shanghaï (OCS), qui s’est produite en 2016. Pour éviter d’être affaiblie, la RPC a répliqué en demandant l’adhésion de son allié pakistanais en même temps dans l’OCS. Intégrer l’Inde à l’OCS, c’est inviter le grand rival systémique de Pékin au sein d’une structure où la Chine risquait de dominer la Russie. Et, sur le plan bilatéral, Moscou a développé depuis longtemps ses échanges avec Delhi en matière de défense, de nucléaire et d’énergie, précisément pour ne pas dépendre uniquement de Pékin dans sa confrontation avec l’Occident. En un mot, pour Vladimir Poutine, le soutien de Xi Jinping est bienvenu, mais pourrait être gênant s’il était exclusif.
Dilemme européen
La visite de Xi Jinping à Moscou rappelle à l’Occident un risque géopolitique structurant : depuis deux décennies, les deux grandes puissances nucléaires et technologiques eurasiatiques ont convergé sur tous les plans pour contester ouvertement sa vision du commerce mondial, des relations internationales ainsi que des structures dédiées à la sécurité globale et régionale.
Le défi est de taille, en particulier pour les Européens qui voisinent depuis toujours avec la Russie et commercent depuis longtemps avec la Chine. Mais le véritable défi est-il de les traiter comme un bloc idéologiquement homogène dans une logique de confrontation ? Ou bien n’est-il pas plutôt de jouer des rivalités internes pour désolidariser ces puissances eurasiatiques en compétition ouverte dans au moins trois zones ?
Cyrille Bret, Géopoliticien, Sciences Po
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