En lançant une invasion d’envergure de l’Ukraine dans la nuit du 23 au 24 février dernier, le Kremlin s’est immédiatement retrouvé face à trois fronts : le théâtre de la guerre en Ukraine ; les condamnations internationales et la contestation à l’intérieur. Chacun de ces trois aspects intéresse au plus haut point le régime de Pékin.
Le rapprochement stratégique de la Chine et de la Russie est souvent présenté comme « solide » et déterminant dans le système international d’aujourd’hui. La réalité est plus nuancée. Les relations sino-russes sont, en effet, complexes et asymétriques.
Dans ce duopole, Xi Jinping dispose d’une supériorité indéniable qui se manifeste déjà sur de nombreux plans – et qui pourrait encore s’accroître si la guerre en Ukraine précipitait l’avènement d’une Russie post-Poutine. La Chine, qui est le premier partenaire économique de l’Ukraine (produits agricoles, minerais et axe de circulation des « Nouvelles routes de la soie »), sait que la guerre en cours, quelle qu’en soit l’issue, changera en tout état de cause la donne géoéconomique.
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Sur le front de la guerre en Ukraine : un soutien uniquement déclaratif
Le 4 février dernier, jour de la cérémonie d’ouverture des Jeux olympiques, Vladimir Poutine était reçu par Xi Jinping à Pékin. Les deux hommes ont affiché leur entente et leur volonté de faire front face à l’Occident, et abordé divers aspects de leur coopération, notamment dans le domaine des livraisons de gaz russe à la RPC ainsi qu’un bail (potentiel) de 99 ans accordé à la Chine sur des terres de Sibérie orientale s’étendant d’Irkoutsk (lac Baïkal inclus) jusqu’à Vladivostok.
Depuis l’attaque russe sur l’Ukraine, qui a débuté moins de trois semaines plus tard (il n’est pas impossible que cette temporalité soit due à la volonté de Moscou de ne pas démarrer les hostilités avant la fin des JO, auxquels Pékin conférait une importance colossale), le pouvoir chinois et ses médias reprennent le discours du Kremlin : la Russie, à les entendre, n’a pas déclenché une guerre mais seulement « lancé une opération militaire spéciale », les vrais « fautifs » de la dégradation de la situation étant l’OTAN, les États-Unis et l’UE.
Hua Chunying, porte-parole du ministère des Affaires étrangères chinois, assénait ainsi le 26 février dernier :
« Ce qu’il faut comprendre, c’est le rôle que joue l’un des principaux acteurs, les États-Unis ; ils sont à l’origine de cette crise en Ukraine. »
Au-delà des déclarations, Pékin ne fournira cependant aucun soutien militaire ou logistique à la Russie dans le cadre de la guerre en Ukraine. En revanche, le suivi des opérations militaires, des combats et des modalités tactiques jour après jour est et sera particulièrement intense du côté des responsables des affaires militaires et stratégiques chinoises. La guerre actuelle donne des clés importantes pour interpréter les capacités russes, ainsi que les modalités de réponse choisies par l’OTAN et les Ukrainiens.
Sur le front international : une posture de « silence stratégique »
L’Ukraine ne se trouve pas dans l’environnement stratégique voisin de la Chine. En ce sens, il n’y a là aucune priorité stratégique pour le régime de Pékin. Xi Jinping peut se permettre de prendre le temps d’observer, d’une part, l’évolution du front international (relations avec l’OTAN, l’UE, les acteurs privés ou non étatiques, tels les Anonymous) dans lequel Poutine a plongé la Russie et son peuple et, d’autre part, les fronts de la guerre en Ukraine (tactique et stratégique, cyber, spatial, etc.).
Tous ces éléments viendront enrichir le spectre stratégique du PCC dans divers scénarios dans l’environnement stratégique de la Chine : Taiwan, péninsule coréenne, relations avec le Japon, l’Inde, l’Asie centrale et les rapports de force sur mer.
C’est dans ce contexte international que Pékin use d’un certain « silence stratégique » pour peser et mesurer les actions de sa politique étrangère à venir selon l’évolution de la situation internationale dans le contexte de guerre en Ukraine.
Vidéo : Guerre en Ukraine : comment la Chine réagit-elle ? • RFI, 25 février 2022.
Pékin, de même que New Delhi et Abu Dhabi, s’est abstenu lors du vote de la résolution de l’ONU, condamnant l’agression de l’Ukraine par la Russie. Façon de ménager l’avenir et de se réserver une certaine marge de manœuvre, sachant que les répercussions de la guerre et des sanctions économiques (y compris en ce qui concerne l’exclusion des banques russes du système SWIFT) vont changer la situation le long des « Nouvelles routes de la soie », en particulier pour le transport ferroviaire, et plus généralement pour le commerce avec l’Ukraine, la Russie et la Biélorussie.
Enfin, tandis que les médias chinois, aussi bien tournés vers l’intérieur que vers l’étranger, insistent, nous l’avons dit, sur la prétendue culpabilité des États-Unis dans l’affaire ukrainienne, il semblerait que Huawei offre un soutien indirect et discret à l’infrastructure cyber de la Russie. Le tout converge dans une logique d’infoguerre et d’influence – un domaine où le régime a puissamment accru ses modalités d’action depuis le début de la pandémie de Covid-19.
Sur le front intérieur : les inquiétudes du régime chinois
Le pouvoir autour de Vladimir Poutine est aujourd’hui remis en question aussi bien par une partie du peuple russe que par une partie de l’élite politico-économique (militaires, intellectuels et services spéciaux).
La guerre en Ukraine a déclenché en Russie des manifestations d’opposition au Kremlin, et ce dans de nombreuses villes et régions du pays. Ces protestations, qui témoignent de l’existence d’une société civile russe distincte du pouvoir poutinien, sidèrent le pouvoir chinois, renvoyant aux formes diverses et protéiformes d’opposition en Chine même. Le régime de Pékin continue de verrouiller l’espace public et l’Internet chinois afin de se prémunir d’une montée en puissance des revendications et oppositions affichées par une opinion chinoise moins uniforme qu’il n’y paraît.
En outre, les décisions unilatérales de Vladimir Poutine suscitent une certaine remise en cause de ses décisions par plusieurs responsables russes, notamment du milieu des affaires. De plus, la guerre actuelle semble devoir se traduire, pour la Russie, par un coût humain, économique et matériel gigantesque qui affaiblira la légitimité du président.
Certes, le contexte de Taïwan n’est pas identique, géographiquement et géo-stratégiquement. Mais si la RPC décidait de prendre le contrôle de l’île par la force, elle se retrouverait sans doute à son tour face aux mêmes trois fronts que nous avons évoqués : la guerre, la condamnation internationale et le mécontentement d’une partie de sa propre population.
Raison de plus pour que Xi Jinping porte la plus grande attention au conflit russo-ukrainien alors que le XXᵉ Congrès du PCC doit le maintenir au pouvoir dans la durée, dans un contexte stratégique marqué par la question de Taiwan, les tensions en mer de Chine et les postures martiales de Pékin partout dans son environnement régional.
La chute de Poutine, une inquiétude pour Pékin ?
Poutine a déclaré unilatéralement une guerre dont la violence a suscité une résistance organisée en Ukraine, des sanctions occidentales lourdes et la montée de la contestation au sein du peuple russe. Cette situation pourrait conduire prochainement le système poutinien à sa perte. La chute de Poutine ne manquerait pas d’inquiéter profondément Pékin. Cependant, le PCC, autour de Xi Jinping, joue une forme tactique de « corde longue », s’exposant ouvertement le moins possible dans un soutien à Vladimir Poutine, misant même sur l’éventualité d’une Russie post-poutinienne.
Le vide potentiel laissé par Poutine verrait le régime chinois investir davantage l’espace d’influence diplomatique, économique et stratégique de la région eurasiatique (énergie, ressources naturelles, proximité avec les régimes en place…) sans avoir à prendre en charge la « gestion courante » des affaires publiques des régions impliquées.
La guerre de Vladimir Poutine en Ukraine en ce début d’année 2022 signe notre changement de siècle, historiquement et stratégiquement. L’Europe semble en avoir pris conscience. Pékin aussi ; mais alors que les Européens ont réagi avec une célérité qui a surpris plus d’un observateur, le régime de Pékin reste observateur et garde le temps de l’évolution de la guerre pour lui, restant à l’affût d’opportunités de gagner en influence.
Emmanuel Véron
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