Un millier de jeunes filles ont été victimes d’attaques au gaz dans leurs établissements scolaires, à travers tout le pays. Le régime a fini par reconnaître ces agressions, perpétrées, semble-t-il, par des « groupes de vigilants » islamistes, mais paraît peu disposé à mener l’enquête.
Comme le confie un chercheur iranien, c’est impossible à imaginer dans le pays de Hafez, Omar Khayyâm, Saadi et de tant d’autres grands poètes humanistes... Pourtant, jour après jour, les preuves s’accumulent.
Jusqu’à cette évidence glaçante : environ un millier de collégiennes et de lycéennes ont fait l’objet depuis plusieurs mois d’attaques au gaz toxique dans leurs établissements scolaires, ce qui a conduit des centaines d’entre elles à être hospitalisées, dont bon nombre sous masque à oxygène.
Après avoir longtemps mis en doute ces intoxications au gaz, le régime a commencé de reconnaître leur réalité. D’après les récentes estimations de la porte-parole de la commission parlementaire de la santé, Zahra Sheikhi, près de 800 élèves ont été affectées depuis les premiers cas d’empoisonnement par voie respiratoire. Mais le bilan pourrait être sensiblement plus lourd, notamment avec les dernières attaques : 26 pour la seule journée du mercredi 1er mars.
Le président Ebrahim Raïssi a fini par demander au ministre de l’intérieur, Ahmad Vahidi, de « suivre l’affaire au plus vite » et d’« informer » le public, afin de « balayer les inquiétudes des familles ».
La dernière attaque chimique recensée s’est produite jeudi 2 mars au soir, dans la résidence universitaire pour filles de l’université de 17 Sharivar, à Karadj, dans la grande banlieue de Téhéran. Là encore, plusieurs étudiantes ont dû être transportées d’urgence à l’hôpital.
La veille, les élèves de sept écoles de la ville d’Ardabil, à 450 km au nord-ouest de Téhéran, avaient aussi été victimes d’émanations de gaz, et 108 collégiennes ou lycéennes hospitalisées. Le même jour, dans la capitale iranienne, les écoles pour filles Zarazvand, Tehransar, Jajroudi, Imam Hossein, Esmat, Yarjani et Khalatbari ont également été frappées.
Le 28 février, l’agence de presse Tasnim faisait état de l’hospitalisation de 38 lycéennes de l’école Omar-Khayyâm de Pardis, dans la province de Téhéran. Le 26 février, Boroudjerd, une grande ville de 250 000 habitant·es située dans l’ouest de l’Iran, connaissait sa quatrième attaque en une semaine, chacune visant une école différente, avec un bilan global de 400 victimes.
Des cas apparus depuis novembre
Le phénomène des intoxications chimiques remonte en fait à plusieurs mois. La première avait été perpétrée dans la ville sainte de Qom, le 30 novembre, avec l’intoxication de 18 collégiennes de l’école professionnelle de Nour. De Kermanshah (Est) à Ispahan (Centre) et Boroudjerd, c’est donc tout l’Iran qui a été victime de ces attaques.
La multiplication de ces dernières, qui a provoqué des scènes de panique parmi les familles autour des établissements, a enfin fait réagir le conseil syndical des enseignants qui, dans un communiqué publié jeudi 2 mars, a pris une position sans équivoque en appelant tous les Iraniens et Iraniennes à manifester mardi 7 mars pour les dénoncer.
Désormais, un nouveau slogan est apparu dans la contestation antirégime. Il a été lancé jeudi soir, notamment dans le quartier d’Amir Abad à Téhéran, où les habitant·es ont crié depuis les toits et leurs fenêtres : « Mort à l’État tueur de filles ! »
Les politiciens réformistes, pour la plupart muets depuis le soulèvement de la jeunesse iranienne, ont eux aussi redressé la tête. « Boko Haram est-il arrivé en Iran ? », s’est ainsi indigné, dans un message sur Telegram, l’ancien vice-président Mohammad Ali Abtahi. L’ancienne vice-présidente Masumeh Ebetkar, elle aussi du courant réformiste, a renchéri en exhortant le régime « à mettre fin une fois pour toute aux agissements des misogynes fanatiques ».
Quant au grand ayatollah Javad-Aalvi Boroudjerdi, habituellement assez contestataire de l’actuel régime, il a déploré « les déclarations discordantes » au sein du pouvoir : « Un responsable évoque un empoisonnement intentionnel pendant qu’un autre accuse des défauts dans le système de chauffage. Ces contradictions renforcent la méfiance de la population envers l’État. »
Ces attaques ont été largement rapportées par la presse iranienne, notamment par les quotidiens réformistes Chahr et Ekhtesad, ainsi que par certains sites. C’est d’après leurs informations ainsi que par une lettre des parents au ministère de l’éducation, qui a été rendue publique, que l’on sait qu’elles auraient été provoquées par des objets lancés dans la cour des écoles, d’où s’échapperaient des formules gazeuses toxiques, peut-être un poison à base de phosphure d’hydrogène. Nombre d’élèves intoxiquées évoquent en effet « une forte odeur de poisson pourri ». Les autorités, de leur côté, évoquent des composés chimiques disponibles dans le commerce, excluant tout produit à usage militaire.
Les symptômes décrits par les jeunes filles sont notamment des vomissements, des évanouissements mais aussi des pertes de sensibilité, notamment au niveau des jambes et des bras, des difficultés pour marcher pendant plusieurs jours, une baisse provisoire de la vue et de l’odorat. Une collégienne a mentionné « un voile noir descendant devant [ses] yeux ».
Jusqu’à présent, aucune arrestation n’a été annoncée en rapport avec ces empoisonnements, alors même que le chef de la police, Ahmad-Reza Radan, a fait savoir que « tous les services de l’État tentent de répondre aux craintes de la population ». Mais dans un pays à ce point maillé par les forces de police, les différents etela’at (services de renseignement), les milices du Bassidj et les Pasdaran (Gardiens de la révolution), il est difficile de croire que le régime ignore qui est derrière des opérations d’une telle envergure. À moins que leurs auteurs ne soient une émanation de certains services sécuritaires, comme la milice Ansar Hezbollah (sans rapport avec le Hezbollah libanais), connue pour son extrême brutalité.
« Ces attaques sont très orchestrées, elles ne peuvent pas être l’acte de quelques personnes, souligne la sociologue franco-iranienne Azadeh Kian, directrice du Centre d’enseignement, de documentation et de recherches pour les études féministes de l’université Paris-Diderot et autrice de Femmes et pouvoir en islam (Michalon, 2019). On peut distinguer derrière elles des “groupes de vigilants” qui existent depuis longtemps en Iran et travaillent de façon très proche du régime. Cela rappelle ce qui s’est passé à Ispahan, à l’automne 2014, où des femmes qui ne portaient pas le voile de façon stricte avaient été aspergées d’acide, certaines défigurées. Il n’y avait jamais eu la moindre arrestation. » Peut-être même jamais d’enquête.
Pour la sociologue, « ces groupes ne peuvent pas agir sans avoir le soutien de certains religieux conservateurs ou de certains courants, comme celui du défunt ayatollah Mohammad-Taqi Mesbah Yazdi, qui sont très préoccupés du non-respect des principes islamiques. Ils se disent aussi proches du Guide suprême Ali Khamenei et se réclament de sa caution ».
Agressions sexuelles
Parmi les motivations susceptibles d’expliquer ces empoisonnements peut figurer la remise en cause de la scolarisation des filles après l’âge de 12 ans, comme les talibans l’ont fait en Afghanistan. Il y a une dizaine d’années, des écoles de jeunes Afghanes avaient fait l’objet de pareilles agressions au gaz. Mais les attaques peuvent aussi traduire une volonté de vengeance contre le soulèvement né du décès, en septembre dernier, de la jeune Mahsa Amini, tabassée à mort pour un voile mal ajusté, et le slogan emblématique de la révolte : « Femme, vie, liberté ».
D’ailleurs, à côté des intoxications au gaz, les lycéennes ont aussi fait l’objet d’agressions sexuelles par le biais de vidéos ouvertement pornographiques, agressions qui se sont produites il y a quelques mois dans au moins trois lycées des 4e et 5e arrondissements de Téhéran, dans un autre à Islamchahr, dans la banlieue de la capitale, ainsi qu’à Mahchahr, dans le sud de l’Iran.
Dans chacun de ces établissements, les élèves ont été contraintes de regarder des films X, avec des scènes de bestialité et de viol, apportés par des hommes venus de l’extérieur et vêtus d’uniformes de miliciens. Selon le site Iranwire, qui rapporte ces informations, le but de ces films était de leur montrer à quoi elles seraient confrontées si elles revendiquaient la liberté sexuelle.
Toujours selon Iranwire, certains parents ont voulu porter plainte auprès du département général de l’éducation mais il leur a été répondu que s’ils ne retiraient pas leur plainte, les lycéennes et leurs parents seraient dénoncés aux forces de sécurité.